Yannick Ripa, historienne, consacre au dernier ouvrage de Geneviève Sellier un bel article !
______________________________________
Geneviève Sellier s’est plongée dans le courrier des lecteurs et surtout des lectrices de la revue de cinéma, en tirant un panorama révélateur des goûts et des mentalités des années entre 1946 et 1967.
Que le Courrier du cœur, incontournable rubrique de la presse féminine, soit le pré carré des lectrices n’a rien d’étonnant, puisque, selon les normes sociétales de la décennie cinquante, la sentimentalité chez elles domine la raison. Mais qu’elles forment la majorité des courriéristes – des jeunes gens essentiellement – de la rubrique « Potinons » de la revue de cinéma Cinémonde a de quoi surprendre, tant l’injonction « Sois belle et tais-toi ! » est alors forte. Cette surprise réjouit Geneviève Sellier, désireuse de connaître la réception cinématographique féminine et l’éventuel impact du genre sur ce que les bourdieusiens nomment « le goût moyen (émotion et plaisir) ».
Jean Talky est chargé de sélectionner et de commenter des extraits des 150 à 200 lettres hebdomadaires reçues par le magazine, en tête des ventes dans son domaine depuis sa réapparition en 1946. Derrière ce pseudonyme masculin (de l’anglais talkie, film parlant) se cache Suzanne Chantal, tant une expertise cinéphile féminine est alors inconcevable. Pourtant au fil des ans, une véritable critique des « potineuses » émerge, dotée d’un argumentaire solide, apte à contredire les interlocuteurs, souvent péremptoires. Elles ne sont donc pas que des midinettes, surnom qui a déserté le monde des petites couturières du XIXe siècle pour désigner négativement une « jeune fille à la sentimentalité naïve ». Juger la qualité d’un film et le jeu des interprètes n’exclut ni le rêve ni les projections identitaires, selon son sexe, son âge, son niveau culturel et sa classe sociale.
Un idéal qui rompt avec « la masculinité virile et patriarcale »
En tête du hit-parade des princes charmants sur grand écran de l’après-guerre, les chanteurs de charme à l’exotisme méditerranéen – Luis Mariano, Georges Guétary, Tino Rossi – popularisés par la radio, à la différence de Gérard Philipe qui peine à les concurrencer. Le premier s’impose comme « le chéri des midinettes », taisant son homosexualité et valorisant son attachement à sa mère et sa sœur, un latin lover, « figure d’homme féminisé tout entier consacré à l’amour ». Pour satisfaire les « marianistes », regroupées dans des clubs, la vedette a dans le journal sa propre rubrique à l’adresse de « très jeunes filles qui ne peuvent ou ne veulent pas encore fréquenter l’autre sexe », auxquelles il conseille de « se conformer à un idéal féminin altruiste et modeste ». L’autrice attribue ce culte, exclusivement féminin et inédit, à l’image désirable d’un homme doux, composée par le chanteur-comédien, aux antipodes de « la virilité brutale et revancharde nourrie par la guerre ». Autre « antidote aux brutalités de l’après-guerre », Jean Marais, l’acteur préféré des « potineuses ». Et ce malgré son homosexualité, car il incarne la masculinité fragile, vulnérable, un idéal qui rompt avec « la masculinité virile et patriarcale ». À l’égard de cette idolâtrie, les « potineurs » expriment une condescendante misogynie et un mépris pour la culture de masse.
C’est pourtant elle qui permet cette interactivité mixte, une sociabilité très genrée car les jeunes gens, fiers de leur « goût distingué (originalité et cohérence) », adoptent un ton froid, analytique, dépourvu d’émotion. Ils osent néanmoins décrire, plus que les lectrices, leur admiration pour Michèle Morgan, l’actrice la plus populaire de l’après-guerre, dont la persona – personne fictive – résoudrait les rapports de sexe conflictuels de l’époque, combinant « l’humble et le divin » avec une « modernité sublimée ».
Au tournant des années 60, le phénomène Bardot – figure érotique pour les garçons et émancipatrice pour les filles – la Nouvelle Vague et une meilleure instruction de toutes changent la donne : cinéphilies féminine et masculine se rapprochent, au regret de « potineuses », déplorant que la prise de pouvoir de cette cinéphilie savante « au détriment du cœur » dénature la rubrique.
Cette évolution suscite des débats genrés et générationnels, passionnés et révélateurs des mentalités, tels ceux, en 1959, sur Hiroshima, mon amour (Duras et Resnais). Mais, bientôt, Cinémonde doit s’adapter aux programmes de la télévision et à la vogue yé-yé. En 1962, Johnny Hallyday fait son « entrée fracassante » dans le journal qui, l’année suivante, titre sur « le formidable succès [du] courrier du club » de l’idole des jeunes. L’originalité de Potinons disparaît : la présence des hommes devient hégémonique, imposant des standards masculins, et le nombre de lettres publiées tombe à une dizaine par semaine, un déclin qui annonce sa proche disparition.
Geneviève Sellier, le Cinéma des midinettes. Cinémonde, ses « potineuses » et ses potineurs » (1946-1967). PUM, 266 pp., 25 €.
Voir dans Libé : https://www.liberation.fr/culture/livres/le-cinema-des-midinettes-des-potineuses-artistiques-dans-cinemonde-20230629_RF7JDVN6OJBRPFD642Q4QR35LU/