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Michael Haneke / 2012

Amour


Azélie Fayolle / mercredi 4 septembre 2024

L'esthétisation d'un féminicide

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« Tu es un monstre parfois. Mais tu es gentil. »

La réplique d’Anne dans le film de Michael Haneke Amour (2012) pourrait se trouver dans n’importe quel drame romantique doté d’un pervers narcissique : elle annonce des contradictions passionnément romanesques, que l’on pourrait croire soulignées par le titre. La critique a globalement été unanime pour saluer le film, récompensé (entre autres) par un César, une Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger, actuellement inclus dans une rétrospective en ligne sur le site d’Arte, comme un grand film d’amour. C’est pour le moins étonnant.

Amour est un film sur la vieillesse, sur la dégradation physique et mentale, la dépendance et l’aidance dans un couple âgé, composé d’Anne (Emmanuelle Riva) et Georges (Jean-Louis Trintignant). Anne subit une suite d’attaques (des AVC) qui suscitent l’incompréhension de son mari et provoquent sa paralysie progressive. Le couple, présenté dans son quotidien pudique, semble lié par des attentions réciproques, mais se replie progressivement, jusqu’à ce que Georges semble accomplir un geste d’amour (selon l’opinion la plus couramment répandue par la critique et le public), en étouffant Anne, grabataire et souffrante, avec un oreiller – il y a une perversité certaine à faire jouer ce rôle à un homme ayant perdu un bébé, probablement mort d’étouffement (Pauline en 1970) et une fille de féminicide (Marie en 2003). La recherche google la plus rapide fait ainsi ressortir « un drame réaliste et délicat », « un film sans violence », criant de justesse et de « vérité », « très beau car très vrai », etc., jusqu’à souligner le courage de « ceux qui restent » en cas de maladie… de l’autre. Ce drame du grand âge et de la maladie se révèlerait comme un grand film d’amour et de dévouement, s’achevant tragiquement sur une euthanasie doublée d’un (probable) suicide. Ce n’est pourtant pas ce qui se passe à l’écran, ni dans la vraie vie où un féminicide sur cinq concerne une femme âgée de 70 ans ou plus , sans grand scandale, ni sans que la maladie, le grand âge ni la dépendance expliquent ces chiffres – sinon, ce sont les femmes qui se feraient tueuses, puisqu’elles sont les grandes aidantes de cette société (la chose arrive cependant, principalement du fait de mères, et elle est souvent reçue avec une bienveillance scandaleuse, par exemple le téléfilm Tu ne tueras point de Samuel Le Bihan ). Il est d’autant plus curieux que cette interprétation littérale du film prévale, quand Haneke est connu pour la complexité de ses intrigues, la violence de ses films et un certain cynisme esthétique. Alors, euthanasie ou féminicide ? La question est de savoir de quoi, ou de qui Amour se fait le film.

Une mort très douce ?

Le générique d’Amour s’ouvre avec l’ouverture de la porte de l’appartement par les pompiers, alertés par les voisins et la puanteur se dégageant du lieu (que le spectateur a le bonheur de seulement deviner). Cette ouverture prépare la découverte sur son lit du cadavre d’Anne, préparé et couvert de fleurs : le film s’annonce comme un thriller paradoxal, dont la victime et sa mort sont connues. La suite du film opère un retour en arrière par une autre ouverture, cette fois de rideau, sur un concert et le couple, certes âgé, mais vivant, heureux, malgré une tentative de cambriolage. Différentes attaques (médicales ou humaines) scandent le film dont la fin est présentée, dans une discussion de Georges avec leur fille Jeanne, comme inéluctable : « Ça va aller de mal en pis, ça durera, et puis un jour ça sera fini ». Amour montre des choses habituellement tues (pour qui n’est pas vieux ou aidant·e) : l’incontinence et les couches, les chutes, les bavoirs et la déglutition difficile, les bas de contention et la kinésithérapie. Le corps d’Anne se dégrade jusqu’à ne plus pouvoir marcher, se doucher, se nourrir ou parler… toutes choses ressenties comme autant d’indignités par le personnage et son mari. Ce n’est pourtant pas dans ce que notre corps peut ou ne peut pas faire que se niche notre dignité. Le validisme des personnages fait de la dégradation une souffrance morale (et non seulement physique), en ce qu’elle atteint les personnages dans leur essence. Cette humiliation est partagée, ainsi que l’explique Georges à leur fille Jeanne : « Elle est de plus en plus comme un enfant sans défense. C’est triste et humiliant pour elle comme pour moi. Et elle ne veut pas qu’on la voit dans cet état. »

La dépendance fait d’Anne, pour son mari, une enfant, et une enfant vulnérable : l’humiliation est dans le déplacement, quand la fragilité ouvre la possibilité narratologique d’attaques, déjà préparée par la tentative de cambriolage ou les craintes d’Anne. La véritable attaque vient de là où on ne l’attend pas, c’est-à-dire de l’intérieur et du plus proche : les craintes énoncées par les personnages les surprennent en faisant d’eux leurs propres ennemis.

Huis clos et sueurs froides

La dégradation physique et mentale d’Anne accompagne un isolement de plus en plus radical du couple, qui ne sort plus et repousse les visites, même de leur fille. Anne rechigne à voir son gendre et refuse d’expliquer son état à son ancien élève qui l’interroge ; cette pudeur (que l’on peut considérer comme un validisme intériorisé) contraint ses liens au monde, mais c’est son mari qui les enferme en n’ouvrant plus la porte à sa fille (avant de se rétracter en s’excusant). Les réticences d’Anne, pour la plupart situées dans la première moitié du film, sont systématisées par son époux, c’est-à-dire intensifiées et élargies à l’ensemble de leurs proches (du gendre, on passe à la fille). Cet isolement correspond-il à la volonté d’Anne, ou s’agit-il d’une coercition ? Il revient en tout cas à esquiver entièrement le système hospitalier, remplacé (dit Georges à sa fille, mais peut-on le croire ?) par une consultation à domicile de leur médecin de famille (qu’on ne voit jamais).

Amour met ainsi en concurrence le pouvoir marital et un pouvoir médical, décapité de ses sachants et réduit à ses seules exécutantes, dont l’une est brutalement congédiée par Georges. Ce huis-clos « intimiste » – qui rappelle à quel point le privé est politique, et le mariage une sphère d’exception –, s’apparente à un film de réclusion, mais aussi à un thriller domestique qui ne dit pas son nom : les maladresses ou approximations de Georges laissent place à des violences verbales, puis physiques, dont il ne cesse (sur un même ton qui escamote la violence qu’auraient explicitée des cris) de s’excuser. Une chute d’Anne, en recherche illusoire d’autonomie, la ramène au lit et à sa dépendance, non sans insistance de son mari – jusqu’à ce qu’elle s’excuse, comme si elle était coupable (de quoi ?), alors que lui n’est victime de rien. C’est sur un autre moment de désobéissance (une résistance ?) qu’il lui donne une claque : elle refuse de boire, il la contraint, elle recrache, il la frappe. La caméra ne le montre pas, lui : seulement sa main qui frappe son visage (mais le visage désemparé est filmé). On voit sa réaction à elle (contractée, douloureuse), puis à nouveau le visage de Georges, qui semble surpris puis contrit : ce sont ses émotions qui occupent le premier plan cinématographique et symbolique. La violence de la scène tient aussi à ce qui est montré : un refus que les paroles de Georges interprètent en le rattachant à son propre désarroi, et ses conséquences, comme si ce refus était la cause d’une violence dont l’origine véritable, Georges, est effacée, avant que son visage semble lui aussi affecté (plus que coupable, comme s’il était victime de sa propre violence). L’empathie du public ne va pas vers la malade, déshumanisée par un regard qui s’attarde sur la dégradation et qui l’invisibilise, mais vers Georges.

À l’enfermement physique de la dégradation s’ajoutent, comme inéluctablement, cet enfermement du couple, ou plutôt l’isolement d’Anne et les violences de Georges. Ces violences ne sont pas l’expression, pourtant prétendue, d’une détresse qu’il ne s’agit pas de nier, mais qui n’est pas présentée comme une cause par les images, seulement par les paroles de Georges. Ce décalage entre l’image et les paroles rappelle la complexité et la dimension non fiable des films de Haneke, étrangement oubliées pour Amour, interprété assez littéralement par la critique, dont on reconnaît l’himpathy (Kate Manne), soit l’empathie exagérément tournée vers l’homme et ses émotions, asymétrie d’autant plus choquante (mais courante) dans le cas de violences sexistes et sexuelles.

Ce n’est pas même un féminicide escamoté en euthanasie : c’est justement quand elle s’apaise que Georges saisit un oreiller pour étouffer Anne – qui se débat, et dont l’agonie est à la fois montrée (par ses mouvements, puis son immobilité) et cachée (par l’oreiller, qui masque son visage). Rien n’exprime un quelconque désir de mort d’Anne à ce moment-là (et est-ce que le refus précédent, ponctuel, de boire, résolu par la menace et la violence, peut être ramené à un désir de mort ?), et ses gémissements ne sont pas des râles d’agonie. Faut-il considérer les gémissements d’Anne comme l’expression d’une souffrance ? Il est, en tant que spectateur·ice, impossible de trancher : c’est une question médicale, à croiser avec l’avertissement d’une infirmière : les paroles d’Anne n’ont pas forcément de sens, mais peuvent relever d’automatismes. On notera en revanche que ces gémissements syllabiques sont compris ici et là comme des « râles d’agonie » – d’agonie, il n’y a qu’avec la strangulation meurtrière d’Anne. Par ailleurs, Anne ne saurait en aucune façon exprimer un quelconque consentement. Elle n’est pas alors sédatée autrement que par l’histoire racontée par Georges – même sans euthanasie, la sédation, en cocktail d’antalgiques et d’anxiolytiques, est une pratique courante pour adoucir les agonies ; l’étouffement est une véritable violence physique (et non une simple mise à mort), longue, qui entre en écho cruel avec une crainte d’Anne exprimée au début du film, en réaction à la menace de cambriolage : "Imagine, on est là dans notre lit, et quelqu’un est là et fait irruption… je crois que j’en mourrais de terreur." C’est pourtant précisément ce qui arrive à Anne, alors qu’elle a pu s’endormir, sous l’effet de la voix de son mari si aimant : l’irruption de quelqu’un, la terreur et la mort.

« Tout ce que je filme est obscène »

Le vieil homme et la morte

« T’ai-je dit que je te trouvais très jolie ce soir ? », demande au début du film Georges à son épouse, qui en est surprise. La question souligne, par contraste, la décrépitude à venir. Elle met surtout au premier plan Georges, vers lequel va chaque fois davantage l’empathie du public. Ce n’est pas qu’Anne devient inaccessible ; c’est que la vue subjective lui est refusée, hormis un plan noir pour la première attaque, quand celle de Georges prend toute la place. Les réticences d’Anne à être vue sont placées d’emblée, par le compliment initial de son mari, sous le sceau d’un male gaze peu sexualisant, mais particulièrement contraignant et intériorisé. L’humiliation (ressentie et discutable) d’Anne devient l’affaire de Georges, qui se transforme en rempart entre Anne et le monde (incluant leur fille), et qui pourtant regarde fixement sa femme douchée par l’infirmière. Le film nous confronte ainsi à des images montrées comme obscènes (dans une optique validiste, jeuniste et saniste) : celles de la vieillesse, d’ailleurs refusées par Anne qui refuse de se voir dans le miroir. C’est (et la chose n’a rien d’étonnant s’agissant de Haneke) un film sur la violence des images, et la violence se situe cette fois dans le quotidien du grand âge. Cependant, ce ne sont pas les couches d’Anne qui sont filmées, mais son visage humilié par les explications de l’infirmière. L’obscénité est là : dans les réactions du personnage, bien plus que dans la perte de son autonomie. L’isolement du couple est avant tout un retrait du monde, non pour ne pas voir (des gens), mais pour ne pas être vu : Georges enferme sa femme pour maîtriser son image, sans pour autant lui épargner son propre regard, ni la peine que sa décrépitude lui fait, à lui.

Amour se déroule ainsi dans un appartement bourgeois transformé en un théâtre faussement intimiste, dont l’antichambre et les jeux de portes rappellent le plateau des tragédies d’Ancien Régime. La mort annoncée laisse, comme chez Racine, la seule question de la manière – et on s’étonne qu’un crime aussi explicite n’horrifie personne. Ce n’est pas un film d’amour, ni sur un couple : c’est un film sur la violence mal contenue de Georges voyant sa femme lui échapper. Qu’elle n’en soit aucunement responsable change juste la tonalité du drame de celui qui, comme un personnage hitchcockien, enferme dans une image passée celle qui était déjà au début du film, symboliquement, sous verre, filmée derrière la paroi de l’autobus. Ce sont encore des images que Georges crée, en parant Anne morte telle qu’elle est découverte et montrée pendant le générique d’ouverture, et par le fantasme final d’une sortie de l’appartement, comme si rien ne s’était passé. Amour est dépourvu de toute indication temporelle ou de durée : le présent de la vieillesse se ressent par une seule image, étirée autant que détériorée par le passage du temps. Amour est l’image d’une femme vue par un homme marqué par la perte de sa jeunesse.

Est-il bon ? Est-il méchant ? Nature morte

« Prenez pas ça trop au sérieux… en général, ils disent toujours quelque chose. Elle pourrait aussi bien dire Maman Maman, c’est un automatisme », prévient une des infirmières. La décrépitude d’Anne la transforme en image insignifiante, parce qu’elle ne peut s’exprimer. Faut-il juger Georges ? Son dévouement est une prise de possession ; il est aussi réel que criminel.

La réception du film à sa sortie en 2012 interroge : pourquoi la violence de son personnage, pourtant signalée par des procédés cinématographiques (de décalage, d’antiphrase) habituels chez Haneke a-t-elle été, non seulement escamotée, mais valorisée ? C’est peut-être le personnage de Jeanne, la fille du couple (jouée par Isabelle Huppert), distante et maladroite, qui questionne ce que l’amour (pas toujours romantique) peut, quand rien ne va plus. Jeanne devine quelque chose de la tragédie et confronte son père, en vain : la véritable impuissance du film naît de l’incompréhension des images, comment mal nommer ajoute au malheur du monde.

Cette fascination pourtant n’est pas questionnée : elle est ramenée à une impuissance collective. Anne fait promettre à Georges, suite à sa première attaque, qu’elle ne retournera pas à l’hôpital. Cette demande n’est jamais justifiée par de mauvais traitements (possibles), quand le congé de l’infirmière donne une explication : c’est l’impossibilité de se confronter à la situation qui conduit à cette esquive – c’est-à-dire que la perte de l’autonomie est considérée comme une indignité humiliante. Cette promesse n’est d’ailleurs jamais répétée ni remise en question, alors que son intangibilité court le risque de ne plus correspondre à l’évolution du personnage – qui a le droit de changer d’avis. Autrement dit, c’est le validisme sidérant des personnages comme du public qui enferment les personnages dans une mécanique violente et dans une définition d’eux-mêmes comme ils ne sont plus. Ce point de départ n’exonère en aucun cas la violence de Georges ; elle en explique seulement l’esthétisation mortifère, portée à la fois par le réalisateur et par un public qui préfèrent la mort des femmes à l’image de leur décrépitude.

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générique


Polémiquons.

  • Je n’ai pas vu ce film et ne le verrai pas tant le regard décrit ici est extérieur au seul personnage qui compte dans cette tragique situation, cela est rédhibitoire. Or seule cette personne importe, les autres acteurs -dont je fus- sont périphériques et non essentiels.
    La dégradation du « condamné » peut être un vécu d’une telle souffrance physique et morale qu’il est absurde, extrêmement choquant, de le qualifier de « validisme intériorisé ». L’auteur de ces lignes est hors champ, autrement dit, il est en méconnaissance totale du vécu et de ce qu’exprime la personne de la perte de sa dignité personnelle .
    Et ce n’est pas au nom d’un supposé validisme que l’on est amené à bouger le curseur qui délivre et qui signe la perte définitive de la relation à l’aimé.

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