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Sofia Coppola / 2023

Priscilla [2]


par Marion Hallet / samedi 13 janvier 2024

Sortir de l'emprise d'Elvis

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Priscilla, le dernier film de Sofia Coppola, est une méditation sur l’itinéraire d’une jeune fille vers l’âge adulte, au sein de la prison dorée de l’une des stars les plus connues et célébrées au monde, Elvis Presley. La réalisatrice se plaît à regarder au-delà des apparences glamour afin de révéler les difficultés, voire les horreurs qu’elles cachent. Dans Priscilla, Coppola tisse des liens entre la romance et l’affliction pour créer une tapisserie complexe de sentiments contradictoires déjà présents dans ses œuvres précédentes : l’amour manipulateur, la féminité, le ressentiment, la solitude, le privilège sans le pouvoir, plus globalement l’aliénation des femmes dans notre société.

Basé sur les mémoires de Priscilla Presley (Elvis and Me, 1985 ; trad. 2001), le film couvre treize ans de la vie de celle-ci (interprétée par Cailee Spaeny), à partir du jour où elle rencontre Elvis Presley (Jacob Elordi). Il a alors 24 ans, est une superstar mondiale et s’est enrôlé dans l’armée états-unienne. Elle est une lycéenne de 14 ans qui a vécu toute sa jeune vie déplacée de ville en ville pour suivre son père, un officier états-unien. En 1959, Elvis et le père de Priscilla sont stationnés dans la même base militaire, en Allemagne. Comme on le voit dans le film, Elvis et Priscilla se sont rencontrés lors d’une fête, chez lui, lorsqu’un officier ami d’Elvis, qui cherchait de jolies filles à lui présenter, est tombé sur Priscilla. Ils sont rapidement devenus proches : le film montre leur sentiment différent mais commun de solitude, Elvis se sentant éloigné des autres en raison de sa célébrité, Priscilla n’ayant jamais pu nouer d’amitié durable parce qu’elle déménageait souvent. Dans la « vraie vie », Priscilla a toujours soutenu n’avoir jamais eu de relations sexuelles avec Elvis pendant cette période, ni même jusqu’à leur mariage, huit ans plus tard (en 1967, elle a 21 ans) ; néanmoins, quelques années après leur première rencontre, en 1962, alors que Priscilla n’est encore qu’une adolescente mineure, Elvis convainc les parents de la jeune fille de la laisser séjourner chez lui, à Graceland (Memphis, Tennessee).

Au cours de ces premières années, nous voyons comment Priscilla est aspirée dans cet univers fascinant, mais d’aucuns qualifieraient le comportement d’Elvis de pédocriminel (l’historien Joel Williamson, auteur d’une biographie de très grande qualité sur Elvis soutient que le chanteur a rencontré plusieurs adolescentes avant Priscilla). Le fait qu’une superstar vous choisisse comme « l’heureuse élue » est au coeur de nombreuses fan-fictions, mais dans ce cas-ci correspond à la définition du grooming, ce que Priscilla pourtant réfute aujourd’hui. Le film de Coppola parvient à transcrire cette ambivalence en adoptant le point de vue de la jeune fille : au cœur des paillettes et des soirées luxueuses, de l’ivresse de la romance avec l’une des plus grandes icônes des jeunes, Priscilla dévoile progressivement le cycle de la maltraitance. Elvis a choisi Priscilla pour la garder comme un animal de compagnie (il lui offre d’ailleurs un bichon pour occuper ses journées) ; elle devait rester constamment à sa disposition, sans jamais penser ou faire quoi que ce soit pour elle-même (elle aurait souhaité travailler dans une boutique après sa journée d’école, cela lui est refusé) ; il avait des idées très précises sur l’apparence de Priscilla et attendait qu’elle les suive sans poser de questions ; il lui dictait les couleurs qu’elle était autorisée à porter, la façon dont elle devait se maquiller et la couleur de ses cheveux. Elle avale les amphétamines qu’il lui donne sans discuter. Elvis se révèle émotionnellement abusif, manipulateur, physiquement violent.

Priscilla ne s’attarde pas sur les anecdotes de la célébrité, mais cherche plutôt à décortiquer la solitude dans laquelle la jeune femme s’est retrouvée abandonnée dans la belle et grande maison de Graceland, Elvis ne l’emmenant pas en tournée ou sur les plateaux de tournage parce qu’il exige qu’elle reste à la maison mais aussi parce qu’il la trompait allègrement en son absence. Nous voyons Priscilla engloutie par son environnement, rendue minuscule par l’architecture, les objets et les gens ou l’absence de gens qui l’entourent. Le cinéma de Coppola a souvent été décrié comme étant superficiel : c’est en effet un cinéma de surface dans le sens où elle nous propose des images très esthétisantes, mais il s’agit ici de renforcer l’aspect aliénant de la relation entre cet adulte et cette adolescente : la réalisatrice montre que celle-ci risque de finir comme l’un des objets de luxe qui peuplent Graceland.

On comprend cependant que l’intention de Coppola n’est pas de faire un portrait à charge d’Elvis, mais bien de dépeindre l’expérience qu’en fait Priscilla – il s’agit de montrer un fantasme adolescent qui se détériore en relation abusive et solitaire (dans la deuxième partie du film, même lorsqu’ils sont ensemble, Elvis délaisse sa femme). Comme l’analyse Anne Gillain on distingue une lucidité dans le regard de Priscilla, révélateur de son « intégrité intérieure », mais je n’irai pas jusqu’à qualifier Elvis de « jouet tragique » : l’interprétation est superbe, mais il n’est pas le sujet de l’histoire, la caméra s’attarde trop rarement sur lui pour cela, au contraire de sa jeune compagne dont les plans fixes et resserrés sur le visage sont bien plus évocateurs.

Lorsque l’éclat du glamour s’éteint et qu’en grandissant elle réalise à quel point l’image que lui a composée Elvis est creuse, Priscilla aspire à autre chose et commence à se défendre. Au début, il s’agit de petites choses, comme porter une robe de la mauvaise couleur ou des motifs non autorisés par Elvis, mais Priscilla, auparavant calme et douce, entreprend également de s’exprimer davantage. Elle cultive ses propres intérêts en dehors de l’orbite d’Elvis alors qu’elle vit à Los Angeles et qu’elle y élève leur fille Lisa Marie. C’est un passage à l’âge adulte tout à fait normal pour une personne de 20 ans, mais étant donné que Priscilla y a été propulsée très jeune, elle a déjà beaucoup vécu et se trouve maintenant à l’aube d’une nouvelle vie qui échappe à l’emprise d’Elvis. Le film se termine le jour où Priscilla le quitte enfin : elle n’est plus l’adolescente aux yeux pleins d’étoiles du début, c’est une femme adulte qui a pris le contrôle de sa vie. Presque treize ans jour pour jour après leur rencontre, leur divorce est prononcé le 9 octobre 1973 : Priscilla n’a que 28 ans. Elle a ensuite ouvert un magasin de vêtements et a eu d’autres relations, mais elle reste très proche d’Elvis jusqu’à son décès en 1977.

Si, après des décennies de mise à l’écart, l’on peut considérer comme positif le désir du film de mettre au premier plan les sentiments et le vécu de la femme qui partagea la vie du King pendant treize ans, tout le monde n’est pas de cet avis. Coppola n’a apparemment pas eu la tâche aisée : si la relation entre Priscilla et Elvis a pu être perçue comme banale à l’époque (du moins pour une star du calibre d’Elvis), aujourd’hui nous voyons cette relation entre une jeune fille de 14 ans et un homme de 24 ans de façon beaucoup plus critique. Priscilla a toujours insisté sur le fait qu’il s’agissait d’une histoire d’amour et ce film, basé sur ses mémoires, met aussi en valeur cette dimension, mais Coppola n’a pas craint de montrer le côté sombre de leur histoire –même si elle aurait pu aller beaucoup plus loin, tout en s’en tenant au récit et au point de vue de Priscilla puisque celle-ci décrit une scène de viol conjugal dans ses mémoires.

Mais le mythe entourant Elvis reste fort. Sa fille notamment, Lisa Marie Presley, décédée en janvier 2023, craignait, après avoir lu le scénario, que le film nuise à l’image de son père et semblait convaincue que, puisqu’il ne s’était jamais montré abusif envers elle-même, il ne pouvait pas l’avoir été vis-à-vis de sa mère (témoignage publié par Vanity Fair en novembre 2023). Pour sa part, Priscilla a déclaré qu’elle trouvait le film excellent. Elvis Presley Enterprises, la société qui contrôle le patrimoine du King, n’a pas laissé Coppola utiliser ses chansons pour le film, mais la réalisatrice avait prévu cette éventualité dès le début du projet : deux chansons d’Elvis ont été enregistrées par des imitateurs : « Aura Lea », à la base du single « Love Me Tender » de 1956, et « Guitar Man » de Jerry Reed, fameuse reprise d’Elvis en 1968 ; et, comme à son habitude, Coppola a collaboré avec le groupe français Phoenix, dont le leader est l’époux de la réalisatrice.

Ce dernier Coppola est donc une belle et irrévérencieuse réponse au film hagiographique de Baz Luhrmann sur Elvis sorti en 2022 ; les deux sont puissants dans des styles diamétralement opposés. Priscilla est calme, discret, presque immobile, alors qu’Elvis est démesuré, excessif, énergique (les plans courts s’enchaînent rapidement). Elvis consacre environs 11 minutes (sur 2h30) aux évènements relatés dans Priscilla : on passe de leur rencontre en Allemagne et du premier baiser sur une reprise anachronique de « I can’t help falling in love » (qui résume l’étrange dynamique à l’œuvre : elle est adolescente mais ne nous y attardons pas trop, c’est avant tout d’amour qu’il s’agit), à leur mariage et à la naissance de leur fille. Priscilla y est qualifiée de « chose dangereuse » par l’impresario d’Elvis et narrateur du film (Tom Hanks), alors qu’elle est exclusivement montrée comme un faire-valoir de son mari. Priscilla a les mêmes mots dans les deux films : « si je ne pars pas maintenant, je ne partirai jamais », mais quand le film de Coppola se clôture sur cette phrase et son départ de Graceland sur la chanson « I will always love you  » de Dolly Parton, le film de Luhrmann la montre encore après leur divorce, tentant de convaincre Elvis de rentrer en clinique pour soigner ses addictions – et c’est lui qui prononce les derniers mots : « I will always love you ».


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