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Contrairement à Pierre Niney, ce roman de Dumas n’est pas du tout un de mes favoris, à la fois parce que les histoires de vengeance m’ennuient et me déplaisent, et parce que le personnage de Mercédès est dupe de l’homme qui a trahi son fiancé et qu’elle accepte d’épouser, ignorante presque jusqu’à la fin de cette trahison.
Mais cette adaptation s’efforce de donner à Edmond Dantès une épaisseur humaine qui le rend émouvant, sinon sympathique. Le choix de simplifier considérablement l’intrigue pour privilégier le point de vue d’Edmond permet de tenir le défi d’un film de « seulement » trois heures. Exit le contexte des Cent jours et de la Monarchie de Juillet. La lettre de Napoléon retrouvée dans les affaires d’Edmond sur le navire qui a fait escale non loin de l’île d’Elbe et qui chez Dumas fait accuser le jeune marin de complot bonapartiste, devient l’occasion d’introduire un personnage féminin supplémentaire dans un roman qui en manque singulièrement.
L’adaptation invente une jeune femme, Angèle (Adèle Simphal), porteuse de la lettre, dont le bateau a fait naufrage et qui est recueillie sur le Pharaon au large de l’île d’Elbe, sauvée par Edmond malgré les consignes du capitaine Danglard (on est libre d’y voir une allusion aux sauvetages des migrants en Méditerranée) ; Angèle se révèle être la sœur rebelle du procureur Gérard de Villefort qui n’hésite pas à la faire disparaître pour ne pas être compromis politiquement (dans le roman, c’est le père de Villefort, M. Noirtier, qui est le destinataire de la lettre de Napoléon). Vendue et réduite à l’état de prostituée, elle refait surface pour sauver le bébé de la maîtresse de son frère que celui-ci s’apprêtait à enterrer vivant. Le bébé devenu adolescent sera recueilli par le comte de Monte-Cristo à la mort d’Angèle, sous le nom d’Andréa et servira à la vengeance d’Edmond contre Villefort. On voit que les adaptateurs font une belle concurrence à Dumas pour l’invention de péripéties rocambolesques !
L’attraction principale du film est la performance de Pierre Niney, beaucoup plus jeune que la récente incarnation française d’Edmond Dantès par Gérard Depardieu qui avait déjà 50 ans au moment du tournage de la mini-série télévisée de José Dayan (1998). Né en 1989, Pierre Niney n’a pas encore 35 ans au moment du tournage, et sa silhouette juvénile et son sourire éclatant donnent à la première partie toute la fraîcheur nécessaire à son idylle avec Mercédès, incarnée par Anaïs Demoustier (née en 1987), actrice tout aussi solaire.
C’est aussi au talent de ses deux acteur·ices que l’on doit la crédibilité de la dernière partie de l’histoire, quand ils se retrouvent vingt ans plus tard, avec tout le poids de leur tragédie sur les épaules. Par l’authenticité de sa douleur d’amoureuse tragique et de mère éplorée, Mercédès parvient à percer la carapace du comte de Monte-Cristo, et à le faire renoncer à se venger sur le fils de la trahison du père.
La romance entre Albert de Moncerf (Vassili Schneider), le fils de Mercédès, et Haydée (Anamaria Vartolomei), la jeune Turque que Monte-Cristo a sauvée et prise sous son aile, est un autre changement de l’adaptation. Dans le roman, c’est avec Haydée que Monte-Cristo quitte la France après avoir accompli sa vengeance. Ce couple quelque peu incestueux a disparu de l’adaptation au profit d’une histoire d’amour entre Albert et Haydée, les deux jeunes gens que Monte-Cristo laisse partir ensemble à la fin.
L’autre intrigue concernant les enfants des protagonistes a une fin moins heureuse : l’enfant enterré par Villefort qui devient le protégé de Monte-Cristo sous le nom fictif d’Andréa et l’instrument de sa vengeance, en confondant publiquement son procureur de père, le poignarde et est abattu par les gendarmes. Cette issue tragique, accentuée par la déploration d’Haydée sur le corps de celui qu’elle considérait comme son frère, opère un renversement pour le public : désormais, la vengeance de Monte-Cristo n’est plus perçue comme légitime car pour nous aujourd’hui, les fils n’ont pas à payer pour les crimes de leurs pères.
Haydée elle-même acquiert une autonomie qu’elle n’a pas dans le roman : si elle se prête d’abord aux manœuvres de Monte-Cristo pour piéger Albert de Moncerf, elle finit par répondre aux sentiments d’Albert et désobéit à son mentor pour sauver son amoureux.
Le film se termine sur la lettre d’Edmond à Mercédès qui laisse ouverte la possibilité de leurs retrouvailles, fin plus ouverte que celle du roman, dans la mesure où le personnage d’Haydée ne fait plus obstacle.
La réussite de l’adaptation tient aussi à la performance des trois acteurs qui incarnent les « méchants » : Bastien Bouillon, qu’on a vu en flic modèle dans La Nuit du 12, incarne à contre-emploi Fernand de Moncerf, que l’adaptation a transformé en aristocrate, ce qui donne à sa trahison une dimension de classe intéressante : dans la première partie, on comprend qu’Edmond est le fils du majordome au service de la famille Moncerf, alors que Mercédès est aussi une Moncerf, cousine de Fernand. Mercédès et Edmond se retrouvent d’abord en secret. Même si Fernand est l’ami d’Edmond, quand il apprend, lors d’une virée des trois ami.es en bateau, qu’Edmond, désormais capitaine du Pharaon, va épouser Mercédès, il a du mal à cacher son dépit (ce que les deux amoureux ne voient pas).
Villefort (Laurent Lafitte), le procureur du roi (on est en 1815, à la veille des Cent Jours) d’abord disposé à croire Edmond, est proche socialement de Fernand à qui il explique habilement l’enjeu de son témoignage, quand celui-ci vient pour défendre Edmond. C’est le mélange de dépit amoureux et d’appartenance de classe qui va décider Fernand à changer son témoignage, faisant disparaître son rival de la surface de la terre…
Troisième « méchant » et cheville ouvrière du complot contre Edmond, Danglars, incarné par Patrick Mille, lui aussi à contre-emploi, est devenu dans l’adaptation de 2024, le capitaine du Pharaon qui interdit qu’on sauve des naufragés, figure de salaud absolu, uniquement motivé par l’appât du gain, ce qui causera finalement sa perte.
La principale faiblesse de cette adaptation est l’interminable et grotesque duel à l’épée entre Edmond et Fernand à la fin du film. Totalement anachronique (on croirait que les deux réalisateurs des Trois Mousquetaires n’ont pas réussi à faire leur deuil de leur précédent succès) et invraisemblable – Edmond continue à se battre avec une épée dans le ventre et s’en remettra illico presto –, cette ultime et inutile séquence gâche un peu le plaisir. Le suicide de Fernand dans le roman de Dumas, incapable de survivre à l’humiliation après la dénonciation par Haydée de sa trahison du pacha de Jenina, son père, avait davantage de cohérence, d’autant plus que les personnages ont alors une quarantaine bien entamée… Les adaptateurs ont tous les droits, sauf celui de l’incohérence !
Malgré tout, on ne boudera pas son plaisir, grâce à une distribution (mais oui il existe un mot français pour casting !) – éblouissante qui prouve que la littérature populaire du XIXe siècle a encore de beaux jours devant elle, et que le cinéma français n’est pas condamné à la double peine de la comédie de boulevard et du narcissisme distingué du cinéma d’auteur !