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Audrey Diwan / 2022

L‘Événement


Par Jeanne Frommer / samedi 5 mars 2022

La grossesse comme prison


En 2021, après plus d’un an d’une pandémie mondiale qui n’a fait que réduire le champ de nos existences – celui de nos espaces de vie d’abord, réduits à nos chambres, nos appartements, nos maisons ; de nos espaces géographiques ensuite, avec l’interdiction d’aller au-delà de 1 km, de 10, de 100, de sortir du territoire ; celui de nos loisirs enfin, à cause de la fermeture pendant des mois des lieux culturels, des lieux de sociabilité et de convivialité –, les deux films qui ont remporté les récompenses cinéphiliques les plus hautes aux festivals de Cannes et de Venise sont des récits de femme prise au piège de leur propre corps. Titane de Julia Ducournau a reçu la Palme d’or au Festival de Cannes, L’Événement d’Audrey Diwan, le Lion d’or à la Mostra de Venise. Deux réalisatrices, deux seconds longs métrages. Deux films attendus. Deux films féministes.

Des récompenses internationales qui malheureusement ne semblent pas avoir trouvé d’écho auprès du public français, notamment pour L’Événement qui n’a enregistré que 130 000 entrées à ce jour. En ce qui concerne la reconnaissance de leurs pairs, Titane est reparti bredouille de la 47e cérémonie des Césars qui a eu lieu le 25 février alors que L’Évènement a (seulement) remporté le César du meilleur espoir féminin, remis à la jeune Anamaria Vartolomei. Un prix mérité pour une performance époustouflante.

L’Événement, adapté du roman autobiographique éponyme d’Annie Ernaux publié en 2000, raconte l’histoire d’Anne, étudiante en lettres prometteuse qui se retrouve enceinte, en France en 1963. Elle décide d’avorter, prête à tout pour disposer de son corps et de son avenir, et s’engage alors seule dans une course contre la montre, bravant la loi.

Au départ, une jeune femme, Anne, maîtresse de son corps, à l’écoute de son désir, de sa sexualité. Une jeune femme secrète dont on sait peu de choses, une femme indépendante, solitaire, mais qui cherche la proximité des autres, la chaleur des corps. Et au cœur du film, le bouleversement que son corps traverse, ce corps qu’elle pensait maîtriser, qui lui appartient et qui soudain la trahit. Ce film raconte comment une grossesse non désirée va transformer ce corps libéré et libérateur en prison.

« Toutes les femmes sont des aliens, des mutantes et des aliens » écrit Olivia Rosenthal au sujet d’Alien, grande saga sur la maternité, dans Toutes les femmes sont des aliens (2016). Et elle ajoute : « alien comme aliéné, comme celui qui est pris par l’autre, comme celui qui est entièrement sous la coupe d’un autre et qui ne peux pas vivre vraiment parce qu’il n’est pas complètement lui-même, alien c’est ça, c’est l’autre, alien ça veut dire qu’il y a en chacun de nous un autre, qu’en chacun de nous sommeille une force qui peut nous manger de l’intérieur –, Alien donc c’est l’histoire de l’un d’entre nous, un homme, mais ici en l’occurrence une femme, une femme qui est rongée de l’intérieur, plus exactement qui risque d’être rongée de l’intérieur si elle laisse le monstre, l’alien donc entrer en elle ».

L’Événement est construit pour exprimer ce sentiment de prise au piège, cette menace qui vient de l’intérieur. Ce sont d’abord les semaines qui s’égrènent, ce temps implacable face auquel nous sommes toutes et tous impuissant·e·s. Ici, les semaines qui passent sont les jours qui la rapprochent d’une échéance qu’elle craint, impensable, qu’elle cherche à fuir et qui pourtant devient de plus en plus inéluctable. A un moment, il sera trop tard. Elle le sait.

Face à ce désespoir et à ce temps qui la prend en otage, les quelques personnes qui semblent pouvoir ou vouloir l’aider, ne font que la trahir. Un médecin qu’elle va voir, à qui elle demande frontalement un avortement, lui prescrit en fait, comme elle l’apprendra plus tard, une injection de vitamines prénatales destinées à renforcer l’embryon. Confiance aveugle de la patiente envers le soignant, pouvoir des médecins sur les femmes, d’autant plus dans les moments de détresse. Son ami Jean qui refuse d’abord de l’aider puis en profite pour lui poser des questions personnelles et indiscrètes : « C’était bien de faire l’amour avec lui ? T’aimais ça ? », avant de tenter de l’embrasser et de coucher avec elle. Enfin son ancien amant, père de l’enfant, qui est plus inquiet de ce que diront ses amis que de la situation dans laquelle se retrouve Anne.

Ce que L’Événement raconte aussi, c’est l’isolement d’Anne face à toutes et tous. La quasi-totalité des plans du film, au format 1 :33, sont des plans rapprochés ou poitrine, voire des gros plans sur le visage de la jeune femme. Anne, prise au piège de ce cadre, qui ne parvient à en sortir, qui est de tous les plans. Elle est d’abord entourée de ses amies Brigitte et Hélène dans les premiers séquences du film – elles s’aident, elles se taquinent, elles sont tendres les unes avec les autres –, entourée ensuite de ses camarades de fac ou de ses parents lorsqu’elle va en week-end chez eux, – ce qui nous donne un aperçu du milieu populaire dont elle cherche à s’extraire.

Mais à partir du moment où elle apprend qu’elle est enceinte, et encore plus lorsqu’elle l’apprend à ses amies, Anne est seule dans le cadre, abandonnée dans sa vie et dans le film, seule face à sa situation, puisqu’elle seule en subira les conséquences si l’enfant naît. Cette solitude de l’héroïne la réduit à sa seule condition de femme enceinte qui cherche à avorter. Elle en perd sa vie, échoue à ses examens, s’effondre en cours face à un professeur qui ne comprend pas ce qui lui arrive. Son existence tout entière, son énergie ne sont plus dédiées qu’à trouver une solution à ce problème insoluble. Et face à cela, ses amies, son ancien amant, choisissent de fermer les yeux : « ça ne nous regarde pas », dit Brigitte. Et Anne décide de ne rien dire à ses parents, déjà si loin d’elle « qui fait des études », « qui a réussi ». Alors ielles sortent de sa vie et donc du cadre.

Et dans ce cadre, le visage d’Anamaria Vortolomei, d’abord séduisant, taquin, devient blasé, puis inquiet, triste, désorienté, désespéré, et enfin déterminé. Ce visage que l’on voit tout le long du film, notamment dans la scène barbare où elle tente d’avorter à l’aide d’une aiguille à tricoter. Après l’avoir vue préparer méthodiquement « l’opération » (eau chaude, serviette, miroir), c’est sur son visage que l’on se concentre, en gros plan. Un visage sur lequel on lit successivement la concentration, la crispation puis la douleur. En revanche, lors de la scène d’avortement qui suit, ce n’est plus son visage que l’on voit mais celui de la faiseuse d’anges (Anna Mouglalis), pendant qu’on entend les soupirs, les gémissements, les cris d’Anne, qu’elle tente de retenir, la clandestinité imposant le silence.

Par ce traitement au plus près de son héroïne, Audrey Diwan nous embarque dans un récit qui frôle parfois le genre horrifique. Sans être dans une optique subjective (on voit toujours l’héroïne à l’écran et non ce qu’elle voit), le film transmet un flot de sensations et d’émotions qu’on ne peut empêcher de partager, au moins en tant que femme, au plus profond de notre chair. On n’assistera pas à l’ultime avortement, celui qui aboutira malgré les complications qui vont suivre. À la place, la réalisatrice nous offre un unique plan, celui de l’actrice qui nous regarde, droit dans les yeux, juste avant ce dernier acte qui est encore plus dangereux que les précédents. Dans le regard d’Anne, on ne lit ni la peur, ni la douleur, on lit seulement une détermination implacable.

Un regard à l’image du film, frontal, direct. Annie Ernaux déjà racontait de manière crue le moment de l’expulsion du fœtus (« Cela a jailli comme une grenade, dans un éclaboussement d’eau qui s’est répandu jusqu’à la porte. J’ai vu un petit baigneur pendre de mon sexe au bout d’un cordon rougeâtre. Je n’avais pas imaginé avoir cela en moi. »). Audrey Diwan choisit le même parti pris : un plan du fœtus qui tombe dans les toilettes où Anne est accroupie. Un bruit d’abord puis la caméra qui suit le regard d’Anne, ce regard horrifié qui réalise ce qui arrive. Un plan inédit au cinéma, qui, comme le film, aborde la question de l’avortement de manière frontale et sans tabous. Les mots d’Annie Ernaux elle-même dans L’Événement soulignent l’importance de ce traitement : « Il se peut qu’un tel récit provoque de l’irritation, ou de la répulsion, soit taxé de mauvais goût. D’avoir vécu une chose, quelle qu’elle soit, donne le droit imprescriptible de l’écrire. Il n’y a pas de vérité inférieure. Et si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, je contribue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde. »


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Polémiquons.

  • Il y a vraiment une grande injustice à condamner l’avortement, comme le font les Eglises, et à ne pas chercher à venir en aide aux "filles-mères" sous prétexte que la conception a eu lieu en dehors des liens du mariage. Si la vie qu’elles portent est vraiment importante aux yeux de ceux qui la défendent, alors qu’ils s’organisent pour que ces vies ne soient pas un fardeau. Cela ne devrait pas être le problème de la mère uniquement. Si on considère que c’est le cas, alors on n’a rien à dire sur la volonté de la mère de contrôler son propre destin.
    C’est loin de résoudre tout le problème du contrôle des naissances, car il y aussi des femmes mariées qui ne souhaitent pas avoir plus d’enfants. Elles savent bien que c’est sur elles que pèse le plus la charge du foyer, et que c’est leur autonomie qui est diminuée par un enfant en plus.

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