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Thomas Vinterberg / 2020

Drunk


>> Mounir Bondurand Mouawad / mercredi 21 octobre 2020

Quand la performance de l'ivresse fait mâle...


La théorie existe vraiment. À la lecture du pitch de Drunk, on se dit d’abord que l’alibi fictionnel est un peu gros : quatre profs de lycée, également amis proches à l’extérieur du bahut, décident d’expérimenter selon un protocole scientifique la théorie d’un psychiatre norvégien selon laquelle il manquerait 0,5 gramme d’alcool dans le sang « de l’Homme » pour « qu’il » atteigne ses meilleures performances. Les quatre compères, trop heureux de pouvoir se planquer derrière la science pour s’en foutre plein la lampe, commencent donc une expérimentation minutieuse qui les mène à augmenter progressivement leur taux individuel d’alcoolémie tout en observant ses effets sur leurs activités professionnelles, personnelles, leurs relations aux autres et donc immanquablement à eux-mêmes.

Et pourtant, la théorie existe vraiment, développée par un vrai psychiatre norvégien répondant au doux nom de Finn Skårderud. Ce dernier est actuellement chef de service psychiatrique à l’hôpital d’Oslo, fonction qu’il occupe en plus de son activité de pratique privée en cabinet et de médecin conseil psychiatre au près du comité olympique norvégien. À ce titre, nous raconte sa fiche Wikipedia régulièrement mise à jour, il est en lien avec de nombreux athlètes de haut niveau.

C’est là que se trouve le nœud entre la théorie du psychiatre norvégien et le film du réalisateur danois. Drunk nous raconte avant tout une fable sur la masculinité et son rapport à une notion tout aussi essentielle que fondamentale : la performance. Ainsi, parmi les quatre enseignants, on trouve un prof de sports qui nous est principalement montré sous sa casquette d’entraineur d’une équipe de football au niveau poussins – inutile de préciser que l’équipe n’est pas mixte. Le second enseigne la musique et le chant. Cette fois-ci la performance est artistique et les quelques filles de la chorale du lycée nous rappellent que le spectaculaire accepte plus volontiers la présence féminine dans ses rangs. Le personnage principal enseigne l’histoire. Il est interprété par Mads Mikkelsen qui est en charge dans l’imaginaire occidental de représenter à lui seul toute la masculinité scandinave. Les cours qui intéressent le récit sont ceux qui portent sur « les grands hommes » : Churchill, Hemingway, Roosevelt sont montrés en exemple pour soutenir qu’une consommation d’alcool massive n’est pas incompatible avec le courage ou cette autre prérogative masculine dans laquelle on sent bien que le réalisateur aimerait discrètement se glisser : la Création. Cette transcendance métaphysique relie « l’Artiste » - comprenez mâle et si possible, hétérosexuel et d’origine européenne – au Divin, à l’Absolu, au Beau et au Vrai. Les femmes sont écartées de sa forme idéale ; il suffit de faire un tour dans n’importe quel musée des Beaux-Arts à travers le monde pour en avoir confirmation.

La performance est encore présente dans la seule scène de sexe du film. Profitant du sex appeal de son acteur hollywoodien, Vinterberg enferme dans une tente au bord d’un lac perdu au milieu de la forêt scandinave Madds Mikkelsen et le faire-valoir féminin qui lui tient lieu d’épouse dans le récit. Les ébats ont lieu dans un décor où la relation métonymique entre l’espace sauvage des alentours et la rédemption masculine du personnage à travers le coït hétérosexuel transforme le gémissement de l’orgasme masculin en un équivalent du brame du cerf – que je suis peut-être le seul à avoir entendu mais qui me paraissait pourtant appartenir au film.

La performance est donc la notion clé du film. Elle organise la circulation du sens entre d’une part le récit qui offre une ribambelle d’histoires de victoires et d’échecs– victoire sportive, célébration de l’amitié virile, réussite à un examen, séparation et suicide – d’autre part la performance des acteurs, qui se ressent comme un effet miroir du premier. Les quatre personnages essaient de dépasser une « nature humaine » qui serait naturellement déficiente selon l’hypothèse du psychiatre norvégien. Mais à nouveau, l’universalisme de l’humain cache en réalité un discours très clair sur la déficience de la seule masculinité. On pourrait donc transformer la proposition de départ en une nouvelle question : manque-t-il 0,5 gramme d’alcool dans le sang des hommes blancs hétérosexuels de notre siècle naissant afin qu’ils puissent redevenir les héros du passé ?

Cependant, le récit propose une réponse plus subtile qu’on ne pouvait s’y attendre au départ. La subtilité vient peut-être d’une certaine familiarité avec une autre notion centrale de la démonstration, celle sur le système de la dépendance. En effet, les quatre compères qui choisissent de façon potache à s’exposer au risque de l’alcoolisme présentent la variété de réponses possibles face au risque de l’addiction. Si deux d’entre eux semblent plutôt en tirer les bénéfices promis par l’hypothèse du médecin norvégien, les deux autres sont pris dans le filet de l’alcoolisme et en subissent les conséquences à des degrés variables. La star du film voit sa vie épargnée – peut-être sa dimension de vedette aide le personnage de Mikkelsen à éviter le trépas - mais sa dépendance à la boisson précipite la chute de son couple et détruit la cellule familiale hétéronormée que le récit lui avait confié au début du film. La roulette russe de l’alcoolisme réserve une issue fatale à un seul des compagnons : celui n’ayant pas un statut de père. Ce dernier occupe une position inférieure dans l’échelle patriarcale puisque sa paternité n’est vécue que par substitution à travers les écoliers qu’il entraine. Seulement attaché à un chien handicapé, cette relation parentale inter-espèce – qui n’est pas encore considérée culturellement comme un équivalent des relation interhumaines – est utilisée pour souligner sa marginalité, sa solitude et sa position subalterne dans l’échelle des masculinités.

Le film se termine par une séquence forte et bien montée qui clivera sûrement le public. Les un.e.s séduit.e.s par cette fin de fable humaniste et bienveillante ; les autres – dont votre serviteur fait partie – qui seront surtout sensibles à une magnifique image arrêtée sur le saut de l’ange car il n’y a que comme ça que l’on peut voir le risque délirant mais omniprésent que nous offrons aux générations futures en leur transmettant cet opium du capitalisme qu’est l’alcool.


>> générique



Polémiquons.

  • J’apprécie beaucoup cette critique du film "Drunk" : merci beaucoup.
    Après cette lecture, j’ai très envie de retourner voir ce film tant il y a de subtilités, de détails et de sentiments contrastés.
    Michelle Guez

  • Merci à Mounir Bondurand Mouawad pour cet article,
    je n’ai pas encore vu le film, mais
    cela donne très envie de re-parcourir le cinéma à travers les films qui incluent "cet opium du capitalisme qu’est l’alcool" comme vous le dites en conclusion. Notamment les western où l’alcool est l’arme de destruction massive des indiens et autres peuples premiers. (aborigènes, peuples d’Amérique Latine etc...). jackie

  • Certes, c’est un film d’hommes (blancs etc) où les femmes ont principalement un rôle de mère devant gérer l’insondable inconséquence des mâles. En ce sens, je ne suis pas tout à fait sûr qu’il glorifie la masculinité, quelle qu’elle soit.

    Mais je voudrais m’arrêter sur le fond du sujet : manque-t-il 0.5g d’alcool par litre de sang chez l’humain ?

    Je ne connais pas la réponse, mais celle de l’auteur est clairement oui.
    Cela permet de retrouver joie et bonne humeur, compétence et conscience professionnelle, voire de reconquérir sa femme.
    Les problèmes n’apparaissent que lorsque les cobayes sortent du protocole.
    Je n’ai d’ailleurs pas encore compris pourquoi ils en sont sortis, si ce n’est pour permettre au scénariste de montrer que l’alcool, c’est mal. Sans cela, j’imagine qu’il ne trouvait pas de producteurs ;-)

    J’ai donc commencé à me renseigner à propos des éthylomètres sur Amazon...

    Denis.

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