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Alain Delon / 1935–2024


par Ginette Vincendeau / mercredi 21 août 2024

La beauté ambigüe d'un "dur" mélancolique

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Beau comme un dieu, le jeune Alain Delon était destiné à la célébrité. Un visage angélique, une silhouette virile et élégante, un charisme insolent ont plus que compensé le manque de formation professionnelle. Ses rencontres avec des cinéastes talentueux comme Luchino Visconti, René Clément, puis Jean-Pierre Melville et Joseph Losey l’ont élevé au rang de l’une des plus grandes stars du cinéma français d’après-guerre, qu’il a su investir dans son versant d’auteur comme dans son versant populaire. Alain Delon a mené une carrière longue et mouvementée, avec son lot de triomphes, de désastres et de controverses médiatisées, mais il a marqué son époque et le cinéma français de manière indélébile en projetant une figure d’homme aussi puissante qu’énigmatique.

Alain Delon est né en 1935 dans une famille modeste de la banlieue parisienne. Divorcée du père du jeune Alain, sa mère souhaita qu’il suive les traces de son beau-père charcutier. Ce n’est pas de son goût et sitôt son apprentissage terminé, il devance l’appel et part en Indochine. De retour en France, il fait des « petits boulots » mais son physique exceptionnel attire rapidement l’attention, entre autres de Georges Beaume, journaliste vedette de Cinémonde et agent très influent.
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Suivent quelques petits rôles dans des films grand public. Puis Christine (Pierre Gaspard-Huit, 1958), Faibles femmes (Michel Boisrond, 1959) et surtout Plein Soleil de René Clément (1960) lui confèrent une renommée nationale. Il entame aussi une liaison très médiatisée avec sa partenaire dans Christine, la grande star autrichienne Romy Schneider (leur liaison, intense, ne durera pas mais ils resteront amis).
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Le reste du monde découvre Delon également en 1960 dans Rocco et ses frères de Visconti. La rencontre capitale avec le maestro italien lui amène le respect de la critique, une brève carrière sur scène (avec Schneider) et un rôle principal dans le somptueux Guépard (1963) où il forme un couple magnifique avec Claudia Cardinale.
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Delon poursuivra une carrière italienne intermittente, qui comprend notamment l’œuvre moderniste de Michelangelo Antonioni, L’Éclipse, en 1962. L’ascension de Delon vers la gloire est si spectaculaire que dès 1964 il fait l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque française. Inévitablement, Hollywood l’appelle. Grisé par l’espoir d’une carrière internationale, Delon part pour Los Angeles en tenant des propos imprudents sur l’esprit de clocher du cinéma français et européen. Mais ni Once A Thief (1965) de Ralph Nelson, ni Lost Command (1966) de Mark Robson, ni plus tard Scorpio de Michael Winner (1973) et encore moins Airport ‘79–Concorde (1979) n’ajoutent quoi que ce soit à sa réputation. Comme beaucoup d’acteurs français à Hollywood, il joue le « Frenchie » ou les seconds couteaux auprès de stars hollywoodiennes comme Dean Martin ou Burt Lancaster. La renommée et la gloire de Delon seront toujours ancrées dans le cinéma français.
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La persona de star de Delon est née dans Plein Soleil, première adaptation du roman de Patricia Highsmith Le Talentueux M. Ripley, où il a astucieusement insisté pour jouer le tueur ambigu Ripley et non sa victime (qui sera finalement incarnée par Maurice Ronet), contre le souhait initial des producteurs. Un critique qualifiera le film de « pure contemplation de la beauté glaciale de la star ». En effet, la beauté de Delon est au cœur de son image de star. Il est comparé à James Dean et les commentaires vont bon train sur sa beauté « diabolique », « androgyne » ou « ambivalente ». Certains films – Faibles Femmes, Plein soleil, Les Félins (René Clément, 1964) et La Piscine (Jacques Deray, 1969) – le présentent comme l’objet central du regard et du désir des femmes et parfois des hommes, voire en font, comme dans Les Félins, pratiquement un gigolo. Dans cette première période, le récit des films, la mise-en-scène (par exemple l’utilisation des miroirs), tout contribue à souligner sa beauté, à la limite du narcissisme : la caméra et les éclairages mettent en valeur l’éclat de ses yeux bleus, ses pommettes ciselées, sa mèche tombante. À bien des égards, la caméra le traite comme on traite habituellement les femmes au cinéma.

Parallèlement, comme son rival Jean-Paul Belmondo, Delon développe l’image d’un « dur », dans des films qui touchent un large public et assurent sa popularité. Ainsi, il joue avec brio dans des polars comme Mélodie en sous-sol (Henri Verneuil, 1963) et Le Clan des Siciliens (Verneuil, 1969), dans les deux cas face à Jean Gabin, l’une de ses idoles, et dans Borsalino (Deray, 1970) avec Belmondo. Ce personnage de gangster le propulse au sommet du box-office national et lui assure la renommée en Asie du Sud-Est, notamment au Japon et en Corée, où il est considéré comme un idéal de beauté masculine occidentale (à l’inverse, Jean-Pierre Melville notait qu’il y avait « quelque chose de japonais chez lui »). Au début du 21e siècle, son nom est encore attaché en Asie du Sud-Est à une marque de cigarettes et à une ligne de produits de beauté. En Europe, Delon se lance dans la production. Il fonde sa propre société, Delbeau (plus tard Productions Adel), produisant des films tels que Borsalino, sur lequel il se heurte publiquement à Belmondo, mécontent que le nom de Delon apparaisse deux fois au générique, en tant que star et en tant que producteur.
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La trilogie de films de gangsters de Jean-Pierre Melville, Le Samouraï (1967), Le Cercle rouge (1970) et Un flic (1972), fait évoluer de manière décisive la figure de Delon vers une identité plus sombre, mélancolique, à l’image du « samouraï » qui parcourt le film de Melville en trench-coat et chapeau de feutre, le révolver à la main, quasiment mutique. Cette image masculine taiseuse, hyper-contrôlée et au minimalisme glamour va l’accompagner pour le reste de sa carrière. Dans le même temps, son image « à la ville » prend une tournure plus scandaleuse. En octobre 1968, son secrétaire/homme à tout faire Stefan Markovic, un ressortissant yougoslave au passé trouble, est retrouvé assassiné près de Paris. Les circonstances du meurtre n’ont jamais été entièrement élucidées et, à un moment donné, les soupçons se sont même portés brièvement sur Delon, rapidement innocenté. L’affaire a cependant révélé au public ses liens avec les milieux criminels, y compris le mafieux corse François Marcantoni et Markovic lui-même, dont les activités comprennent le chantage et l’organisation de « parties fines » au profit de personnalités de haut rang, dont, selon une rumeur, Claude Pompidou, épouse du futur président de la République. Néanmoins, cet épisode trouble ne nuit pas à la célébrité de Delon à l’écran.

Dans la foulée des films de Melville, il joue pendant les années 1970 et 1980 dans une série de policiers à succès, mais de plus en plus en tant que flic plutôt que gangster. Dans ces films aux titres révélateurs – Un flic, Flic story (Deray, 1975), Pour la peau d’un flic (1981, qu’il dirige lui-même), Parole de flic (José Pinheiro, 1985), Ne réveillez un flic qui dort (Pinheiro, 1988), son personnage s’est endurci vers une figure plus brutale et misogyne, qui conserve néanmoins son allure « cool » et son jeu intériorisé, minimaliste. Avec ces films, il touche un large public populaire mais s’attire la désapprobation de la critique qui estime qu’il trahit les prestigieux films d’auteur de ses débuts.
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En même temps, il continue à apparaître et, dans certains cas, à produire, quelques œuvres de cinéastes respectés, par exemple dans Le Professeur (Valerio Zurlini, 1972), Monsieur Klein de Joseph Losey (1976), Un amour de Swann de Volker Schlöndorff (1984) et Nouvelle Vague (1990) de Jean-Luc Godard, justifiant ainsi sa carrière à deux vitesses : « Si je faisais des films-révolver, c’était justement pour produire Le Professeur ou Monsieur Klein. »

Le succès de l’image de « dur » qui a soutenu Delon pendant plus de deux décennies commence à s’estomper à la fin des années 1980 et il connait des échecs calamiteux comme Le Retour de Casanova (Édouard Niermans, 1992), film pour lequel, à la Robert de Niro, il prend délibérément du poids et Le Jour et la nuit (Bernard-Henri Lévy, 1997). Quand Patrice Leconte réunit à nouveau Belmondo et Delon pour Une chance sur deux (1998), dans lequel les deux stars vieillissantes incarnent le « père » de Vanessa Paradis en Lolita, le film échoue malgré son casting trois étoiles. Delon se tourne alors vers la télévision. Il travaille comme présentateur et défenseur de films classiques, et comme star et producteur de la mini-série à gros budget Cinéma (1988) mais c’est un autre échec. Il refait du théâtre, apparaissant en 1998 dans Variations énigmatiques d’Éric-Emmanuel Schmitt au Théâtre de Paris, cette fois avec succès. Fabio Montale (2001), une série télévisée adaptée des romans policiers cultes de l’auteur marseillais Jean-Claude Izzo a un peu plus de succès, après avoir provoqué la polémique, les opinions de droite de la star entrant en contradiction avec les tendances de gauche bien connues de l’écrivain.
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En effet, la vie privée d’Alain Delon et ses prises de position ont connu des hauts et des bas. Patriote déclaré et fervent admirateur du Général de Gaulle (il achète aux enchères le manuscrit de l’Appel du 18 juin pour l’offrir à la Fondation De Gaulle), il est aussi ami de Jean-Marie Le Pen qu’il a connu en Indochine. Il soutient cependant la droite traditionnelle, tout en tenant des propos réactionnaires, par exemple contre l’homosexualité. Quant à ses amours, après sa liaison avec Romy Schneider (les deux stars tournent ensemble dans La Piscine sur l’insistance de Delon), il épouse en 1964 l’actrice Francine Canovas, qui joue avec lui dans Le Samouraï sous le nom de Nathalie Delon et divorcent en 1969. Ils ont un fils, Anthony Delon (né en 1964), qui deviendra acteur et entrepreneur. Delon sera par la suite associé à de nombreuses autres femmes, dont les actrices Mireille Darc, Anne Parillaud et la chanteuse du Velvet Underground Nico, avec qui il a un fils, Christian Aaron (« Ari ») Boulogne (1962-2023), qu’il refuse de reconnaître et qui sera élevé par la mère de l’acteur après la mort de Nico (l’épisode apparaît dans le documentaire Nico Icon de Susanne Ofteringer en 1995). Dans les années 1990, Delon a deux autres enfants avec la mannequin et journaliste néerlandaise Rosalie van Breemen : Anouchka (née en 1990) et Alain-Fabien (1994). Le couple se sépare en 2001, mais Delon reste proche de sa fille (« la femme de ma vie »), avec laquelle il joue sur scène dans Une journée ordinaire en 2011, dans le rôle... d’un père qui a du mal à accepter que sa fille ait un amoureux. Delon apparaît de plus en plus fréquemment dans la presse comme un personnage amer, qui déplore sa vie amoureuse ratée et ses rêves évanouis d’une vie de famille traditionnelle, assis entouré de ses énormes chiens dans sa somptueuse demeure au bord du lac Léman (il a émigré en Suisse à l’arrivée du gouvernement socialiste de François Mitterrand) ou dans sa propriété « refuge » de Douchy dans le Loiret (où il est décédé). Plus récemment, ses affrontements avec ses fils Anthony et Alain-Fabien, et les conflits entre les (demi)frères et leur (demi)sœur, ont fait la une des journaux et magazines.

Au-delà des vicissitudes peu glorieuses de la culture contemporaine des célébrités, Delon reste une figure immense du cinéma français et européen. Sa présence est au cœur de films exceptionnels tels que Plein soleil, Rocco et ses frères, L’Éclipse, Le Samouraï, Monsieur Klein qui expliquent son prestige cinéphilique, et sa célébrité internationale est confirmée de manière amusante par le livre de Benjamin Berton (2009), Alain Delon est une star au Japon (où de jeunes fans japonais le kidnappent). Mais il a également contribué au cinéma populaire français avec son personnage de flic mythique. Une affiche d’Un flic est fréquemment accrochée aux murs de commissariats de police dans les films et séries télévisées françaises, dont Engrenages. Palme d’or d’honneur à Cannes en 2019 (qui rattrape le fait que, comme Belmondo, il n’était pas invité au 50e anniversaire du festival en 1997), Delon symbolise une période du cinéma français d’après-guerre, où les stars brillaient d’une aura particulière et pouvaient, sur leur nom, attirer des millions de spectateurs. Sa mort à bien des égards marque la disparition d’un cinéma véritablement populaire, le temps où l’on allait voir « le dernier Delon », ultime période où le cinéma français dominait encore le box-office national.

Le ton nostalgique des réactions à la mort de Delon s’explique aussi parce qu’il représente (malgré sa nationalité suisse depuis 1999) un modèle de masculinité française valorisant, glamour, qui n’a plus cours. Icone virile des « Trente Glorieuses », Delon incarne l’érotisme masculin triomphant du temps heureux de la nouvelle société de consommation – voir La Piscine ou Plein soleil avec leurs somptueux paysages méditerranéens, leurs yachts, piscines, belles voitures, magnifiques villas et jolies femmes. Ses personnages de séducteur à la beauté quelque peu ambigüe des débuts, érotisés et « féminisés » par la caméra, se muent en gangsters machos imperturbables et, peu à peu, s’opposent aux nouvelles valeurs (faisant écho à ses propres positions politiques), mais sur un mode intériorisé et mélancolique, contrairement aux cascades et au ton rigolard de Belmondo au même moment. Idole sexy, mais aux films chastes, il reste une image de beauté masculine idéale, figure éminemment hétérosexuelle, à l’écran et en dehors (même s’il joue le rôle de l’homosexuel Charlus dans Un amour de Swann). L’âge venu, il s’est coulé dans le schéma père-fille (comme son héros Gabin) face à de très jeunes actrices, y-compris sa fille. Mais, comme le montrent les nombreuses couvertures des journaux qui le pleurent aujourd’hui 19 août 2024, lendemain de sa mort, et comme sur la publicité de l’Eau Sauvage de Christian Dior de 2009, c’est le sublimement beau Alain Delon des années 1960 dont on veut garder le souvenir.

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