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Jules Sandeau

« The Unsinkable Kate ». Katharine Hepburn et son public


Par Adrienne Boutang / vendredi 4 novembre 2022

Une star insubmersible et incontrôlable.

L’ouvrage de Jules Sandeau aborde, sous un angle diachronique, la persona de Katharine Hepburn (1907-2003). L’auteur y analyse l’évolution des caractéristiques de la star, de ses débuts à la canonisation de sa fin de carrière, et les multiples ajustements et reconfigurations dont elle a fait l’objet. L’angle choisi pour cet ouvrage stimulant et très documenté est explicité dès le titre : il s’agit d’interroger les rapports entre Katharine Hepburn et son public. Plutôt qu’une étude de réception, cependant, « The Unsinkable Kate » est une analyse subtile des variations de l’image de la star, qu’elles soient intentionnelles ou contraintes par les résistances de la société où s’est ancrée sa carrière.

Iconique, Katharine Hepburn a fait l’objet de nombreux écrits, qu’il s’agisse de livres grand public ou de travaux universitaires. Mentionnons, parmi les ouvrages parus en France, trois travaux en particulier. D’abord, la thèse d’Isabelle Dhommée [1] qui se focalise sur les réactions de rejet violent suscitées par des comédiennes situées hors des normes de la féminité conventionnelle à travers l’épisode du « placard publicitaire » consacré à ces supposées « empoisonneuses du box-office », Ensuite, Katharine Hepburn, Paradoxes de la comédienne, de Marguerite Chabrol (PUR 2019), qui analyse le jeu et le style de la comédienne. Enfin, sans doute la source méthodologique la plus directe, l’article de Noël Burch intitulé « La Garce et le bas bleu [2] », consacré à une étude parallèle des carrières de Katharine Hepburn et d’Edwige Feuillère. Le livre de Sandeau, centré sur la question de l’image de la star dans sa multiplicité, apporte un éclairage aussi nouveau que complémentaire aux travaux qui l’ont précédé.

L’auteur mobilise des sources nombreuses : au cœur de son travail se trouvent bien entendu l’analyse des films et des récits, mais également des matériaux extra-filmiques, notamment le célèbre entretien accordé par la star au présentateur de télévision Dick Cavett en 1973. Le livre intègre aussi certaines apparitions publiques de la star, notamment celles qui marquèrent ses prises de position contre la chasse aux sorcières, positions politiques qui renforcèrent sa personnalité controversée, conduisant à un processus de « neutralisation » dans ses films, notamment dans L’Enjeu (State of Union) sorti en 1948. Ces matériaux visuels sont articulés à l’analyse de traces de réception, tirées de périodiques de cinéma ou de la presse généraliste (Picture Play, Motion Picture, Photoplay, New York Times, Hollywood Reporter, Life), ou empruntées au courrier de fans conservé dans les archives de la star. L’exploitation des chiffres permet également à Sandeau de distinguer les catégories de publics, et d’opposer notamment la réception des spectateur·rice·s des grandes villes et ceux/celles des petites villes rurales, plus à même d’être irrité·e·s par certains traits de la persona de la star.

Au cœur des analyses de celle qui fut décrite comme « insubmersible », une personnalité contradictoire, combinant plusieurs strates étudiées à la fois en synchronie et en diachronie, au fil d’une carrière déployée sur des décennies. La capacité à réunir des traits de personnalité contradictoires constitue une caractéristique fondamentale de la star telle que définie par le théoricien et fondateur des star studies Richard Dyer dans son ouvrage Stars [3] . L’étude de Hepburn par Jules Sandeau offre un exemple éclairant de décomposition (au sens chimique du terme) de ces caractéristiques associées à la persona de la star, qui peuvent, au fil de sa carrière et des évolutions de la société autour d’elle, tour à tour devenir un atout ou un handicap – ainsi, par exemple, les « capacités physiques exceptionnelles » de la star, exploitées et reçues comme une qualité dans The African Queen (1951) deviendront-elles un défaut dans Pat and Mike (1952).

L’auteur place au cœur de son étude ce paradoxe : le fait que la popularité de la star, surprenante par sa capacité à se maintenir dans le temps, ait dû sans cesse se construire contre d’intenses résistances suscitées par certains traits atypiques de sa personnalité, présents dès le début de sa carrière et tour à tour accentués ou atténués. Le livre devient alors, au-delà de l’analyse du « cas » Katharine Hepburn, une passionnante analyse des résistances socioculturelles suscitées par des modèles de féminité atypiques, s’inscrivant non plus seulement dans les star studies, mais bien dans les études de genre en général. Sandeau analyse de manière convaincante la carrière de la comédienne selon un processus répété consistant, dans les films ou à leurs marges, à neutraliser des traits de sa persona qui pourraient apparaître comme menaçants. Entreprise paradoxale car bien entendu ce sont bien ces mêmes traits qui, fondant la singularité de la persona Hepburn, ont assuré sa notoriété. Autant qu’une étude de star, le livre explore alors la rencontre entre une persona et les contradictions d’une société patriarcale, examinant les efforts constants pour, tantôt exploiter, tantôt contenir, les traits les plus saillants d’une star. Jules Sandeau part aussi d’une hypothèse intéressante : la star aurait consciemment élaboré des stratégies pour contrôler son image, à partir d’Indiscrétions (The Philadelphia Story 1940) et « acquis une claire conscience des raisons de son impopularité auprès de nombreux/ses Américain·e·s et de la nécessité de transformer son image pour rester une star de premier plan ».

Parmi les traits qui vont nécessiter, d’emblée, un travail de neutralisation, ou même parfois de punition par les récits, deux traits se détachent en particulier : son androgynie – le côté « garçon manqué » de la star, qui sera ensuite perçu comme un autoritarisme castrateur – et son appartenance de classe, une image aristocratique qui la met en décalage avec le « peuple américain ». Cette analyse permet aussi de revisiter la complémentarité du couple, rendu célèbre notamment par de nombreuses collaborations dans le genre de la « comédie loufoque » ou screwball comedy, Spencer Tracy/Katharine Hepburn. L’auteur, s’appuyant notamment sur le succès des films et des citations de commentaires d’exploitants de salles, analyse la façon dont l’image d’« homme proche du peuple » véhiculée par Tracy (p.178) vient contrebalancer l’image d’aristocrate hautaine de Hepburn. Sandeau relate les va-et-vient entre des poussées d’hostilité, nécessitant des réhabilitations par les films, dont The Philadelphia Story a constitué le meilleur exemple, et une extrême popularité qui fit parfois de Hepburn la « 6e actrice hollywoodienne la plus appréciée du public américain ».

Loin des analyses plus optimistes des théoriciens du genre de la comédie loufoque des années 1930 [4], qui y voyaient un modèle de « guerre des sexes », mais aussi de « conversation entre homme et femme », Sandeau s’intéresse à la manière dont, dans un film comme La Femme de l’année (Woman of the Year 1942), la persona de Tracy est utilisée pour « neutraliser Hepburn au sein d’un couple patriarcal », par contraste avec « la persona trop ‘féminine’ de Cary Grant » (p.157). Le livre offre donc une relecture intéressante de certains grands succès, The Philadelphia Story constituant un paradigme parfait de réhabilitation, montrant la manière dont le personnage – et, derrière lui, la star – est guérie (et punie) de son image d’« aristocrate snob, frigide, narcissique et égoïste ».

Si l’on peut objecter que la réception des films – succès ou flops – n’est peut-être pas toujours uniquement centrée sur les représentations des rapports de genre qu’ils offrent au public, force est de constater l’efficacité de l’éclairage apporté par Jules Sandeau à certaines œuvres phares de la cinéphilie hollywoodienne classique. La violence des scénarios et des dialogues, qui passe inaperçue lorsqu’elle est intégrée dans le brillant tourbillon de la comédie screwball, est ici mise dans une lumière particulièrement crue. On peut penser, notamment, aux invectives adressées au personnage, où se lisent bien sûr en creux ceux adressés à la star et, par-delà, aux femmes qui oseraient transgresser les normes de féminité standardisée : Hepburn, rappelle Sandeau, est ainsi qualifiée de « puritaine », d’« éternelle vieille fille » ou encore de « vierge mariée », et l’abondance des métaphores guerrières (« cette citadelle doit être prise et je suis celui qui s’en chargera ») rappelle bien ce qui se joue sous l’apparente frivolité scintillante des intrigues.

L’étude met ainsi au jour un système permanent de tensions et de rééquilibrages, tels ceux qui indiquent, dans la réception de The Philadelphia Story, la production d’un « parfait équilibre entre ‘la personnalité’ et l’actrice » (p.147). L’auteur montre aussi que la réception des films permet ce processus de rééquilibrage venant toutefois accentuer les contradictions de cette persona duelle combinant dureté et chaleur féminine plus rassurante (p.171).

L’image de Hepburn est analysée par contraste avec des féminités plus acceptables. Dans les années 1930-1940, sa personnalité de la star s’oppose à l’image chaleureuse incarnée par Ginger Rogers. Dans les années 1950, au moment de la sortie de The African Queen (1952), son image de « vieille fille coincée » s’oppose cette fois à l’« idéal de sexualité féminine naturelle, spontanée et dénuée de toute culpabilité » diffusée notamment dans les pages du magazine Playboy. L’évolution même de la persona de Hepburn et des manières différentes dont elle se distingue permet d’observer la succession d’injonctions imposées aux femmes à travers les époques, y compris lorsqu’elles prennent les apparences d’une libéralisation des représentations et d’une libération du corps. Désormais c’est bien au processus généralisé d’« érotisation » des corps féminins que va devoir se soumettre la star, ramenée, dans Pat and Mike par exemple, à un régime voyeuriste propre au cinéma mainstream (p.229).

L’auteur prend en compte la complexité des œuvres et la possibilité de lectures contradictoires et de « mécanismes à double détente », combinant expression et neutralisation de traits subversifs par les récits. Jules Sandeau rappelle d’ailleurs aussi bien la virulence que les limites (rassurantes ?) de ces processus de domestication de la star, à la suite des analyses de Jackie Stacey sur les spectatrices britanniques des années 1940 et 1950 : les fins punitives imposées aux héroïnes pour neutraliser leur force subversive laissent sans doute une empreinte moins forte après des spectatrices que les visions triomphantes antérieures.

« The Unsinkable Kate » intègre aussi des commentaires sur les changements de la société américaine, inscrivant la filmographie de la star dans des cycles comme les « career woman comedies ». Les traits contradictoires de la star sont analysés en résonance avec les contradictions qui traversent la société américaine, telles que les ont notamment exposées des travaux issus des gender studies : ces films qui, s’ils « témoignent de l’appréhension que suscite alors le recrutement des femmes américaines dans le cadre de l’effort de guerre (…) entretiennent cependant une crainte masculine de dépossession et d’émasculation que l’on trouvait déjà dans les magazines et les romans publiés pendant la Dépression » (…), et constituent « une réaction à la visibilité accrue de certaines femmes publiques », en politique par exemple, dont les personnages joués par Hepburn sont perçus comme des échos directs (p.157-158). La construction de Hepburn par rapport à ces personnages féminins n’est pas seulement le fait de ses rôles dans les fictions, mais aussi du rôle qu’elle tient dans les productions, exigeant un certain salaire et imposant son partenaire masculin. Ailleurs, l’auteur met en rapport les réactions contrastées aux prouesses physiques de l’interprète et des personnages qu’elle incarne, dans certains films comme The African Queen ou Pat and Mike, comme le reflet des « impératifs contradictoires auxquels étaient soumis le corps des femmes blanches » pendant la période de l’après-guerre aux États-Unis (p.227). Là encore, l’étude de la filmographie de Hepburn vient résonner avec celle d’autres « textes », comme les magazines féminins de la même période, pour dessiner les contours de normes de genre aussi implicites qu’autoritaires. Le corps de la star est pris en étau entre deux systèmes normatifs potentiellement contradictoires résumés par Elizabeth Matelski [5] : la valorisation de la force et de la vigueur féminine d’abord, puis vers le milieu des années 1950, la montée en force des régimes amaigrissants. Sandeau analyse ainsi l’évolution de nombreux récits comme le passage des facettes menaçantes à l’humanisation de la star. Plus loin, il évoque la manière dont Hepburn va venir, dans Soudain l’été dernier (Suddenly, Last Summer 1959) incarner la terreur de la « mère dominatrice », cette stigmatisation des mères surprotectrices qui traverse la société américaine sous le nom d’idéologie « momiste », mais aussi les échos tissés entre son personnage d’épouse aliénée dans Long Day’s Journey into the Night (1962) et les écrits de Betty Friedan [6] sur la frustration de la femme au foyer.

L’ouvrage n’intéressera pas seulement les aficionados de Katharine Hepburn. Il constitue aussi une application brillante de la méthodologie des star studies et pourra être utilisé de manière fructueuse auprès des étudiants comme exemple de ce champ méthodologique. De ce qu’il n’est pas, d’abord : une plongée façon biopic dans l’intimité des stars – l’ouvrage reste remarquablement pudique sur la vie privée de cette dernière, ne la mentionnant que de manière annexe et à travers son usage par des sources secondaires (entretiens, par exemple), alors même que, comme le rappelle l’auteur, la pudeur de l’actrice a constamment réactivé un désir, chez son public, de découvrir la personne intime sous la « femme impénétrable » (p.177).

À l’ancrage dans le champ théorique des star studies vient aussi s’ajouter un rattachement au domaine des age studies, qui interroge les manifestations du vieillissement et les réactions culturelles à ce processus biologique, d’autant plus marqué que comme l’indique le titre de l’ouvrage, l’une des caractéristiques de la carrière de la star a été sa capacité à se prolonger dans la durée, et donc à affronter les problématiques du vieillissement. Celles-ci, conformément au double standard évoqué par Susan Sontag [7], apparaissent précocement dans la carrière de l’actrice, la conduisant à des ajustements et inflexions. Comme l’écrit Sandeau, « son âge avançant, il devient de plus en plus difficile pour Hepburn d’échapper à cette domestication de son image à l’écran, d’autant plus qu’elle est la seule de toutes les stars féminines de sa génération à n’être ni épouse ni mère à la ville pendant cette période » (p.131). Mais le vieillissement de la star va aussi permettre la transformation de caractéristiques auparavant perçues comme ambivalentes ou négatives, en qualités pleinement positives – c’est le cas, par exemple, de son image « athlétique », qui « va devenir pleinement positive dans la dernière partie de sa carrière en tant qu’énergie au service de la vie », dans des films comme La Maison du lac (The Golden Pond 1981) (p.275). L’auteur esquisse une comparaison éclairante avec la « stigmatisation » du vieillissement chez des stars féminines de plus de 50 ans contemporaines de Hepburn, en particulier celles « dont l’image s’écarte des normes dominantes de féminité » », qui vont composer, notamment dans les films de « stars déchues », des figures susceptibles de basculer dans la monstruosité.

En guise de (possible) happy end, l’auteur résume ainsi sous cette belle formule le pouvoir de fascination de la star : « le rêve d’un corps féminin soustrait à la violence patriarcale qui le définit par sa fonction reproductrice et par sa séduction » (p.388).

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[1« Les cinq "empoisonneuses" : G. Garbo, J. Crawford, M. Dietrich, M. West, K. Hepburn et les États-Unis des années trente : analyse du phénomène social de la star », sous la direction de Noël Burch, Paris 3, 2000.

[2Noël Burch et Geneviève Sellier, Le cinéma au prisme des rapports de sexe, Paris, Vrin, 2009.

[3Richard Dyer et Paul McDonald, Stars, Londres, British Film Institute, 1979 ; trad. Le Star-système hollywoodien, Paris, L’Harmattan, 2004.

[4Stanley Cavell, À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, Vrin, 1993.

[5Elizabeth Matelski. Reducing Bodies : Mass Culture and the Female Figure in Postwar America. New York, Routledge, 2017.

[6Betty Friedan, La Femme mystifiée, [1964] trad. Yvette Roudy, Belfond, 2019.

[7Susan Sontag, « The Double Standard of Aging”, The Other Within Us, New York, Routledge, 1997.