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« Réalisateur » de premier plan du cinéma français de l’après-mai 68 et fils du grand acteur populaire Bernard Blier, Bertrand Blier restera pour toujours associé à son « coup de maître », le célébrissime Les Valseuses (1974) qui lança également Gérard Depardieu, Patrick Dewaere et Miou-Miou. Le film, dont on fêta récemment le 50e anniversaire, bénéficie, comme son réalisateur, d’une aura à la fois glorieuse et suspecte maintenant que sa misogynie « décomplexée » ne fait plus rire. Les Valseuses n’est cependant pas le premier film de Blier. Dès 1963, à l’âge de 24 ans, il réalise un documentaire remarqué, Hitler, connais pas ! puis un court-métrage, La Grimace, en 1966. Son premier long métrage en 1967, Si j’étais un espion, est un polar aux allures modernistes avec sa photo noir et blanc et la musique de Serge Gainsbourg, mais assez maladroit et sans véritable suspense ; malgré la présence du père du réalisateur au générique, il fait un four. Frustré par sa carrière au point mort, Blier écrit alors un roman (Les Valseuses), qui fait parler de lui par son côté scabreux. Pour Anna Filipiak, la frustration du jeune réalisateur « peut expliquer le sentiment de colère qui habite le roman » et par extension le film qui en sera tiré [1].
Les Valseuses raconte la cavale de deux jeunes voyous, Jean-Claude (Depardieu) et Pierrot (Dewaere) qui agressent, insultent et volent ceux et celles qui se trouvent sur leur passage. Leur odyssée à la fois violente et comique se déroule dans des endroits délibérément non glamour du sud de la France (supermarchés, cités de HLM, stations balnéaires désertes). Ils sont bientôt accompagnés d’une jeune femme, Marie-Ange (Miou-Miou), « prise » à l’une de leurs victimes, un coiffeur. Marie-Ange « baise » volontiers mais, à leur grande frustration, n’éprouve aucun plaisir, jusqu’à ce qu’un jeune homme vierge qui sort de prison lui fasse découvrir l’orgasme. La fin montre Jean-Claude, Pierrot et Marie-Ange dans une DS volée, celle qu’ils avaient eux-mêmes sabotée, allant donc vers une mort annoncée. La scène qui montrait l’accident fut censurée et le film interdit aux moins de 18 ans. Le langage à la fois ordurier et recherché des dialogues (héritage de Céline, Frédéric Dard et Michel Audiard), les nombreuses scènes de sexe et nudité, l’humour noir nihiliste et la posture libertaire des deux héros, tout cela produit un mélange détonnant. Il faut y ajouter le charisme des acteurs, notamment le jeune Depardieu, extraordinaire, la très belle musique de Stéphane Grappelli et la prise de vues naturaliste signée Bruno Nuytten. Le film « fait scandale » et si la critique de l’époque est globalement hostile, Les Valseuses atteint la quatrième place au box-office français de l’année avec 5,7 millions de spectateurs.
Bertrand Blier est lancé et il va enchaîner près d’une vingtaine de longs métrages jusqu’en 2019, dont neuf avec Depardieu. Ses films les plus marquants cependant demeurent ceux des années 1970 et 1980 : après Les Valseuses, sortent Calmos (1976), Préparez vos mouchoirs (1978), Buffet froid (1979), Beau-père (1981), La Femme de mon pote (1983), Notre histoire (1984), Tenue de soirée (1986) et Trop belle pour toi (1989). Grâce aux Valseuses Blier trouve sa vitesse de croisière et bâtit une œuvre qui présente de fortes cohérences sur le plan thématique et stylistique : histoires d’hommes « en crise », seuls, en duo ou trio, incompréhension et angoisse vis-à-vis des femmes (et hostilité envers le féminisme, alors dans une phase ascendante), ton sarcastique, recours à des situations « décalées », grotesques ou surréelles. En même temps, ces films font preuve d’une maîtrise narrative et technique indéniable, offrent des dialogues percutants et font appel à de grandes stars et à des acteurs talentueux. À Depardieu et Dewaere s’ajoutent Alain Delon, Coluche, Michel Blanc, Thierry Lhermitte, Nathalie Baye, Carole Bouquet et Josiane Balasko et une brochette d’acteurs adorés du public, comme Bernard Blier, Jean Carmet, Michel Serrault et Jean Rochefort. Bertrand Blier, pendant deux décennies, rencontre le succès au box-office tout en étant reconnu comme un artiste qui possède sa propre « vision », d’autant plus qu’il écrit tous ses scénarios. En d’autres termes, c’est un auteur populaire qui sera récompensé maintes fois (Césars, prix à Cannes et Venise, un Oscar). La formule s’essouffle par la suite. Qu’il tente de remplacer les héros masculins par des personnages féminins interprétés notamment par Anouk Grinberg (Merci la vie, 1991 ; Un, deux, trois, soleil, 1993 ; Mon homme, 1996), qu’il explore l’art des comédiens (Les Acteurs, 2000) ou des thèmes particulièrement déprimants (alcoolisme et cancer dans Le Bruit des glaçons, 2010), les films ont de moins en moins de succès. Outre les scénarios de ses propres films et quelques-uns pour d’autres réalisateurs (par exemple Grosse fatigue de Michel Blanc, 1994), Bertrand Blier a écrit des romans et pièces de théâtre.
Si l’on s’intéresse aux questions de genre ou plus généralement à ce que racontent les films, ce sont les débuts de la carrière de Bertrand Blier qui sont les plus intéressants et en particulier le trio Les Valseuses, Calmos et Préparez vos mouchoirs. La « marque » Blier colle à l’air du temps, frappée au sceau de la contestation post-soixante-huitarde. La grossièreté et l’agressivité des héros d’une part et l’abondance du sexe et de la nudité d’autre part produisent un choc assimilé à l’idée d’un cinéma « transgressif », qui relèverait d’un progressisme « anti-bourgeois ». Cette grille de lecture va perdurer ; par exemple, la nécrologie de Blier dans Le Monde du 21 janvier 2025 résume ainsi sa démarche : « Il n’a eu de cesse de braver l’ordre établi et les bonnes mœurs avec un aplomb de voyou [2] ». Les bonnes mœurs, certes, mais l’ordre établi ? Rien n’est moins sûr. Hélène Fiche fait justement remarquer que dans Les Valseuses, contrairement à l’idée d’un cinéma qui s’attaquerait aux valeurs bourgeoises ou aux puissants « les deux amis ne cessent d’affronter des personnes issues des classes populaires qu’ils cherchent constamment à humilier […]. Sous prétexte de s’attaquer à des symboles de la répression (un vigile) ou des conventions (les familles des classes populaires), ils trahissent donc un profond mépris de classe [3]. » Dans Calmos, le film le plus caricatural des trois, les deux héros en goguette, un gynécologue (Jean-Pierre Marielle) et un commerçant (Jean Rochefort), sont deux bourgeois qui fuient les (et leurs) femmes pour recréer un monde régressivement masculin. Au début de Préparez vos mouchoirs Raoul (Depardieu) « offre » sa femme Solange (Carole Laure) à Stéphane (Dewaere) car elle n’éprouve aucun plaisir dans la vie, sexuel ou autre. Les deux héros petit-bourgeois apprécient Mozart et les classiques de la littérature en livre de poche, contrairement à Solange dont la seule activité semble être le tricot.
Du mépris de classe au mépris des femmes il n’y a qu’un pas. Dès la sortie des Valseuses des voix se sont élevées pour dénoncer la misogynie du film. Blier lui-même cite le faitque « la cinéaste Chantal Akerman allait de salle en salle en apostrophant les futurs spectateurs : “N’allez pas voir cette merde, c’est une insulte envers les femmes ” » (opinion qu’il récuse bien entendu). Marie-Ange est en effet méprisée sur le plan social (elle est shampouineuse donc idiote) et de sa sexualité, associée à l’ennui et la saleté. Et pourtant, nombreux sont ceux et celles qui ont défendu le cinéaste contre la charge de misogynie, notamment en utilisant son raisonnement selon lequel ses personnages masculins sont « pires » : « Dans mes films, ce sont les hommes qui ont toujours le sale rôle. Je n’ai filmé que des crétins. Des lâches. » Autre argumentation, plus subtile (ou plus perverse), les films de Blier ne montreraient l’attitude grossière et sexiste des hommes envers les femmes que pour mieux la condamner ; c’est l’une des interprétations de l’universitaire britannique Sue Harris qui par ailleurs y voit un renversement « carnavalesque » des valeurs en faveur des femmes [4]. Les personnages masculins de Blier sont en effet des « crétins » qui harcèlent les femmes en toute occasion ; le problème est que ces femmes harcelées semblent y prendre plaisir. Voir la célèbre scène du train dans Les Valseuses où Pierrot (Dewaere), poussé par Jean-Claude (Depardieu), prend la place du bébé d’une passagère (Brigitte Fossey), pour qu’elle lui donne le sein. Terrifiée tout d’abord, la jeune femme se met à gémir de plaisir et accepte l’argent (volé) qu’ils lui proposent. Donc, les femmes qui disent « non » en réalité veulent dire « oui ».
De même, le motif central des Valseuses et de Préparez vos mouchoirs, à savoir deux hommes désarmés face au « mystère » de la femme qu’ils n’arrivent pas à faire sourire/jouir/s’intéresser à quoi que ce soit, avant qu’un jeune homme vierge ne parvienne à le faire, démontrerait la force des femmes et la faiblesse des hommes. Il suffit de regarder les films pour voir que cette proposition ne tient pas la route. D’une part, ces femmes, constamment ramenées à leur corps, ne trouvent aucune émancipation en retour. Dans Les Valseuses Marie-Ange, après avoir subi les pires insultes de la part de Jean-Claude et Pierrot, devient solidaire de leur dérive. Sa récompense sera d’abord de leur faire la cuisine puis de mourir avec eux. À la fin de Préparez vos mouchoirs, alors que Raoul et Stéphane sont en prison, Solange est enceinte du très jeune Riton (Riton Liebman). Le couple est confortablement installé dans l’hôtel particulier des parents de l’adolescent (la mère est partie avec un amant [Michel Serrault], le père est une épave dans un fauteuil roulant). Solange, qui n’a manifesté que vacuité et ennui tout au long du film, est enfin comblée par la maternité et le confort grand-bourgeois. On a beau chercher, on a du mal à trouver où se situe la transgression de l’ordre établi.
Sous couvert d’exagération comique, Les Valseuses, Calmos et Préparez vos mouchoirs proposent des scénarios misogynes où les femmes sont les victimes du harcèlement violent des hommes (voir entre autres la première scène des Valseuses où une femme anonyme est poursuivie par les deux héros qui lui volent son sac et peut-être la violent [il y a une ellipse, on ne le saura pas]), des objets d’échange entre eux (Marie-Ange, Solange), ou bien un vide, un manque qu’un homme finira par combler. Si la noirceur et la misogynie des Valseuses peuvent être vues comme en partie motivées par la rancœur du cinéaste lors du décollage difficile de sa carrière, elles prennent pleinement leur sens dans le contexte historique comme manifestation du backlash antiféministe d’une époque qui accepte mal l’émancipation croissante des femmes, caricaturée dans Calmos. Le film, conçu comme une provocation en 1975, la première « Année de la Femme », montre les féministes comme une armée en campagne pour violer les hommes. Le fait que Préparez vos mouchoirs ait reçu l’Oscar du meilleur film étranger en 1979 en dit long sur son insertion dans la culture de l’époque.
L’idée de Blier cinéaste misogyne a aussi été contrée par le fait que ses actrices se sont souvent solidarisées avec lui, le soutenant comme un cinéaste avec qui il était agréable de travailler et qui écrivait de beaux rôles de femmes (Sue Harris en cite plusieurs exemples). L’un n’empêche pas l’autre ; on peut avoir des rapports harmonieux sur un plateau et des représentations insupportables à l’écran. On peut aussi comprendre ces arguments comme des positions pragmatiques pour ces actrices dans le contexte de l’époque. La libération de la parole des femmes depuis le mouvement #MeToo semble le confirmer. On apprend que Brigitte Fosseya toujours refusé de voir « sa » scène des Valseuses . Anouk Grinberg, qui se dit « démolie » par le cinéma de Blier , affirme aussi qu’il a « été un des premiers à exciter [Depardieu] pour devenir ce voyou du cinéma. Dans Les Valseuses, ils étaient à deux sur Brigitte Fossey pour lui titiller le bout des seins […]. Ils rigolaient vraiment tous de voir la souffrance de cette femme ». De telles déclarations ne font que confirmer le sentiment de tristesse et de gâchis qui a été le mien à revoir ces films, que tant de talent, du réalisateur, de son équipe et des acteurs, aient été mis au service d’une certaine misanthropie mais surtout d’une misogynie avérée. Pour reprendre le titre d’un article de L’Humanité, Bertrand Blier n’est pas devenu dérangeant, il l’était depuis le début .