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Les hasards de la programmation du câble m’ont permis de découvrir, à quelques semaines d’intervalle, deux films de qualité exceptionnelle produits à soixante ans de distance, l’un en Angleterre, l’autre en Russie, qui tous deux traitent d’homosexuels mariés et des souffrances de leurs épouses. Qui plus est tous deux s’engagent directement avec la réalité humaine de leur époque. Le film anglais, Victim (Basil Dearden, 1961) est une critique explicite de la criminalisation de l’homosexualité en Angleterre avec pour justification qu’elle ouvre la porte à l’activité très lucrative d’un certain type de maîtres chanteurs crapuleux. Le film russe La Femme de Tchaikovski (Kirill Serebrennikov) est sorti en 2022. Aujourd’hui que l’homosexualité du grand compositeur est connue de tous, ce titre résume tout le drame de ce très beau film, mais il faut se rappeler que jusqu’à ce qu’une chercheuse soviétique révèle que le suicide de Tchaïkovski (s’exposant délibérément au choléra [1] ) avait été ordonné par un tribunal militaire secret (on lui reprochait sa liaison avec un officier supérieur), l’homosexualité d’un compositeur érigé en modèle de la musique social-réaliste par la culture officielle était complètement tabou en URSS. On peut même se demander si la discrétion du film à cet égard qui certes ne cesse d’évoquer plus ou moins directement l’obstacle qui se dresse entre le couple mais sans jamais nommer "la chose" n’est pas un vestige de ce tabou soviétique [2].
Mais d’abord Victim. Le film commence comme un polar : Barret (Peter McEnery) un homme, jeune et très beau, fuit la police, accusé à juste titre d’avoir volé des sommes importantes à son employeur. Pendant sa cavale il cherche à plusieurs reprises à joindre par téléphone un certain Melville Farr (Dirk Bogarde), avocat en vue.
Chargé du cas de Barrett qui est rapidement arrêté, le detective inspector Harris (John Barrie) demande à un subordonné s’il sait que ce jeune homme est homosexuel. Et lorsqu’une perquisition chez celui-ci ainsi que l’examen de son compte en banque le révèlent totalement désargenté, Harris en conclut qu’il est la victime de maîtres-chanteurs et que l’argent volé a fini dans leurs poches. Et c’est là le nœud du film. C’est Harris, manifestement opposé à la criminalisation de la « sodomie » cite quelqu’un qui aurait dit un jour « que cette loi est un véritable passe-droit pour le chantage (charter for blackmail) ». Ce que ces maîtres-chanteurs – des voyous de bas étage, qui bientôt feront leur apparition dans le film – détiennent pour faire chanter Barrett est une photo le montrant en fâcheuse posture dans une voiture avec l’avocat Farr. L’on devine que Barrett cherche à joindre celui-ci à la fois pour le mettre en garde et pour qu’il l’aide s’il le peut, en tant qu’avocat influent. A plusieurs reprises, Farr refuse de lui parler, mais finalement, sa mauvaise conscience le turlupinant, il se présente à Harris, ayant appris que Barrett est sous les verrous. Mais quand Farr exprime le désir de lui parler, il apprend que Barrett vient de se pendre dans sa cellule. Profondément choqué, il se résout à aider la police quoiqu’il lui en coûte.
Celle-ci tend un piège aux maîtres chanteurs et finit par les arrêter. Farr sait que le procès l’obligera à sortir du placard. Dans une confrontation avec des hommes de son milieu victimes des mêmes malfaiteurs, il est le seul qui va refuser de payer.
Mais en attendant, intervient la scène clé du film, laquelle fut imposée et en partie écrite par Bogarde, gay lui-même et mécontent de la frilosité du scénario. Il s’agit d’une longue confrontation entre Farr et son épouse Laura (Sylvia Sidney). Celle-ci est dans le secret de l’homosexualité de son mari depuis leur mariage mais il semble qu’ils n’en ont jamais vraiment discuté. Farr essaie maintenant d’approfondir la dualité de ses sentiments « bisexuels » en distinguant entre le « désir » qu’il éprouve pour Barret – qu’il accueillit à plusieurs reprises dans sa voiture, d’abord comme auto-stoppeur, puis pour des ébats – et l’amour qu’il éprouve pour Laura. D’ailleurs, leur couple va survivre à cette crise, semble-t-il, comme il a survécu à la révélation initiale.
La criminalisation de l’homosexualité sera abandonnée en Angleterre en1968 et l ’on considère que Victim a joué un rôle inaugural dans l’éveil des consciences qui y mènera.
Si cet enjeu figure dans Victim uniquement grâce au pouvoir de sa vedette, c’est tout le film de Serebrennikov qui lui est consacré, tiré qu’il est de la vraie vie de Tchaïkovski. En effet, si cette belle et brillante jeune femme, Antonina Milyukova, (Alyon Mikhailova) courtisée par de nombreux hommes, tombe irrémédiablement amoureuse du compositeur la première fois qu’elle le voit, lui-même est incapable de répondre à ses avances. Elle insiste longuement et de manière éhontée pour l’époque. Finalement, estimant que cette union sera bénéfique pour son image publique, le grand homme (Odin Lund Borin) acceptera ce mariage.
Cependant, revenons au début énigmatique du film qui donne le ton du drame qui va suivre. Antonina arrive en fiacre devant une maison où une foule est rassemblée en raison, semble-il, de la mort de Tchaïkovski. Un homme l’accompagne, fend la foule aux cris de "Laissez passer la veuve". Ils arrivent dans une salle où des hommes entourent une sorte de catafalque sur lequel repose ce qui semble être le cadavre du grand homme. On accomplit un rite funéraire religieux. La veuve s’arrête sur le pas de la porte. Mais le « cadavre » remue, s’assoit, se met debout. « Que fait-elle ici ? », demande-t-il à la cantonade ? Et se précipitant vers Antonina, d’un pas de plus en plus assuré, il lui hurle plusieurs fois « Je te hais ! ». Antonina s’en va.
Les mentions du générique, fort discrètes, s’inscrivent de loin en loin par-dessus les images de cette scène et puis le titre du film...
On retourne ensuite en 1872, une fête chez la tante d’Antonina. Tchaïkovski joue du piano accompagné d’une clarinette, les gens dansent, et à la tante d’Antonina qui ne s’exprime qu’en français (francophilie de l’aristocratie russe de l’époque) la jeune fille demande de la présenter à Tchaikovski : elle veut entrer au conservatoire où ce dernier donne des cours. Mais le grand homme répond par le mépris : « Pourquoi faire ? mariez-vous plutôt ! »
Pourtant à la séquence suivante, on la voit écouter, avec d’autres jeunes femmes, un cours donné par le compositeur.
Ensuite elle trouve son adresse, lui écrit ; il lui répond, lui rend visite dans son logement minuscule. N’est-il pas trop vieux pour l’épouser ? « C’est vous ou personne », lui répond-t-elle. Il lui parle de ses ennuis d’argent, elle lui parle de sa belle dot... Mais effrayé par sa passion – elle évoque le suicide s’il la refuse – il s’enfuit.
Elle lui réécrit, il lui rend encore visite, il a réfléchi. Il n’a jamais aimé aucune femme, lui dit-il dans un demi-aveu, mais si elle peut se contenter de vivre à ses côtés comme frère et sœur... et le mariage a lieu. Au banquet de noces, Piotr Ilytch boit et doit être porté ivre mort par ses camarades...
Les allusions à l’homosexualité de Tchaïkovski sont rares et discrètes dans ce film. La première intervient à bord du train pour Saint Pétersbourg où le couple se rend pour rencontrer le père du marié. Ils tombent par hasard sur le prince Mechtcherski et son viril « ami », sous-lieutenant de la garde impériale, manifestement camarades de « jeux » de Tchaïkovski. Il leur présente sa femme. Ils tombent des nues : « C’est une sorcière ! »... « Quel est votre secret ? » « Mon secret, c’est l’amour. » répond Antonina. Les deux hommes s’esclaffent...
Le clou du film est incontestablement cette scène où la femme tente d’entraîner son mari dans le coït hétéro "normal". Couchée à plat ventre sur ce mari si passif, sa tentative dure longtemps jusqu’à ce qu’il la repousse brutalement.
S’ensuit l’inévitable séparation. Antonina prend un amant, donne naissance à deux enfants. Le compositeur meurt loin de la caméra (en 1883)... Sa veuve, nous expliquent des cartons finaux, va traîner sa misérable existence jusqu’à l’année même de la Révolution d’Octobre, 1917, où elle meurt dans un asile d’aliénés.
Il est rarissime qu’un film récent m’impressionne par sa beauté. Le style tape-à -l’œil des blockbusters hollywoodiens qui enthousiasment tant de critiques de nos jours me laissent de glace. Mais celui-ci, qui évoque quelques-uns des plus beaux films de l’époque soviétique – La Dame au petit chien (Iosif Kheifits 1960), La Couleur de la grenade (Serguei Paradjanov, 1969). La couleur subtilement désaturée, la composition de chaque cadre qui évoque des peintres de cultures et époques différentes (Vermeer, Vilhelm Hammershøi, Edward Hopper...), les arrière-plans et avant-plans systématiquement flous contrastant avec la netteté des protagonistes et surtout la juxtaposition de ces cadres si soigneusement composés à travers les changements de plan. C’est sans doute ce que cet autre commentateur (issu de Télécable Satellite) entend signifier quand il loue « l’évocation de l’époque ». Et il n’a pas tort, car cette esthétique évoque implicitement, des cultures autres, un autre siècle.
Enfin soulignons ceci : aujourd’hui que la misogynie de tant de gays est occultée au nom de la lutte contre l’homophobie – misogynie totalement absente de La Femme de Tchaïkovski –, ce très beau film pourra peut-être servir de piqûre de rappel.
Polémiquons.
1. Femmes amoureuses de maris gays , 21 octobre 2023, 16:23, par Lora Clerc
Très intéressante comparaison entre deux films distants dans le temps ! J’aime beaucoup la remarque finale, et ce que vous dites de la beauté du film de Serebrennikov. Une petite précision sur le film de Ken Russel : je penche pour la fiction. Les théories sur la mort du compositeur sont nombreuses, rien n’est tranché.