Musidora qui êtes-vous ? ouvrage collectif dirigé par Carole Aurouet, Marie-Claude Cherqui et Laurent Véray, Paris, éditions de Grenelle, 2022, 269p. 35€
______________________________________
Cette grande artiste aux talents multiples, trop souvent réduite à la silhouette noire en combinaison moulante qui fascina les surréalistes, méritait à coup sûr cet épais volume très richement illustré rassemblant les contributions d’une vingtaine d’historien.nes, archivistes, écrivain.es, cinéastes, critiques, spécialistes de littérature, de musique et d’arts plastiques. Musidora est beaucoup plus que l’incarnation d’Irma Vep, sorte de Fantômas au féminin, l’érotisme en plus, sortie tout droit des Vampires de Feuillade en 1915.
Ce volume documente la très riche carrière au music-hall de celle qui prit le pseudonyme de Musidora en hommage à un personnage de Théophile Gauthier. Douée pour le dessin, elle interrompt sa formation à l’Académie Julian pour se produire sur scène dès l’âge de 20 ans, en 1910. Elle enchaîne ensuite les engagements dans les revues où sa beauté brune et ses grands yeux font merveille. C’est aux Folies-Bergère que Feuillade la repère et la fait débuter au cinéma dès 1913. Elle mènera de front sa carrière sur la scène et devant la caméra, où elle triomphe dans les feuilletons de la Gaumont.
Mais elle s’inscrit aussi dans une filiation féministe, d’abord à travers sa mère, militante. Elle devient très jeune la protégée et l’amie de Colette, dont elle jouera Claudine à Paris en tournée en 1911, avant de se produire en 1912 dans une revue avec son amie ; elles traverseront ensemble les turbulences de la guerre dans un petit phalanstère féminin dont fera partie aussi Marguerite Moreno. En décembre 1916, elle réalise et interprète une adaptation de Minne l’ingénue libertine, malheureusement perdue ; Colette la fait engager ensuite pour être l’interprète de La Vagabonde, réalisée en Italie en 1917, qui sortira à Paris en 1918 (film également perdu). À la suite de cette expérience, Musidora crée une société de production à son nom, pour tourner fin 1918 un scénario de Colette, La Flamme cachée, l’histoire d’une étudiante prise dans un triangle amoureux (il n’en reste que quelques photogrammes). À la suite de quoi elle part en Espagne en 1920 où elle réalisera et interprètera trois films, Pour Don Carlos, adaptation d’un roman de Pierre Benoit ; Soleil et ombre en 1922, et La Terre des taureaux en 1924. Ses trois films se caractérisent par l’utilisation de décors naturels et d’une figuration locale, ce qui donne à ses œuvres un cachet d’authenticité remarquable.
Elle n’a jamais cessé pendant toutes ces années de se produire sur scène et c’est son mariage en 1927 avec un médecin, un certain Clément Marot (!) et la naissance d’un fils en 1929 qui l’éloigneront du monde du spectacle (comme pour Alice Guy, le mariage devient un obstacle à sa carrière). Mais elle pratique alors d’autres formes de création : en 1928 elle publie un roman au titre évocateur, En amour tout est possible, ainsi que plusieurs recueils poétiques au fil des années. Ses talents de dessinatrice se manifestent en de multiples occasions, par exemple en illustrant les contes qu’elle invente pour son fils. Après son divorce pendant l’Occupation, elle commence une troisième vie, engagée par Henri Langlois au bureau de presse et à la commission des archives de la Cinémathèque française naissante, où elle se démène pour retrouver les témoins des débuts du cinéma. Elle décède en 1957.
Les contributions de l’ouvrage mettent en lumière tour à tour ses performances au music-hall, qui avaient fait d’elle une vedette avant que Feuillade ne la repère ; son talent de poétesse ; son jeu d’actrice au cinéma et les feuilletons qui feront d’elle l’incarnation absolue de la vamp ; les images iconiques qui se répètent ensuite sur les affiches et dans la publicité ; son talent de réalisatrice est analysé à travers les films réalisés en Espagne ; l’ouvrage examine aussi la présence de Musidora dans la presse de l’époque et enfin la postérité de son mythe dans divers domaines artistiques : la « biographie rêvée » de Jean-Christophe Averty pour l’ORTF en 1973 ; Irma Vep (1996) le film d’Olivier Assayas où Musidora se réincarne en Maggie Chang (on sait qu’Assayas a depuis décliné Irma Vep en série) ; les très riches variations de peintre Jean Le Gac autour de l’image d’Irma Vep/Musidora. La postérité de Musidora enfin, c’est le collectif de militantes cinéphiles et cinéastes, créé sous ce nom en 1973, pour lequel Pierre Zucca fera une affiche où se démultiplie la cagoule d’Irma Vep. Ce collectif organisera avec succès en 1974 le premier festival de films de femmes, ancêtre direct de celui qu’anime encore aujourd’hui à Créteil Jackie Buet.
À travers toutes ces contributions très documentées, la créativité de Musidora apparaît d’une richesse et d’une diversité hors du commun, qui finissait par être masquée par la fascination fétichiste pour la silhouette des Vampires…