Martin Barnier, Université Lumière Lyon 2 publie sur journals.openedition.org une analyse de l’avant-dernier ouvrage de Geneviève Sellier, Le Cinéma des midinettes.
Cinémonde, ses potineuses et ses potineurs (1946-1967)
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"Le livre de Geneviève Sellier a été conçu dans le cadre d’un projet de l’Agence nationale de la recherche (ANR) : CINEPOP-50, qu’elle a codirigé avec Raphaëlle Moine. Cette ANR a permis la publication de nombreux ouvrages mais aussi la création d’une base de données en ligne indexant les périodiques Cinémonde (Paris, Pagès, 1928-1968) et Le Film Complet (Paris, Société parisienne d’édition, 1922-1958) entre 1945 et 1958. G. Sellier s’inscrit dans le champ des gender studies et des cultural studies ; elle est une pionnière dans ce domaine dans l’université française. Son travail historique et socioculturel avec Noël Burch a donné lieu à de remarquables ouvrages, très novateurs, comme La Drôle de guerre des sexes du cinéma français 1930-1956 (Paris, Nathan, 1996 ; rééd. L’Harmattan, 2019) ou encore Le Cinéma au prisme des rapports de sexe (Paris, Vrin, 2009). Au lieu d’étudier les films de façon formaliste, G. Sellier observe ce qui émeut le public ordinaire du cinéma. Avec cette approche, elle a publié La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier (Paris, Éd. CNRS, 2005) et a codirigé de nombreux livres comme Les Séries policières (avec Pierre Beylot, Paris, Éd. L’Harmattan, 2004) ou encore Cinémas et cinéphilies populaires dans la France d’après-guerre 1945-1958 (avec Gwénaëlle Le Gras, Paris, Éd. Nouveau Monde, 2015).
Cette perspective et cette expertise sur le public populaire a permis à G. Sellier d’analyser avec une grande acuité le courrier des lecteurs, et surtout des lectrices, du magazine Cinémonde. Cette revue, qui tirait à plus de 250 000 exemplaires, était un matériel parfait pour comprendre comment réagissait le « grand public » si souvent méprisé. Dans le magazine, la rubrique « Potinons » ne donne pas des « potins » mais des extraits de lettres envoyés à la rédaction. Les commentaires des courriéristes (Potineurs et Potineuses), sur les acteurs et actrices deviennent de plus en plus précis et fins, permettant de saisir à quel point les films peuvent être reçus comme « des leçons de vie » (voir infra). La rubrique existait depuis la création du magazine en 1928, mais elle prend réellement de l’ampleur entre 1946 et 1966. La rubrique est dirigée par Jean Talky, pseudonyme de Suzanne Chantal, critique, journaliste, historienne et écrivaine qui répond aux questions, organise les dialogues entre courriéristes. Il reste encore des recherches à faire sur cette grande journaliste, même si Myriam Juan et G. Sellier ont déjà bien ouvert le chemin.
Le travail de recherche présenté dans cet ouvrage montre que, très longtemps avant que les Star Studies arrivent à l’université (Richard Dyer et Paul McDonald, Stars, Londres, BFI, 1979 ; Richard Dyer, Heavenly Bodies : Film Stars and Society, New York, Saint-Martin’s Press, 1986 ; on peut néanmoins souligner que, dès 1957, Edgar Morin publie Les Stars (Paris, Éd. Le Seuil), le public, surtout féminin, observait de façon précise l’évolution du jeu des acteurs. G. Sellier compare ses analyses avec les réflexions du public et montre que les spectatrices ordinaires sont très « loin du stéréotype selon lequel la midinette se contenterait d’exprimer son adoration pour une idole » (p. 187). Il s’agit plutôt de juger de la cohérence des choix des acteurs dans leur carrière, du rapport entre l’image de la star et celle des personnages qu’elle incarne, de la qualité des performances. « Pour ce faire, elles les Potineuses font appel à toutes sortes d’instruments rhétoriques qui témoignent d’une réelle recherche stylistique, souvent stimulée par la présence de contradicteurs (le plus souvent des hommes) » (p. 187). L’autrice met en avant la grande finesse d’analyse des lectrices. La réception des lectrices de Cinémonde du cinéma des années 1950 montre que le public voit parfaitement les modifications scénaristiques et les décisions des réalisateurs, scénaristes et studios, quant au statut de « l’Indien » dans le cinéma américain. En 1957, l’une d’elle écrit que les « Indiens » dans les westerns ne sont plus de simples silhouettes qu’on tue « en série », « ils ont maintenant un nom, un visage, une personnalité, et il leur arrive même d’être braves, sympathiques et opprimés » (p. 122).
G. Sellier insiste (p. 119) sur l’opposition entre les instances officielles de légitimation cinéphilique (comme le prix Louis Delluc attribué par les critiques chaque année, les revues cinéphiliques, etc.) et le « goût moyen » du grand public (Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éd. Minuit, 1979). Le constat de G. Sellier est clair : le rapport éthique et émotionnel aux films a été écrasé, à partir de la fin des années 1950, par la cinéphilie savante qui impose un rapport esthétique, élitiste, distancié et érudit aux films (p. 124). Par conséquent, l’approche de l’histoire de la cinéphilie s’est, jusqu’à il y a peu, concentrée sur ces revues célèbres, mais peu lues, et pas assez sur les centaines de milliers de lecteurs et lectrices de Cinémonde. Pourtant le lectorat de ce magazine voit tout autant de films que celui des Cahiers ou de Positif. De nombreuses idées reçues tombent alors devant les analyses de G. Sellier. Par exemple, la réception d’Hiroshima mon amour (1959) : loin d’être considéré comme un film élitiste, il a reçu un accueil enthousiaste dans Cinémonde où le choc émotionnel a été souligné dans de nombreuses lettres. Les films sont souvent observés comme des « leçons de vie » (Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, La Leçon de vie dans le cinéma hollywoodien, Paris, Vrin, 2008).
Les deux films plébiscités par les courriéristes, Les Amants (1958) et Hiroshima mon amour, prennent leur personnage féminin au sérieux et sont tous deux écrits par des femmes (Louise de Vilmorin, Marguerite Duras). La performance de Jeanne Moreau dans Les Amants « est étroitement associée à la leçon de vie que transmet le film aux spectatrices. Jeanne Moreau est la première actrice à exprimer la jouissance féminine alors que le cinéma a jusque-là privilégié l’excitation érotique pour un regard masculin, sur des femmes transformées en objet sexuel » (p. 204).
Certaines Potineuses écrivent régulièrement à Cinémonde. Leurs courriers permettent d’analyser la façon dont ces femmes s’évadent des contraintes de leur quotidien en admirant certains acteurs. Une même lectrice évolue dans ses jugements au cours des années et ne défend pas les mêmes types de personnages. Le cinéma est un espace de liberté très important pour les jeunes femmes des années 1950 et l’anonymat permet des confessions limpides sur les conditions de vie des courriéristes. En 1956, une lectrice écrit que se marier c’est renoncer « à sa liberté et à ses rêves » (p. 120) et le courrier en général montre une préférence très nette pour les acteurs homosexuels (même si leur orientation sexuelle n’est jamais dévoilée à l’époque, passim) dans les années 1950. Cela sert l’analyse de G. Sellier dans le contexte des rapports femmes/hommes de la période : pour G. Sellier, la brutalité du patriarcat envers les femmes dans l’après-guerre peut expliquer le succès des acteurs à la « masculinité douce » (p. 62) comme Jean Marais, Luis Mariano, Jean-Claude Pascal, etc.
L’évolution du cinéma et de la fréquentation des salles impacte la revue et la rubrique « potinons » : au tournant des années 1960, les hommes évincent progressivement les femmes de cette rubrique. Une Potineuse s’insurge « Potinons est-il un courrier de correspondants dont le souci majeur est le cinéma, ou une revue philosophique où chacun discute sur un thème donné. Quelle belle prose, mais pauvre cinéma, où es-tu ? » (p. 217). La maquette et la place laissée au courrier se modifient. La promotion des programmes de télévision et, surtout, de la culture « yéyé » désarçonne les habitués de la rubrique entre 1962 et 1966. Après cette date et la mort du propriétaire de Cinémonde, le déclin de la revue est assez rapide et celle-ci s’arrête en 1971.
Un reproche sur l’édition du livre : il est impossible de lire les articles de Cinémonde reproduits, parfois, sur une partie de la page et la rubrique « Potinons » est sur une photo si petite qu’on ne peut la déchiffrer, même avec une loupe. Ces images sont rares, ce qui est vraiment dommage. Il aurait été très intéressant de pouvoir lire « en contexte » ces courriers. On arrive dans certains cas à voir les photographies (souvent de style « pin-up ») et les publicités (tels les produits pour avoir « la poitrine parfaite », « le nez parfait », « grandir », dans le numéro du 12 juin 1953) qui entourent les lettres. En outre, comme l’ouvrage est constitué de chapitres reprenant des articles publiés dans des revues (Théorème, French Screen Studies, Textuel, etc.) et ouvrages collectifs, le début du livre répète à plusieurs reprises les informations sur Cinémonde ou sur Jean Talky/Suzanne Chantal. Mais ces défauts mineurs n’enlèvent rien à la qualité essentielle du travail de G. Sellier, l’ouverture d’une nouvelle façon d’analyser la réception des films et l’étude sociologique des courriéristes en fonction de leur écriture est remarquable.
L’expertise des spectatrices, qualifiées avec dédain de « midinettes » par beaucoup de chercheurs jusqu’à une période récente, en ce qui concerne les jeux d’acteurs, et la qualité éthique des films, est démontrée de façon indéniable. Comme l’explique l’autrice en conclusion, cette rubrique de courrier est une source exceptionnelle « pour documenter la cinéphilie du public ordinaire » (p. 237). La chercheuse a prouvé qu’il s’agit d’un vrai lectorat qui écrit avec régularité. L’importance de Brigitte Bardot est soulignée une fois de plus en ce qui concerne l’émancipation des jeunes femmes dans les années 1950 (p. 39-40).
Ce livre dessine le paysage des goûts cinématographiques des lecteurs et lectrices de Cinémonde, qui est différent du goût des critiques mais également des « films à succès » : avant la Nouvelle Vague, les lectrices privilégient les films à costumes et les drames psychologiques français, alors que les lecteurs aiment les films policiers, d’aventure et de guerre. Le plus grand public plébiscite donc les films franco-italiens d’aventure ou de comédie.
Pour G. Sellier, la rubrique « Potinons » a permis de créer une communauté virtuelle qui transgressait les barrières de classe, de genre et de génération. La fin de cette rubrique a entraîné la perte d’une cinéphilie féminine qui articulait éthique et esthétique en prenant en compte les émotions dans les films. Pour l’autrice, les clivages sont aujourd’hui encore plus grands entre le « populaire », le « goût moyen » et le « goût distingué » (p. 241) sur des forums et des sites Internet. Mais, depuis la vague MeeToo, elle constate un développement des blogs et sites cinéphiles explicitement féministes."