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Sofia Coppola / 2023

Priscilla [1]


par Anne Gillain / jeudi 4 janvier 2024

La force intérieure d'une jeune fille triste

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Un article récent du New York Times (Sofia Coppola and all the sad girls par Emily Yoshida, 10 novembre 2023) évoquait les jeunes femmes tristes de Sofia Coppola. Ses films ont en effet pour protagonistes une ou des (Virgin suicides 1999) héroïnes prises au piège d’une vie aussi vide que privilégiée. L’article relève des plans leitmotiv : jeune femme songeuse dans une baignoire ou cadrée derrière la vitre d’une voiture, d’une fenêtre, comme coupée de la réalité. Images d’aliénation, remarque l’autrice qui brode sur les thèmes de la cage dorée, de la mélancolie, de la passivité, de l’inertie.

Tout cela est vrai, et c’est aussi totalement faux. À lire l’article, les films seraient creux comme des radis roses. C’est au contraire la densité de leur texture qui retient l’œil du public. Ces jeunes femmes sont bien sûr des doubles de la réalisatrice. Sofia Coppola ne parle que de qu’elle connaît. Cet accent personnel fait l’unité de son œuvre. À cet égard un film retient particulièrement l’attention : (Somewhere 2010) où une petite fille de onze ans rend visite à son père, un acteur célèbre qui vit dans cet hôtel mythique de West Hollywood, Château Marmont. Elle est la spectatrice d’un mode de vie dont elle se sent exclue et partage pourtant des moments d’intimité avec ce père lointain. C’est le plus directement autobiographique des films et un des plus attachants. Il est tout entier porté par le regard de la fillette. Chaque héroïne de Coppola devient le vecteur de ce regard puissant et dynamique. Il ne change pas le monde, mais le déconstruit.

Les jeunes filles parlent peu et n’expliquent rien. Que pensent-elles ? On ne le sait pas. L’image leur confère pourtant une opacité charnelle qui interroge et leur regard sur le monde dérange. Les gros plans d’objets nous parlent de ces femmes. Ces jeunes filles tristes sont souvent prisonnières de situations sans issue (Marie-Antoinette, 2006), pourtant ce ne sont jamais des marionnettes, jamais des victimes. Elles ont des racines profondes et une force intérieure qui confère sa qualité à leur regard. Elles ne sont d’ailleurs pas seules sous leur cloche de verre, mais affrontent de film en film des versions différentes du masculin. Cette diversité contraste avec la permanence du féminin : Bill Murray dans (Lost in translation, 2003) ou la bande de garçons de Virgin suicides. Dans Priscilla , ce sera Elvis Presley. C’est cette confrontation qui investit les films d’une force subversive.

Priscilla, petite jeune fille de quatorze ans « respectueusement » enlevée par Elvis pour en faire sa chose, a ce qu’on appelait dans le temps un « quant à soi ». Elle n’est pas vide. Elle manifeste au contraire son intégrité intérieure dès le début du film. Elle se soumet, mais pose aussi les limites acceptables pour elle. Elle tient tout au long du film la route, métaphore que cultivent les dernières images du film. Au volant de sa voiture, elle quitte Elvis et sa prison dorée, dépouillée de son costume de Cendrillon au bal. Redevenue si naturelle qu’on reconnait à peine l’actrice qui jouait la poupée d’Elvis, elle part.

Dans le film la marionnette, c’est Elvis dont Coppola fait un personnage touchant dans son désordre. Il est à l’image de sa demeure : la façade est grandiose avec ses colonnes blanches, mais l’intérieur rabougri sombre et désuet. Comme sa maison, Elvis est vide. Dominé par les drogues, le Colonel, les maisons de disque, ses hordes de groupies et sa bande de sycophantes, c’est lui le jouet tragique. Avec ses accès de rage effrayants et ses moment enfantins de tendresse, il représente une force sauvage sans boussole. Elvis, à la différence de Priscilla, ne tient pas la route ; on sait qu’à un moment il va se crasher. Priscilla se détache avant le désastre avec un sens de la survie et du respect de soi qui en impose.

Si les jeunes filles de Sofia Coppola sont tristes, ses films ne le sont pas. Ils semblent au contraire célébrer une vigueur féminine immuable. On peut faire des choses effroyables aux femmes et à leur corps, mais on ne peut pas en faire l’économie. C’est peut-être ce pouvoir inaliénable qui forme le noyau des films et les personnages de Sofia Coppola font honneur à l’imaginaire féminin. Ses jeunes filles privilégiées ne participent pas au cirque qui les entoure. Elles jettent sur lui un regard lucide qui rayonne de la première à la dernière image. Leur tristesse nait de cette lucidité. Il se dégage des films une sincérité, un courage et une vérité qui emportent l’adhésion. Avec son œuvre, Sofia Coppola renvoie au célèbre « male gaze » un regard féminin qui ne baisse jamais les yeux.


générique


Polémiquons.

  • Merci de ce commentaire encourageant ! Pour vous être intéressée à la protagoniste plus qu’au puissant, la "vedette" Elvis, relégué au rang de marionnette. Pour avoir souligné qu’une victime peut avoir de la ressource, que l’histoire n’est jamais close, que le pire de la "victimisation" n’est jamais sûr. Que l’aliénation, désormais nommée "emprise" peut connaître une fin et que le terrible "masculin toxique" ne tient pas la route et peut être renvoyé à son triste destin ! Survie et respect de soi sans fermer les yeux : pas mal !

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