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Peter Farrelly / 2019

Green Book [1]


>> Alissa Wilkinson / lundi 18 février 2019

Une comédie « feel good » sur une histoire de ségrégation honteuse


Présentation par Geneviève Sellier

Green Book (Sur les routes du Sud), le film de Peter Farrelly (un spécialiste de comédies grand-public), qui vient de sortir sur les écrans français, a provoqué aux Etats-Unis une forte polémique : en effet il aborde dans un registre comique un pan d’histoire mal connu des Américains blancs et douloureux pour les Africains-Américains : l’existence d’un guide routier, le Green Book (du nom de son concepteur), publié entre les années 30 et la fin des années 60, destiné aux Africains-Américains pour leur indiquer, dans le contexte de la ségrégation officielle ou officieuse qui régnait sur le pays, les restaurants et les hôtels qui acceptaient des Noirs. Mais le film est fait à partir des souvenirs du chauffeur/garde du corps italo-américain qui accompagna en 1962 un musicien afro-américain dans une tournée dans le Sud, et se réduit à une histoire individuelle où deux hommes (un Blanc et un Noir) apprennent à se connaître au-delà de leurs différences ethnico-culturelles, ce qui laisse complètement hors champ la nature structurelle du racisme états-unien.

Green Book construit une comédie «  feel good  » sur une histoire de ségrégation honteuse.

Le titre du film renvoie à un guide publié pour les voyageurs noirs dans l’Amérique ségrégationniste. Mais ce récit est typiquement hollywoodien.

Par Alissa Wilkinson [1], Vox, 6 janvier 2019


Green Book a reçu trois Golden Globes – meilleure comédie, meilleur scénario et meilleur second rôle (Mahershala Ali) – et ce n’est pas une surprise. Un film historique qui est aussi un road movie et un buddy movie (film de copains) dramatique ? Basé sur une histoire vraie ? Avec deux performances remarquables et un message réconfortant sur le dépassement des préjugés ? Qui se termine par une fête de Noël ? C’est signé l’Amérique (ou tout au moins l’Association de la presse étrangère à Hollywood).

Le film, dirigé par un vétéran de la comédie, Peter Farelly, a pour tête d’affiche Viggo Mortensen et Ali Mahershala. Il est « inspiré » de l’histoire vraie de l’amitié entre Tony Vallelonga, un chauffeur/garde du corps italo-américain et Don Shirley, un pianiste noir qui fait une tournée dans le Sud en 1962. Vallelonga a été engagé pour conduire et protéger le pianiste pendant sa tournée. C’est souvent drôle, avec des moments poignants qui réchauffent le cœur.

Mais curieusement, le Green Book du titre (ce guide routier destiné aux voyageurs noirs) ne joue quasiment aucun rôle dans le film. Le personnage de Mortensen, Tony, s’en sert pendant le voyage et le feuillette souvent. Au début du film, il explique brièvement la nature du guide à sa femme Delores (Linda Cardellini) : il donne des informations aux voyageurs noirs sur les endroits « sûrs » où dormir et manger. Il doit s’en servir pour faire son travail, pour permettre à Shirley d’aller de concert en concert pendant leur tournée musicale de 8 semaines.

Mais après ça, le guide n’est plus mentionné, même quand les deux hommes font face à toute la gamme du racisme pendant le voyage – des remarques informelles et de la discrimination « distinguée » jusqu’à l’hostilité violente de la part de civils, de clients de bar et de policiers. Bien sûr, nous ne voyons le guide que lorsque Tony le feuillette tranquillement pour trouver des motels dans lesquels Shirley puisse descendre sans danger.

Quand Farrelly monta sur scène pour recevoir le Golden Globe pour la meilleure comédie, il saisit l’occasion pour rappeler les thèmes du film (et demanda que l’orchestre ne joue pas pendant ce temps) :

« Green Book est l’histoire d’un voyage … (à l’orchestre : s’il vous plaît, arrêtez de jouer) Okay. C’est l’histoire d’un voyage que Don Shirley a fait pendant la période antérieure à la lutte pour les droits civiques des années 60. Don Shirley était un grand homme et un génie sous-estimé qui ne pouvait pas jouer la musique qu’il désirait, simplement à cause de la couleur de sa peau. Pourtant il parvint à créer sa propre musique qui continue à résonner aujourd’hui. (…) Cette histoire, quand je l’ai entendue, m’a donné de l’espoir, et je voudrais partager cet espoir avec vous. Parce que nous vivons toujours dans une période de divisions, et que ce film est fait pour tout le monde. S’ils peuvent trouver un terrain d’entente, nous le pouvons tous. Tout ce que nous avons à faire, c’est de se parler et de ne pas juger les gens sur leurs différences, mais plutôt chercher ce que nous avons en commun. Et nous avons beaucoup de choses en commun. Nous voulons tous la même chose : Nous voulons l’amour et le bonheur et être traités de manière égale. Et ce n’est pas une mauvaise chose. »

Le discours de Farrelly correspond à la façon dont le film traite du racisme, qui est commune à tous les films hollywoodiens, qui suggère que des relations entre individus peuvent guérir des siècles de racisme. Et en effet, le traitement du racisme dans Green Book est au mieux inégal. Dans les scènes du début, par exemple, Tony jette deux verres que des ouvriers noirs ont utilisés dans sa cuisine, suggérant qu’il trace une ligne rouge pour éviter tout contact avec des Noirs. Mais un film de ce genre exige d’avoir un héros « aimable », et donc on ne le verra plus adopter un comportement aussi offensant dans le reste du film. En tant qu’Italo-Américain, Tony a dû faire lui-même l’expérience de beaucoup de discriminations, mais le film se contente d’y faire allusion.

Mais même en laissant de côté le développement des personnages, pour un film intitulé Green Book, on a très peu de détails sur le Green Book réel. On a l’impression qu’un tel guide n’était nécessaire que dans le Sud profond, ce qui me paraît faux. En regardant le guide, je craignais que le scénario – écrit par Farrelly, Brian Hayes Currie, et le fils du vrai Tony, Nick Vallelonga, qui s’est clairement inspiré des souvenirs de son père à propos de ce voyage –passe sous silence la réalité de l’expérience des Américains noirs comme Shirley.

Avant de voir le film, je ne savais pas grand-chose du Green Book, j’ai donc essayé d’en savoir plus. Et ce que j’ai appris m’a aidé à comprendre la façon dont Green Book évite de sa confronter au sujet, et finit par banaliser des problèmes graves.

Voilà les quatre choses que j’ai apprises sur le Green Book, et ce que le film en dit.

Si vous étiez un Américain noir au milieu du XXe siècle, vous connaissiez presque forcément l’existence du Green Book.

Pour les Américains des classes moyennes dans les années 1930, la disponibilité récente d’automobiles sûres et abordables n’était pas seulement une question de commodité. Cela signifiait de nouvelles possibilités, la capacité de voyager à travers le pays pour ses loisirs, sans dépendre de quiconque. C’était aussi vrai pour les Africains-Américains, même dans ce pays où la ségrégation était légale dans certains endroits, et effective virtuellement partout.

Mais alors que les voyageurs blancs pouvaient circuler avec une relative liberté, s’arrêter dans les restaurants, les bars, les salles de spectacle, les hébergements qui leur plaisaient, les voyages étaient beaucoup dangereux pour les Africains-Américains. S’arrêter dans le mauvais hôtel, ou essayer de manger dans le mauvais établissement, pouvait vous faire expulser ou bien pire.

Le Guide Green des automobilistes noirs (The Negro Motorist Green Book) n’était pas le seul guide de voyage destiné aux automobilistes noirs en Amérique, mais c’était le plus populaire. Il a été créé par Victor Hugo Green, un facteur africain-américain qui vivait à Harlem et travaillait dans les environs de Hackensack, dans le New Jersey. Green a travaillé sur ce projet pendant trois décennies, de 1936 à 1966, jusque peu de temps après la loi sur les droits civiques, avec une interruption de quatre ans pendant la Seconde Guerre mondiale. Le Green Book est devenu rapidement le guide le plus précieux pour les voyageurs noirs en Amérique, détaillant les endroits où ils pouvaient manger, boire, et passer la nuit sans être harcelés ou pire.

Les 23 éditions du Green Book (plus un supplément) publiées de 1937 à 1966, ont été depuis rassemblées et numérisées par le Centre Schomburg pour la Recherche sur la Culture noire à la Bibliothèque publique de New York. « Ce que je peux dire, c’est que Green avait une voiture, et il a décidé de créer un guide de voyage pour aider les voyageurs noirs, ou les automobilistes noirs, à profiter de la nouvelle liberté d’avoir une voiture », me confie Maira Liriano, directrice de la Bibliothèque et responsable du fonds Green Book.

Les Green Books étaient principalement consacrés aux possibilités de se loger et de se restaurer, mais il y avait aussi d’autres informations. « Il y avait des listes de brasseries, de restaurants, de coiffeurs, de parfumeries », selon Liriano. Et dans certaines villes, en particulier des petites, aucun hôtel n’était accessible aux Noirs. Dans ce cas, le Green Book donnait des adresses de « maisons pour touristes », que Liriano décrit comme « des sortes de précurseurs de Airbnbn ». Les propriétaires noirs, la plupart dans le Sud, acceptaient de louer une chambre dans leur maison à des voyageurs noirs cherchant un endroit où passer la nuit.

C’était particulièrement important dans les « sundown towns » où des lois avaient été promulguées pour chasser les Noirs de la ville, ce qui leur interdisait même d’être sur la route la nuit. L’une de ces villes est décrite dans Green Book.

Les « sundown towns » n’étaient pas signalées en tant que telles dans le Green Book. Mais il y en avait encore environ 10 000 aux Etats-Unis à la fin des années 60, et pas seulement dans le Sud : par exemple Levittown (New York), Glendale (Californie) et beaucoup de municipalités de l’Illinois. Et s’il était dangereux d’être sur la route la nuit, il pouvait être aussi dangereux de descendre dans le mauvais hôtel. À une époque où vous ne pouviez pas simplement sortir votre téléphone et consulter les critiques de Yelp – et où vous pouviez littéralement risquer votre vie en étant dans la mauvaise partie de la ville avec la mauvaise couleur de peau –, vous aviez besoin d’un guide.

Donc, si vous voyagiez en tant que Noir, vous connaissiez le Green Book, parce que vous deviez le connaître pour votre sauvegarde. Dans ses mémoires publiées en 2000, Le Voyage d’un homme de couleur dans l’Amérique ségrégationniste, Earl Hutchinson Sr. (sans doute le plus vieil Américain noir à avoir publié ses mémoires, à 96 ans) écrit : « Le Green Book est la bible de tout voyageur noir sur les autoroutes dans les années 50 et le début des années 60. Vous ne pouviez littéralement pas risquer de sortir de chez vous sans ce guide. »

Dans le film, Shirley ne mentionne jamais et ne consulte jamais le Green Book – seul Tony s’en sert. En fait, le personnage de Shirley dans le film semble être dans un rapport lointain avec beaucoup des éléments de la culture noire, tout en restant profondément conscient de la discrimination qu’il rencontre pendant son voyage. Mais dans la réalité, Shirley avait déjà voyagé à travers le pays avant de faire sa tournée avec Tony, et avait certainement entendu parler du Green Book. Il n’aurait tout simplement pas été prudent de ne pas s’en servir.

Le Green Book était nécessaire, quelle que soit la partie du pays que vous traversiez.

Le Green Book décrit diverses manifestations des attitudes racistes qui étaient dominantes dans la vie américaine des années 20, depuis les commentaires sournois et les qualificatifs raciaux jusqu’à l’hostilité pure et simple. Mais cela suggère fortement qu’un guide comme le Green Book était indispensable dans le Sud profond à l’époque des lois Jim Crow où la ségrégation n’était pas seulement encouragée, mais appliquée légalement.

La première fois que Tony consulte le Green Book, c’est après plusieurs étapes de la tournée de concerts de Shirley, dans l’Ohio et l’Indiana. Quand ils traversent le Kentucky, le Green Book devient son guide et nous le voyons dans ses mains et dans la voiture à côté de lui à de nombreuses reprises. Et une scène clé près de la fin du film suggère que, alors que Shirley a été harcelé et même pire, par la police du Sud, une fois qu’il a franchi la ligne Mason-Dixon, il est sauvé.

Mais la réalité était bien différente.

Victor Green lui-même vivait à Harlem, un quartier majoritairement noir à New York, et la première édition du Green Book concerne surtout la ville de New York. « C’était plus un guide local qui faisait la liste des garages, mais aussi des endroits dans la banlieue comme les boites de nuit et les restaurants », me dit Liriano. « Cela indiquait les entreprises accueillantes et ouvertes aux automobilistes africains-américains. »

Mais le succès du guide fut tel que d’autres éditions furent rapidement publiées. « En deux ans, ils ont couvert presque tout le pays », selon Liriano. Cela veut dire que le Green Book ne limitait pas ces listes aux endroits comme la Géorgie ou l’Alabama, ou d’autres États appliquant les lois Jim Crow – c’était un manuel de survie pour les voyageurs potentiellement dans tout le pays.

Dans l’édition du Green Book de1962, publiée la même année que l’action du film, vous pouviez trouver une liste de restaurants à Wilmington (Deleware), des hôtels à Billings (Montana), des salles de spectacle à Seattle (Washington) et des antiquaires à New York, tous garantis accueillants à la clientèle noire. Dans beaucoup d’éditions, les listes ont traversé la frontière américaine jusqu’au Mexique et au Canada, et sont allées même en Alaska. Et dans chaque ville où des établissements étaient indiqués comme accueillants aux voyageurs noirs, il y avait certainement des établissements qui ne l’étaient pas.

« Dans les États qui n’avaient pas nécessairement des lois officielles, il y avait certainement des habitudes de discrimination », dit Liriano. « Le pays était vraiment très raciste, où que vous alliez ».

Bien sûr, les voyageurs noirs faisaient des expériences différentes selon les endroits où la ségrégation était légale et où elle ne l’était pas, et les conditions variaient aussi dans le Nord. Dans ses mémoires de 1998, Marcher avec le vent : un mémoire du mouvement, l’élu démocrate John Lewis, un pionnier des droits civiques, raconte un voyage de dix-sept heures qu’il fit avec son oncle Otis en 1951, emportant leurs casse-croûtes et déterminant avec soin quelles toilettes ils pouvaient utiliser en toute sécurité entre Alabama et le nord de l’État de New York. « Ce n’est qu’arrivés en Ohio que je pus sentir l’oncle Otis se détendre, et je me détendis aussi », écrit-il, relatant plus tard sa stupéfaction en apprenant que leurs parents à Buffalo « avaient des voisins Blancs dans la maison à côté de la leur. Des deux côtés. »
Mais il n’y avait pas de ligne magique qu’un voyageur noir pouvait franchir pour se sentir en sécurité. « Je crois que c’est cet aspect dont peut-être les gens sont le moins conscients », dit Liriano. « On peut reprocher au Sud ses lois ; mais le Nord était un endroit presque aussi ségrégué, avec des espaces réservés aux Blancs et d’autres aux Noirs, même si ça n’était pas légal. »

Ce que les Green Books ont omis est aussi significatif que ce qu’ils contiennent

Green Book illustre bien comment Shirley adapte son comportement de manière à être plus acceptable pour les foules majoritairement blanches qui viennent l’écouter jouer, même si, comme il le sait, une fois qu’il aura quitté la scène, il sera redevenu juste un « Nègre » à leurs yeux.

Son sourire tendu et douloureux à la fin de chaque morceau est un cadeau empoisonné. C’est un dur rappel de la longue tradition américaine de la « politique de respectabilité ». Et le film est à son meilleur quand Tony et Shirley découvrent les limites de cette politique, et apprennent comment faire face à la définition blanche du statuquo. Une partie de la nécessité de cette démarche se reflète dans les Green Books qui s’adressaient aux lecteurs noirs mais devaient trouver un soutien plus large pour rentabiliser leur production. « Green devait collaborer avec beaucoup de gens, y compris avec le Bureau du tourisme du gouvernement fédéral », dit Liriano. En collaborant avec le Bureau des « affaires nègres » ainsi qu’avec d’autres partenaires comme les compagnies de gaz et de pétrole, Green finissait souvent par collaborer avec d’autres Africains-Américains.

Mais sachant qu’il avait besoin du soutien du gouvernement et de diverses entreprises pour continuer à produire ce guide de survie, Green tentait de ne pas trop secouer l’embarcation. « Il évitait de critiquer ou de dire les choses de façon trop flagrante », selon Liriano. « Vous deviez souvent lire entre les lignes ce qu’il écrivait dans le Green Book. »

Cela voulait dire ne pas critiquer ouvertement les lois, coutumes et attitudes racistes qui ont rendu nécessaire le Green Book pendant trente ans. Cela a signifié aussi de ne pas identifier les « sundown towns ».

Malgré tout, la triste situation qui a rendu nécessaire l’existence des Green Books transparaît dans le texte. La fin de l’introduction de l’édition de 1949 l’énonce clairement. Après avoir remercié le service des « affaires nègres » du Bureau de tourisme des États-Unis pour son soutien, et demandé aux lecteurs de faire des commentaires et de recommandé le Green Book aux établissements susceptibles d’être listés, Green conclut : « Un jour viendra dans le futur proche où la publication du guide ne sera plus nécessaire. C’est quand nous, en tant que race, auront les mêmes opportunités et privilèges aux États-Unis. Ce sera un grand jour pour nous de suspendre cette publication car nous pourrons aller où bon nous semblera, sans gêne. Mais d’ici là nous continuerons à publier ces informations chaque année pour vous être utiles. »

C’est fondamentalement hypocrite de faire référence aux Green Books dans le titre d’un feel-good-movie.

Les Green Books ont concrétisé l’effort de Green pour faire au mieux dans une situation terrible, et pour offrir un peu de liberté à une large partie de la population américaine qui était considérée comme inférieure aux Blancs, ne méritant pas d’être traitée à égalité. En Amérique, il y a à peine plus d’un demi-siècle, c’était légal dans certains endroits d’être traqué sur les routes à cause de votre couleur de peau, ou d’être empêché d’entrer dans un hôtel par la pancarte : « les Nègres ne sont pas admis ».

En 2010, Lonnie Bunch, directeur du Musée National d’Histoire et de Culture Africaine-Américain (membre du Smithsonian), déclara au New York Times que le Green Book « avait permis aux familles de protéger leurs enfants, pour les aider à conjurer ces horribles moments où ils pourraient être expulsés ou interdits de s’asseoir quelque part. C’était un instrument à la fois défensif et proactif. »

Donc, tout en étant une merveille d’ingénuité et d’efficacité, les Green Books représentent autre chose : des décennies de souffrances, et une histoire qui doit être regardée avec honte.
C’est finalement pourquoi Green Book me semble une erreur, quelle que soient ses bonnes intentions. Le film montre clairement la fâcheuse tendance d’Hollywood à éluder la réalité quand il fait des films sur l’histoire du racisme. Il emprunte le nom d’un important objet historique, dont l’existence même résulte de préjugés et d’une suprématie blanche enracinée, pour en faire l’argument d’une comédie grand-public. Il centre son histoire sur un homme blanc aussi maladroit que touchant, qui apprend à être moins raciste après avoir passé du temps avec un homme noir qui, bien que distant et peu aimable au début, devient plus « sympathique » après avoir été brutalisé à plusieurs reprises.

Et curieusement, les deux hommes ne parlent jamais du Green Book lui-même – son histoire, sa nécessité, son existence. Le générique de fin de Green Book montre des photos des deux hommes et explique brièvement ce qui est arrivé à Tony et à Shirley après cette tournée, mais ne montre jamais et ne mentionne même pas le vrai Green Book. C’est une occasion manquée, étant donné le titre du film.

Il n’échappe pas non plus au danger toujours présent qui guette les films sur le racisme qui se déroulent dans le passé. Ils donnent au public – particulièrement au public blanc désireux de considérer notre époque comme « post-raciale » ou « aveugle à la couleur », ou qui pense que les Noirs ne cessent de sortir la « carte raciale » – la possibilité de sortir de la salle de cinéma en disant : « Ouah, les années 60 étaient une période terrible. Content que nous ayons réglé le problème du racisme ! »

Certes, il y a quelques scènes dans lesquelles le film va au-delà de cette configuration, pour dire quelque chose de réel sur la façon dont les préjugés sur la race, la classe et l’identité peuvent faire des ravages dans l’esprit de quelqu’un. Et dans ses meilleurs moments, Green Book peut susciter l’intérêt des spectateurs sur le vrai Green Book, en particulier dans le public blanc qui n’en a jamais entendu parler.

Mais emprunter le nom d’un objet aussi chargé d’histoire et en faire un feel-good movie, c’est échouer à rendre justice à cet objet d’histoire, c’est au mieux un faux pas. Au pire, c’est un nouvel exemple de la capacité d’Hollywood à l’oubli et de sa volonté de nourrir l’autosatisfaction de son public. En tant qu’exemple du cinéma hollywoodien conventionnel, Green Book est tout à fait recommandable. Mais en tant que film qui utilise le nom du guide rédigé par Victor Green, il y a beaucoup de questions à lui poser.


*Geneviève Sellier remercie chaleureusement Joan Scott pour son aide à la traduction.


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[1Alisson Wilkinson, critique de cinéma du media en ligne Vox, est professeure associée au King’s College de New York City, où elle enseigne les approches critiques et culturelles.