La Lutte des classes est une comédie sociale à la légèreté trompeuse et au message politique fort, qui a l’ambition de donner à lire et à comprendre les urgences sociales que vit la banlieue aujourd’hui, telles que les voit le réalisateur Michel Leclerc.
On y traite des menaces que font peser les musulmans et les Juifs sur le vivre-ensemble, de la violence inouïe dont sont capables les Noirs et les Arabes même quand ils sont en maternelle (armés de leur méchant doudou), et surtout du mal-être des Blancs de classe moyenne et supérieure qui essaient de survivre dans une ville populaire de Seine-Saint-Denis, où ils viennent de débarquer.
Ces Blancs, de gauche aiment-ils à préciser, sont confrontés à un terrible dilemme :
Doit-on se résigner à devenir raciste, et risquer de perdre son humanisme de renommée plus que mondiale ?
Ou alors doit-on bêtement rester attaché à des idéaux égalitaires, et risquer d’être attaqué par les hordes de sauvageons en culotte courte du 93 ?
Que faire ? Ô dilemme insoluble !
Ce casse-tête est celui que connait dans le film un couple de parents, Sofia (Leïla Bekhti) et Paul (Edouard Baer), lorsqu’ils décident de vendre leur appartement parisien pour venir vivre dans une maison à Bagnolet.
Casse-tête car ces parents ont un petit garçon de huit ans, Corentin (Tom Levy), menacé par la violence extrême des enfants noirs et arabes de son âge, scolarisés dans la même école que lui. Les parents ne savent plus quoi faire face à cette violence, tous les jours ils pleurent. Faut-il inscrire Corentin dans une école privée ? Faut-il contourner la carte scolaire pour l’inscrire dans une école publique parisienne ? Ou alors faut-il abandonner sa chère petite tête blonde à la violence communautariste des sauvageons ?
Que vont décider les parents ? Ô suspens insoutenable !
Plus sérieusement, on l’aura compris, La Lutte des classes est un film consternant, à visée clairement antisociale, d’où se dégage une pathologique obsession de la race, un film aux relents racistes, islamophobes et antisémites, qui prétend décrire des faits sociaux, alors qu’il donne clairement dans le révisionnisme sociologique le plus grossier, que ce soit sur les questions de gentrification, de racisme, d’inégalités scolaires, ou de lutte des classes justement.
Ce qui se traduit dans le film par quatre tours de passe-passe complémentaires :
– Racialiser totalement la question sociale (lire la société uniquement à travers le prisme de la race, de la religion, de la culture) ;
– Nier totalement le racisme que subissent les Noir.e.s et les Arabes ;
– S’alarmer au contraire d’un « racisme anti-blanc », et même de certains privilèges dont jouiraient les Noir.e.s et les Arabes en France, notamment, accrochons-nous bien, les femmes arabes dans l’accès aux postes à responsabilité, au détriment des femmes blanches ;
– Rendre responsables les classes populaires, notamment issues de l’immigration post-coloniale, des inégalités qu’elles subissent.
Ainsi le plus intéressant ce n’est pas la réalité sociale que le film dépeint, puisqu’elle y est totalement faussée, mais ce qu’il dévoile du positionnement politique du cinéaste, et ce qu’il dit du cinéma autoproclamé de gauche qui vise le grand public.
La classe moyenne blanche : miroir, mon beau miroir, qui est la plus belle ?
La gentrification selon Michel Leclerc
Dans la première scène du film, Paul (l’alter ego de Michel Leclerc) clame qu’il refuse par principe le gain de 200 000 euros sur la vente de leur appartement parisien que lui propose l’agent immobilier (différentiel entre le prix d’achat et le prix de vente quelques années plus tard). Oui car ce serait mal, personne ne doit faire de profit sur le dos des autres. Il est comme ça Paul, c’est un artiste nonchalant, antisystème, il pourrait vivre d’amour et d’eau fraiche.
Seulement voilà, Sophia, qui, elle, est descendante d’immigré.e.s et issue d’un quartier populaire de Bagnolet, ne l’entend pas de cette oreille, elle lève les yeux au ciel et fait signe à l’agent immobilier qu’ils s’arrangeront plus tard. Résultat : c’est la pragmatique Sofia qui l’emporte, Paul le doux rêveur idéaliste, se voit obligé d’accepter les 200 000 euros qui vont leur permettre d’acheter la maison de leurs rêves, et accessoirement de contribuer à la gentrification de la petite couronne.
C’est le seul moment dans le film où l’on voit concrètement en quoi consiste le processus de gentrification : ici précisément la vente d’un appartement parisien, devenu trop exigu, pour acheter au même prix une grande maison avec jardin à Bagnolet, maison que le couple n’aurait jamais pu s’acheter à Paris [1]. Mais dans le film, la gentrification, c’est la faute à la fille d’immigré.e.s prolos. Fallait oser. Elle est bien pratique la petite Sofia dans le schéma narratif, notamment pour alléger le fardeau de l’homme blanc de classe moyenne/supérieure qui se regarde dans le miroir.
Le contournement de la carte scolaire selon Michel Leclerc
Dès les premières scènes, des personnages incarnant les « bobos », amis de Sofia et Paul, sont dépeints de manière caricaturale. Mais il s’agit d’une caricature qui touche à des déterminants de classe/race très superficiels (à la différence de la caricature réservée à d’autres groupes ethno-sociaux comme on le verra plus bas avec notamment le personnage du « Juif »). Ils ont quelques petits défauts, les bobos. Par exemple quand une maman noire voilée se rend pour la première fois dans leur AMAP [2], ils lui disent qu’elle peut faire ce qu’elle veut mais dans les limites de ce que, eux, ont décidé pour le bien de l’environnement. C’est pas bien méchant comme défaut, ça reste mignon. Un peu comme si un recruteur demandait à Michel Leclerc quel était son défaut principal, et qu’il répondait que c’est d’être trop perfectionniste.
Autre caractéristique tournée en dérision, le fait de paniquer quand son enfant a été bousculé à l’école. Mais il s’agit moins de dérision que d’entreprise de dédouanement généralisé. En effet, au début du film, le déclencheur de la fuite des parents bobos de l’école publique de secteur est un incident lié à la violence d’un enfant noir. Le film explique que ces parents sont obligés de fuir cette école car ils aiment énormément leurs enfants...
Dans une vidéo culte qui résume assez bien le problème de ce qu’on appelle pudiquement le « contournement de la carte scolaire » ou « l’évitement » (en réalité un système de fraude à la carte scolaire), une dame en rouge, de gauche comme elle le précise elle aussi, habitant le quartier gentrifié de la Goutte d’Or à Paris, ne veut pas que son enfant étudie dans la même école que des enfants d’immigrés « qui ne parlent pas français à la maison », et pour éviter « qu’ils ne tirent son enfant vers le bas » [3]. Cette dame en rouge est plus honnête que Michel Leclerc.
Sur les deux phénomènes sociaux que le film prétend mettre en perspective, la gentrification et le contournement de la carte scolaire, deux phénomènes qui participent de l’éviction et de la discrimination des classes populaires et des descendant.e.s de l’immigration post-coloniale en cours en région parisienne (Bagnolet est une ville assez symptomatique), les choix narratifs et la distribution des rôles entre les personnages permettent de dédouaner totalement et d’entrée de jeu les gentrificateurs, et surtout les fraudeurs à la carte scolaire.
Déni du racisme et inversion des rapports de domination
Édulcoration du racisme
Tout au long du film Paul a un comportement ou tient des propos racistes mais il a toujours de bonnes raisons de le faire. Il tient des propos racistes quand on menace son fils, quand des femmes voilées refusent de lui parler sous prétexte, pense-t-il, qu’il est un homme non-musulman, quand une femme voilée parle mal à Sofia, etc. Bref, il tient des propos racistes parce que sa famille est menacée. Dans le film, le racisme ne traduit pas un rapport de pouvoir et de domination, c’est une réaction pour protéger sa petite famille et survivre en terrain hostile.
Le film opère un dévoiement total de la question des discriminations
Dans l’accès à la culture : Dans une scène du film, Paul s’étonne qu’il n’y ait que des enfants blancs qui fréquentent le conservatoire (danse et musique) de la ville. Explication donnée par Monsieur Bensallah (Ramzi Bedia), le directeur de l’école : c’est parce que la culture n’est pas interdite. Si la culture était interdite, « comme le shit », donne-t-il comme exemple, les jeunes noirs et arabes accourraient dans les conservatoires et les théâtres. On a rarement entendu une explication des causes des inégalités (ici dans l’accès à la culture) aussi scandaleuse. Pourtant elle va constituer le nœud de l’intrigue : Paul et Monsieur Bensallah vont imaginer un stratagème pour que les enfants noirs et arabes de l’école croient que le cinéma leur est interdit, ce qui va leur donner envie d’y aller en cachette.
Michel Leclerc a trouvé LA solution aux inégalités d’accès à la culture : interdisons les espaces culturels aux Noir.e.s et aux Arabes, et ils accourront en masse, ces imbéciles. C’est fort de café quand on sait à quel point l’accès aux espaces de création et d’apprentissage culturels en France est entravé pour les classes populaires et les minorités (pauvres, femmes, racisé.e.s).
Mais c’est surtout fort de café pour les gens qui connaissent bien Bagnolet et sa réalité sociale.
Il n’y a pas que des Blancs au conservatoire municipal de Bagnolet (notamment en danse), mais au sein du conservatoire, certains secteurs sont effectivement très demandés (musique, en particulier le piano), et les parents de classe moyenne/supérieure, très organisés sur la ville, ont un meilleur accès à l’information sur les délais d’inscription, ont les moyens plus facilement d’acheter un instrument de musique, etc. Combien de parents descendant de l’immigration post-coloniale de Bagnolet attendent en vain pour que leur enfant puisse avoir une place au cours de piano ?
Ce qui est drôle, c’est que Michel Leclerc réduit toute la question sociale à la culture, à la race et à la religion, par contre le cliché qui consiste à dire que les Noirs et les Arabes dansent et chantent mieux que les Blancs, on l’oublie. Michel Leclerc invente même un préjugé sorti de nulle part : les Noirs et les Arabes sont récalcitrants pour apprendre à danser et jouer de la musique à partir du moment où ce n’est pas interdit... Avec Michel Leclerc, au jeu des préjugés, face tu perds, pile tu perds encore plus.
Dans l’accès à l’emploi : Le révisionnisme sociologique est à son comble quand Sofia, avocate dans un grand cabinet parisien, est privilégiée par son patron dans l’accès à une promotion, à de plus grandes responsabilités et à un plus fort salaire, au détriment d’une avocate blanche qu’on entraperçoit anéantie par une telle injustice. Le patron déclarera que Sofia est privilégiée parce qu’elle est Arabe. Ceci n’est pas un gag. Dans la scène suivante, on voit même Sofia être très en colère d’avoir été ainsi privilégiée, elle envisage de démissionner, ne supportant pas cette promotion liée à sa couleur de peau. Le patron expliquera que si Sofia est privilégiée, et l’avocate blanche discriminée, c’est à cause du communautarisme des Arabes, les clients arabes préférant, dans le film, les avocates arabes. Dans La Lutte des classes, on parle certes de discriminations, mais il s’agit des discriminations que subissent les femmes blanches, victimes du communautarisme des Arabes.
Il n’est pas facile en France de chiffrer l’ampleur des discriminations dans l’accès à l’emploi ou dans l’emploi que subissent les femmes issues de l’immigration post-coloniale, mais des études et des chiffres sont disponibles pour qui s’intéresse sincèrement à ces enjeux. Par exemple les chiffres du Bureau International du Travail qui montre que lorsqu’un employeur a le choix dans le recrutement entre un.e Blanc et un.e non Blanc.he, il préférera recruter l’individu blanc quatre fois sur cinq, et ces chiffres sont valables dans tous les secteurs d’activité, à tous les niveaux de responsabilité [4].
C’est dire à quel point ce passage du film est d’une indécence sans nom. Il traduit bien le positionnement politique de Michel Leclerc : rarement une inversion du rapport de domination aura été aussi poussée au cinéma : Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu à côté, c’est une comédie populaire antiraciste (ce qui d’ailleurs n’existe pas dans le cinéma français, on y reviendra en conclusion).
Obsession de la race
Dans La Lutte des classes, les gens sont avant tout définis par rapport à leur communauté, leur race, leur culture, leur religion, réelles ou supposées. Ainsi par exemple, les musulmans n’ont pas de conditions matérielles d’existence, trop occupés à vouloir imposer l’Islam aux autres. Comment terminer les fins de mois quand on est de classe populaire ? On ne sait pas. Le seul musulman qui évoque ses conditions de vie, dit qu’il est fier d’avoir les moyens d’acheter des marques chères à ses enfants, et que les autres descendants d’immigrés du quartier sont jaloux.
Dans La Lutte des classes, tout va bien dans les classes populaires, économiquement parlant. Le vrai problème, ce sont les femmes voilées hostiles et arrogantes, c’est le Juif, et c’est la violence gratuite des garçons noirs et arabes. On est à deux centimètres d’un schéma colonial, où les colons, fraichement arrivés dans les « territoires perdus de la République » [5], se plaignent des indigènes fanatiques, misogynes et dangereux.
Les femmes voilées
Dans La Lutte des classes, les femmes voilées marchent sur l’eau, c’est elles qui font la loi devant les écoles, intimidant le pauvre Paul, mal à l’aise d’être aussi minoritaire. Quand elles sont invitées à dîner, on a peur d’elles, on cache les tableaux de nu, on fait attention à ce qu’on dit, on ne boit pas d’alcool à table. Quand on sait à quel point à Bagnolet comme ailleurs, les femmes voilées sont discriminées dans tous les espaces sociaux, en particulier dans et devant les écoles, c’est à nouveau totalement indécent [6].
Là encore, La Lutte des classes met en scène une inversion des rapports de pouvoir, qui finalement structure totalement le film. Michel Leclerc donne corps aux théories de « l’insécurité culturelle » et du « grand remplacement », théories d’extrême droite où l’inversion des rapports de domination raciale fonde l’analyse.
Obsession du foulard et dévoilement
À la fin du film, pour sauver le directeur d’école, une femme voilée va devoir se dévoiler. Quel beau happy end que voilà : mesdames, plutôt que de mettre votre foulard sur la tête, utilisez le pour sauver des directeurs d’école, ce sera plus utile ! Certes on ne peut plus humilier et forcer les femmes musulmanes à se dévoiler comme pendant « les cérémonies du dévoilement » en Algérie pendant la période coloniale. Mais on peut écrire des scénarios où la femme musulmane voilée va être obligée de se dévoiler pour sauver d’une mort certaine le directeur d’école, en utilisant son voile pour faire une corde... C’est plus subtil que les cérémonies coloniales à Alger en 1955, plus alambiqué aussi, mais c’est la même obsession pour dévoiler le corps des femmes indigènes.
« Chaque nouvelle femme algérienne dévoilée annonce à l’occupant une société algérienne aux systèmes de défense en voie de dislocation, ouverte et défoncée » [7], écrivait Frantz Fanon...
Le Juif
Dans La Lutte des classes, les Juifs sont au singulier. Il n’y en a qu’un de « déclaré » par Michel Leclerc. Tous les groupes que le réalisateur veut traiter sont représentés par plusieurs personnages. Les bobos sont plusieurs, les musulmans plusieurs, les Noirs aussi. Les Juifs eux sont réduits à un. Le Juif (Laurent Capelluto) est seul, sans enfants, sans épouse, sans famille, sans amis. Le Juif est avare. Le Juif est obsédé par l’idée qu’il pourrait être volé, que sa maison pourrait être cambriolée (alors qu’il dit lui-même qu’il n’a jamais été volé en vingt ans). Il fait construire un mur haut de sept mètres pour se protéger de son voisin musulman.
Ce n’est jamais drôle, et d’autant plus que c’est le seul personnage du film à être traité de manière aussi caricaturale, sur un mode assez proche des préjugés antisémites. Et c’est ce degré de caricature très différent entre le Juif et tous les autres qui rend la caricature du personnage juif très problématique. On ne comprend pas où veut en venir le réalisateur, comme dans cette scène où le Juif aux airs fanatiques repousse Sofia en lui criant de ne pas le toucher car c’est une femme (c’était shabbat). La scène est très gênante.
À la fin du film, on voit le Juif boire le thé avec son voisin musulman, assis tous deux sur le mur que le Juif a érigé. Après avoir construit de toutes pièces et pendant tout le film un « problème juif », Michel Leclerc propose en toute fin de film une « réconciliation » entre le Juif et le musulman qui tombe du ciel, et que rien dans le film n’explique. Seule raison d’être de ce dénouement : cela permet à Michel Leclerc de surplomber les querelles et de se poser comme médiateur universaliste, grand réconciliateur de communautés belliqueuses.
Adama
Pendant tout le film, on répète que l’enfant le plus violent, le meneur, celui qui frappe tout le monde, c’est Adama. Or on ne le voit jamais Adama. Le prénom « Adama », du nom de ce jeune homme noir, Adama Traoré, tué par la police le jour de son anniversaire, est devenu dans l’espace politique et médiatique le symbole de la lutte des quartiers populaires contre le racisme et contre les violences policières. C’est étrange que le réalisateur ait choisi ce prénom pour désigner le délinquant qui terrorise tout le monde et qu’on ne voit pas. Peut-être y a-t-il là un message inconscient...
Mais où est passée la question sociale ?
À la fin du film, le bâtiment de l’école s’effondre (cet incident a vraiment eu lieu à Bagnolet il y a quelques années). Là on se dit que va enfin être évoquée de manière sérieuse la question des moyens financiers et humains dans l’éducation nationale.
Même pas.
Rien sur le fait qu’en Seine-Saint-Denis, les professeurs sont plus souvent non remplacés, moins expérimentés, moins bien payés, plus souvent contractuels, etc. Rien sur le fait qu’un élève de Seine-Saint-Denis coûte à l’Etat beaucoup moins cher qu’un élève parisien. Rien sur le fait que l’école française est la plus inégalitaire des pays de l’OCDE [8].
Concernant les professeurs, la seule problématique retenue est celle de l’enseignante terrorisée, Mademoiselle Delamarre (Baya Kasmi), que l’on voit tremblante du début à la fin, totalement affolée et dépassée par la violence des garçons noirs et arabes de sa classe, énième version d’Isabelle Adjani dans La Journée de la jupe.
A l’heure où le 93 est très mobilisé contre la politique libérale menée par l’Etat concernant l’école, très mobilisé contre les « réformes Blanquer » en particulier, avec notamment un collectif d’enseignant.es et de parents très actif sur Bagnolet/Montreuil [9], le film, en déplaçant la question sociale vers des enjeux identitaires, sonne totalement faux.
Exit l’égalité, vive la mixité !
Ô Homme Blanc des lumières, sauvez les quartiers populaires !
Terminée n’est pas votre mission,
Restez, s’il vous plait ! Restez, nous vous en supplions !
C’est ce qu’aurait récité en substance Monsieur Bensallah à Paul à la fin du film s’il avait eu envie de faire des rimes. Lorsque son école s’effondre, le directeur ne demande pas plus de moyens, il ne demande pas que ses élèves soient davantage considérés. Non, il supplie Paul : « les Blancs doivent rester dans l’école, sinon on est foutus ! ».
Paul ne répond même pas au directeur, leur fils ne restera pas forcément, c’est même très peu probable. Paul accepte seulement que son fils reste à la kermesse. Pour ce qui est de sa scolarité, merci mais le petit restera à Paris, tant pis pour les Noirs et les Arabes, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes.
La question de l’égalité est moquée et évacuée dès le début du film, lorsque Sofia prend des grands airs théâtraux pour dire aux autres couples bobos : « Ah voilà, vous changez d’école parce que vous ne voulez pas des Noirs et des Arabes », ou encore lorsque son fils évoque la possibilité de changer d’école pour aller dans le privé ou une école publique parisienne et qu’elle répond qu’ils « ne veulent pas remettre en question le Contrat républicain ». Tout le reste du film doit servir à montrer que c’est beaucoup plus compliqué que ça, que l’enjeu n’est pas celui de l’égalité. Mais de la mixité.
Là encore, on est dans un schéma colonial, où les enfants blancs doivent rester dans l’école pour relever le niveau de civilisation de l’école, « tirer vers le haut » les enfants non-blancs. À aucun moment n’est évoqué le fait que les écoles où sont concentrés des enfants non-blancs sont moins considérées par l’Institution que les autres (moins de moyens, enseignants moins formés, etc.). Et que c’est pour cela, et uniquement pour cela, que des parents non blancs peuvent demander à ce que les « Blancs restent ».
Le fait que Michel Leclerc pose comme enjeu central de son film la question de la mixité scolaire, sans l’associer à l’enjeu d’égalité, traduit son positionnement identitaire. Or pour information, comme le déclarait le député de Bagnolet-Montreuil Alexis Corbière lors d’une avant-première, s’il n’y avait pas de contournement de la carte scolaire à Bagnolet, on pourrait construire un nouveau collège dans la ville. C’est dire l’ampleur du phénomène, et l’enjeu que cela aurait été de poser le problème en termes d’égalité sociale et territoriale.
Leïla Bekhti
Michel Leclerc a choisi Leïla Bekhti pour incarner la compagne de Paul, son alter ego dans le film.
Et déjà dès le début, ce n’est pas du tout crédible : Leïla Bekhti est la femme la plus belle du monde, redescend un peu Michel Leclerc !
En plus Sofia a une petite trentaine d’années, Paul la cinquantaine bien entamée, Sofia est avocate dans un grand cabinet parisien, Paul un artiste ringard et fauché, et père déjà d’une adolescente insupportable. Donc voir Sofia insister pour que Paul l’épouse, parce qu’elle veut un vrai mariage, et voir Paul refuser, c’est ridicule, même avec son histoire d’anti-mariage par principe. Malgré tout le charme d’Edouard Baer (pas totalement gâché dans le film par le côté « facho de gauche » que lui a collé Michel Leclerc), on n’y croit pas une seule seconde. Visiblement, un peu comme quand Monsieur Bensallah le supplie de rester dans l’école, Paul/Michel Leclerc aime bien être désiré par les Arabes.
Au-delà du peu de crédibilité « sociale » du couple Paul/Sofia, c’est un couple qui ne fonctionne pas très bien à l’écran, notamment parce que Leïla Bekhti joue assez mal les scènes où elle est avec Edouard Baer, ça sonne faux. À sa décharge, il semble difficile de jouer ces scènes, par exemple celle où elle doit se plaindre d’avoir été privilégiée dans l’accès à un meilleur poste. Personne au monde n’aurait pu jouer correctement une aberration sociologique pareille.
Par contre, dans les scènes où elle n’est pas avec Paul, Leïla Bekhti est magnifique de justesse, et très touchante. Ce sont les seuls beaux moments du film. On a d’ailleurs l’impression que Leila Bekhti a « volé » ces quelques scènes à Michel Leclerc, profitant de son absence (celle de Paul). Et en cachette du cinéaste, elle est chez elle à Bagnolet, dans son quartier, elle gère, elle est lumineuse. Avec ses amis d’enfance, dans l’ancien appartement de ses parents, quand elle parle de son père. Elle est tout le temps tellement juste. Elle incarne parfaitement cette femme arabe issue de classe populaire, qui revient dans la ville populaire où elle a grandi, avec un compagnon blanc et un fils métisse. Quand elle poursuit son fils en lui répétant qu’il n’est pas « un babtou fragile », c’est tellement drôle et juste : elle veut pouvoir transmettre ce qu’elle est à son fils, fière de son histoire ancrée dans l’immigration et les classes populaires, persuadée que ce sera pour lui une richesse. Quand elle éclate en sanglots lorsqu’une maman musulmane lui dit que son fils ira en enfer s’il ne croit pas en Dieu, c’est tellement émouvant et juste : on sent que ce « rappel en Islam » ne la laisse pas totalement insensible et surtout qu’elle anticipe sur l’angoisse que cela pourrait provoquer chez son fils. On devine ses tiraillements, et l’amour absolu qu’elle a pour son enfant.
Il y avait là matière à faire quelque chose d’infiniment plus intéressant et subtil que ce dont traite La Lutte des classes (à savoir la responsabilité des enfants noirs et arabes dans les inégalités qu’ils subissent). Dommage que Leïla Bekhti n’ait pas « volé » tout le film.
Le rôle central des token dans le film
L’utilisation de « token » (personnage-alibi) est particulièrement facile au cinéma car le cinéaste est tout puissant dans son film, il peut inventer des réalités sociales (les Noirs et les Arabes sont violents, c’est pour ça qu’il y a un contournement massif de la carte scolaire par les classes moyennes blanches ; les Noirs et les Arabes ne fréquentent pas les espaces culturels parce qu’ils ne sont pas interdits ; les femmes voilées font la loi devant les écoles, etc.), et faire porter cela à des personnages noirs et arabes.
Michel Leclerc a visiblement besoin d’avoir la bénédiction des Noir.es et des Arabes pour faire passer son message réactionnaire : c’est Sofia qui prend en main le déménagement de Paris à Bagnolet, c’est Monsieur Bensallah qui donne une explication raciste au fait que les enfants non-blancs ne fréquentent pas le conservatoire, c’est une femme noire qui accepte la dérogation frauduleuse de Paul pour que son fils accède à une école parisienne, c’est un homme arabe qui encourage Paul à faire une dérogation pour son fils, lui avouant même qu’à sa place il ferait pareil. Le rôle des Noir.es et des Arabes est donc essentiel pour légitimer l’idéologie du film.
Ce n’est donc pas demain la veille que ces rôles de Noir.e.s et d’Arabes disparaitront dans le cinéma français, car ils ont une fonction de légitimation d’un système raciste et inégalitaire, sans que les acteurs/actrices à qui on propose ces personnages aient les moyens (le rapport des forces) de refuser ou de dénoncer ces rôles.
Conclusion
On souffre beaucoup pendant La Lutte des classes, surtout quand on connait bien les enjeux liés aux discriminations raciales et scolaires, et les effets de la gentrification. Et quand en plus on connait très bien Bagnolet, on est atterré.
La Lutte des classes est à l’écran ce qu’est en librairie le dernier livre de Fabrice Lhomme et Gérard Davet, « Inch’Allah : l’islamisation à visage découvert » : une entreprise qui consiste à rendre responsables les musulmans du traitement d’exception que subit le 93. Le film participe d’une véritable offensive réactionnaire contre ce département qui semble menacer, par son potentiel insurrectionnel, le système inégalitaire et injuste sur lequel repose la petite vie tranquille de Michel Leclerc.
Le film traite certes de la gentrification et du contournement de la carte scolaire, mais c’est du point de vue du gentrificateur et du fraudeur, donc pas le plus honnête. Le cinéma français commencera à être respirable le jour où les rapports de pouvoir seront abordés du point de vue des dominé.e.s.
Pour terminer, beaucoup se demandent comment faire pour qu’un film de gauche marche enfin au cinéma. Avec La Lutte des classes, qui a déjà fait des centaines de milliers d’entrées, Michel Leclerc nous donne la réponse : pour qu’un film de gauche marche en France aujourd’hui, il faut qu’il soit de droite.
Polémiquons.
1. La Lutte des classes, ou l’obsession de la race, 14 mai 2019, 16:37, par mathieu
Petite remarque,
les enseignants en ZEP (REP) ne sont pas moins payés que leurs collègues, bénéficiant au contraire d’une prime (modeste ceci dit). Tout à fait d’accord avec le reste, je n’avais de toute façon pas l’intention de voir ce film, qui au final présente tout sauf une lutte des classes (sociales). Il ne s’agissait donc que d’un bien piètre jeu de mots. Intéressant de noter à quel point le "système" (désolé pour le creux du concept) édulcore tout ce qui est politiquement orienté vraiment à gauche (la notion de révolution, par exemple, dont Macron se saisit dans le titre de son bouquin, on parle également de révolution numérique (qui va résoudre tous les problèmes à l’aide de tablettes et de 5G), PMU s’y met aussi dans sa dernière publicité...c’est dire...)
On pourra pour finir prêter à Leïla Bekhti toutes les qualités que l’on veut (ou à Ramzy, d’ailleurs), qu’est-ce qui explique toutefois qu’elle choisisse de jouer dans un tel film ? Serait-elle stupide, ou davantage cupide ?
Bonne continuation à vous ;-)
Mathieu
2. La Lutte des classes, ou l’obsession de la race, 17 mai 2019, 12:02, par WIRTH
Article très intéressant pour un film que je n’ai pas vu, et que du coup je n’ai pas très envie de voir... ça rejoint malheureusement l’observation de certains comportements autour de moi. Il n’y a pas tellement longtemps une maman m’a expliqué qu’elle ne pourrait pas garder son fils au collège parce qu’il n’était pas intégré à un "groupe de noirs" et que dans la classe de sa fille on parlait plus turc que français. A aucun moment elle n’a parlé de violence, de harcèlement ou de brimades, juste que ses enfants étaient marginaux et qu’elle voulait les bouger.
Je n’ai pas beaucoup de discours à opposer à ça, parce que au final chacun est responsable de ses enfants. Mais j’aurais bien aimé lui dire que la marginalité peut aussi venir du fait qu’elle limite drastiquement la video pour son fils (ce que je trouve bien) pour encourager la lecture. Je vois la même chose avec mon fils qui n’est pas dans une école de quartiers populaires d’immigration. Dire qu’être au contact de langues et de culture différentes, c’est plutôt une richesse si on y réfléchit. Je lui ai dit que moi j’avais dix enfants d’immigrés algériens dans ma classe, que ça n’a jamais posé de problème, que je me suis surtout senti marginalise quand j’ai été au collège dans un quartier beaucoup plus huppé. Mais elle m’a répondu qu’aujourd’hui "ce n’est pas pareil", qu’il y a beaucoup plus de communautarisme. Je ne sais pas si c’est vrai, mais dans ce cas la faute à qui ?
Bref, c’est un sujet important, à la racine des inégalités sociales, dommage qu’il ne soit traité que du point de vue du "gentrificateur".
3. La Lutte des classes, ou l’obsession de l’obsession de la race, 18 mai 2019, 19:56, par CMS
Bonjour,
avez-vous regardé le film ? Il me semble que vous l’avez vu, mais que vous aviez déjà décidé de ce qu’il fallait en penser...
J’ai grandi dans une commune limitrophe de Bagnolet, très comparable. J’ai trouvé les situations finement observées la plupart du temps. Avez-vous vu que l’école (le bâtiment) s’écroule tout au long du film, et pas seulement à la fin ?
4. Critique magistrale... et salvatrice., 26 mars 2020, 05:52, par O. Fildegar
Bravo pour l’analyse s-si juste- du rôle et de la position inconfortable de Leïla Bekhti.
Cette critique est une claque.
Une claque digne de ce que furent, un temps (Truffaut, Chabrol, Rivette, Langlois...), les "Cahiers du cinéma."
Et la formule finale très... rafraîchissante.
– Merci.-
5. La Lutte des classes, 2 mars 2021, 23:59, par krassens
Article rentre-dedans, limite hargneux, sans nuances et d’une mauvaise foi assumée ! Ce n’est pas ce que j’ai lu de mieux de Fatima Ouassak..
Ce film ose aborder les difficultés du vivre ensemble, malgré la bonne volonté des uns et des autres et sans qu’un coupable ne soit désigné. Quelques scènes sont bien sûr caricaturales , mais c’est inhérent au genre, une comédie. Si on regarde une fiction comme on corrige une thèse de sociologie, c’est mal barré !
Le projet me semble plutôt bienveillant.Voilà qui nous change du "tout-le -monde -s’aime- comme par magie autour d’une dinde dans "Qu’est-ce que qu’on a fait au Bon Dieu". Et oui, le choc culturel existe ! Le dire ne veut pas dire qu’il ne peut pas être dépassé, comme c’est d’ailleurs ce qui est suggéré à la fin du film. Parfois, ça grince, ça couine. Comment pourrait-il en être autrement ? Je n’ai jamais vécu en banlieue mais 30 ans à l’étranger : Afrique, Asie, Amérique (je précise que je ne suis pas cadre chez Total).
Revenons en vrac, sur cette analyse à fleur de peau :
1/ A aucun moment les enfants apparaissent comme des sauvages. Au contraire ! Il y est effectivement évoqué une agression (UNE !) avec des ciseaux (Fatima Ouassak s’empresse contrairement au réalisateur à l’attribuer à un petit black ...tiens ! tiens !) mais pour le reste le sentiment d’insécurité en banlieue est moqué (les caméras du Juif puis la scène des jeunes qui se mettent à courir derrière le bus - Paul croit qu’ils s’en prennent à lui dans un geste réflexe que le scénariste ridiculise ; les parents qui croient que leur gamin est tabassé alors qu’ils jouent)
2/ Sofia est effectivement avocate. C’est plutôt flatteur. Une beurette brillante et qui a réussi . Voilà qui devrait plaire à Fatima Ouassak, qui en est une, elle-même.Fallait-il qu’elle soit technicienne de surface ? La même Fatima Ouassak aurait sans doute crié à la caricature. D’ailleurs, si Sofia accepte de la plus-value sur l’appartement parisien , ce n’est pas parce qu’elle est veule, c’est tout simplement qu’elle a la tête sur les épaules. Qui ne le ferait pas ? Fatima Ouassak ?
3/ Les femmes voilées ne font pas la loi , elles sont tranquillement à la sortie de l’école.
4/ Adama est présenté comme la petite terreur de l’école. Ok fallait pas l’appeler “Adama” à cause de Traoré….nous explique Fatima Ouassak. Pourtant Traoré est avant tout une victime. Je m’y perds.
5/ Il ne faut pas attendre l’effondrement de l’école pour que la question des manques de moyens attribués soient évoqués. Le directeur s’en plaint, tout comme les parents d’élèves dans une autre scène. On voit même les enfants pédaler pour produire de l’électricité ! Fatima Ouassak a vu la version 45 tours du long-métrage ?
6/ La seule personne, avec le Juif, parfois “ à côté de ses pompes” c’est Paul, quinqua un brin has been, sans un sou, esclave de ses certitudes. On le voit d’ailleurs vaciller, au contraire de sa rivale idéologique, la musulmane invitée chez eux, qui dit droit dans ses bottes que “si tu ne crois pas en Dieu, tu vas en Enfer”. Sans que le réalisateur daechise son propos.
7/ “Comment terminer les fins de mois quand on est de classe populaire ? On ne sait pas, se plaint Fatima Ouassak. Ce n’est pas le propos du film, tout simplement.
8/ Enfin Fatima Ouassak oublie de préciser l’essentiel ! A la fin , l’enfant manifeste clairement son envie de rester avec ses petits potes black beurs. Tout va bien ! On a notre happy end ! On peut s’aimer et vivre ensemble et dépasser nos différences ! Voilà qui semble déplaire à Fatima Ouassak, tout autant qu’ aux cadres du Rassemblement National.
Pour moi ce film mérite d’être vu et apprécié. Quand Paul reproche à sa femme d’accepter sans broncher des propos réacs quand ils viennent d’une parent d’élève d’origine africaine alors qu’elle hurlerait au facho si ces mêmes propos étaient tenus par un français de souche, moi, ça me parle….
Fatima Ouassak évoque de façon partiale et intéressée la scène finale. Effectivement Paul explique à une musulmane qu’elle a sauvé le directeur car elle a ôté le voile. Mais celle-ci réplique du tac au tac que sans le voile que Dieu lui impose, elle n’aurait rien pu faire. Match nul et balle au centre ! Chacun a ses raisons et chacunes se valent. Bien loin du manichéisme de l’article de Fatima Ouassak.
6. La Lutte des classes, 30 août 2021, 17:44, par Alain Patoor
Vu et revu hier soir "La lutte des classes". Le film est peut-être maladroit mais les situations sont bien vues. Il montre comment les a-priori et les idées toutes faites compliquent la vie en société. A chercher du racisme partout, l’auteure de la critique s’emmêle les pinceaux. Rien n’est tout blanc, ni tout noir. Yalla !
7. La Lutte des classes, 31 août 2021, 04:58, par Philippe Drevet
Très petite remarque.
Finalement, le film vous a plu puisque vous avez écrit un long papier dessus. C’est la force des stéréotypes qu’il véhicule. Votre article est aussi très intéressant, car vous montrez toutes les ficelles de cette comédie. En plus pas besoin de voir le film : on imagine bien le film. Le plaisir de l’écriture !