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Nuri Bilge Ceylan / 2023

Les Herbes sèches


par Geneviève Sellier / mercredi 13 septembre 2023

Une vision masculine complaisante et bavarde

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Depuis Winter Sleep, Palme d’or au festival de Cannes 2014, le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan, scénariste de tous ses films, propose des films de plus de trois heures. Les Herbes sèches bat le record avec sa durée de 3h17mn. Connu pour son esthétique contemplative qui met en valeur la rudesse des paysages turcs, enneigés ou arides, il a ajouté à son arsenal depuis Winter Sleep, des conversations à bâtons rompus interminables entre les personnages, à la limite du supportable dans son dernier opus…

J’avais été séduite par Winter Sleep, au-delà du pittoresque des habitations troglodytes du village d’Anatolie où se déroule l’intrigue, par la critique du patriarcat qui s’y déployait à travers le personnage principal, un intellectuel d’âge mûr, naguère acteur de théâtre, mais aussi propriétaire foncier vivant de ses rentes, marié à une femme beaucoup plus jeune, qu’il échouait à maintenir sous son emprise à la fois psychologique et économique. Les deux personnages féminins, la sœur et la jeune épouse, constituaient un contrepoint fort à l’omniprésence du personnage masculin.

Dans le film suivant, Le Poirier sauvage (2018), qui fait lui aussi plus de trois heures, un jeune apprenti écrivain qui vient de terminer sa formation d’instituteur à Istamboul et tente vainement de trouver des aides pour publier son premier ouvrage auprès des notables de son village où il est revenu, monopolise le récit de façon plus complaisante et sans réel contrepoint féminin ; les interactions principales se font entre le protagoniste et son père, un instituteur à la veille de la retraite qui se nourrit de rêves plus ou moins dérisoires (creuser un puits sans jamais trouver de l’eau) et ruine à cause de ses dettes de jeu sa famille et sa réputation. La jeune fille que le protagoniste rencontre furtivement au début, disparaît du récit (elle se marie…) et sa mère n’existe que comme épouse déçue et mère admirative. Pour autant il ne s’agit pas ici d’une critique du patriarcat, mais plutôt d’un portrait complaisant des rapports père-fils. Les autres scènes de conversation sont interminables (l’une imaginaire avec un écrivain reconnu, l’autre avec les deux imams du village qui défendent des lectures opposées du Coran). On a l’impression que la réputation internationale acquise par le réalisateur a eu pour effet pervers une complaisance certaine, à la fois esthétique et idéologique.

Les Herbes sèches est produit par le réalisateur lui-même avec l’argent des télévisions publiques turque et allemande et Arte France. Le protagoniste principal, Samet, est professeur, photographe d’art à ses heures, venu d’Istanbul ; il enseigne le dessin pour la 4e année dans le collège d’un village reculé d’Anatolie où les hivers sont rudes. Il cohabite avec Kenan, un collègue professeur de sociologie, qui lui est originaire de la région. Ils vont être accusés de comportements inappropriés par certaines de leurs jeunes élèves. En fait on a vu Samet entretenir des relations privilégiées avec Sevim, une jeune adolescente brillante qui vient lui faire ses confidences dans le bureau personnel qu’il s’est aménagé dans l’école et à qui il a offert un petit boitier de maquillage. Samet et Kenan sont convoqués par le recteur de l’académie et finissent par comprendre que les accusations viennent de Sevim.

On a assisté auparavant à une scène troublante : le principal du collège, accompagné d’une collègue « rigoriste », fait une « descente » dans la classe de Samet, pour fouiller les sacs des élèves, à la recherche d’objets interdits, dont le maquillage. On supprime à Sevim son boitier et une lettre (d’amour semble-t-il). Cette lettre est récupérée par Samet, qui s’apprête à la lire, quand Sevim fait irruption dans son bureau pour en réclamer la restitution ; son professeur prétend ne pas l’avoir et tente de lui tirer les vers du nez : l’adolescente est blessée et on comprendra qu’elle a décidé de se venger. Ce qui est gênant dans ces péripéties, c’est que le point de vue du film reste ambigu sur le comportement du protagoniste. Pour une spectatrice d’aujourd’hui, à l’heure de #MeToo, il est évident que le professeur abuse de son pouvoir en entretenant des rapports de séduction avec cette adolescente, puis en lui volant sa lettre (on ne saura d’ailleurs jamais son contenu ni si elle s’adresse à lui). Mais le film ne développe aucun point de vue critique sur cette histoire : on a même droit à la fin à une envolée lyrique en forme de monologue intérieur de Samet qui, seul au sommet de la colline qu’il vient de gravir, rend un vibrant hommage à l’adolescente, malgré les déboires qu’elle lui a valus, ce qui est une façon implicite de blanchir le personnage.

L’autre personnage féminin du film est Nuray (Merve Dizdar, couronnée à Cannes du prix de la meilleure actrice), enseignant l’anglais dans la ville voisine, qui a fait elle aussi ses études à Istanbul ; elle boite parce qu’elle a été amputée d’une jambe à la suite d’un attentat terroriste dont elle a été victime avec d’autres camarades d’un groupe militant de gauche. La première rencontre entre Samet et Nuray ressemble à un rendez-vous arrangé (ils ont tous les deux la trentaine bien avancée) mais devient une relation amicale, à laquelle Samet associe son colocataire Kenan : celui-ci semble intéresser davantage Nuray qui a déjà une petite réputation comme peintre. Mais Kenan est aussi timide que Samet est à l’aise dans sa relation avec Nuray. Une sourde rivalité s’instaure entre les deux hommes, quand Samet découvre que Kenan et Nuray se voient sans qu’il le sache (Kenan lui apprend à conduire). Un peu plus tard, Nuray invite les deux hommes à dîner mais Samet ne transmet pas l’invitation à Kenan et vient seul. Malgré sa déception, Nuray dîne avec Samet, et s’ensuit une interminable conversation (encore une !) où s’opposent l’engagement de Nuray et l’individualisme de Samet, jusqu’à ce que le vin aidant, Nuray invite Samet à passer la nuit avec elle.

Le réalisateur éprouve alors le besoin de casser l’illusion de réalité : Samet ouvre une porte qui débouche sur un plateau de tournage qu’il traverse pour aller boire de l’eau avant de repartir dans l’univers diégétique, où l’histoire reprend comme si de rien n’était : ce procédé vieux comme Godard n’apporte rien, sinon une impression de cuistrerie. Le film dure encore une bonne demi-heure après cette « sortie », dans une sorte d’épilogue dont le « héros » ne sort pas grandi, même s’il a droit à un monologue intérieur qui tente de lui donner une épaisseur existentielle.

L’impression principale que m’a donné ce dernier opus, c’est qu’il dure une heure de trop et que la critique de la domination masculine qui traversait Winter Sleep a complètement disparu. Certes le personnage principal des Herbes sèches n’est pas sympathique mais le point du vue du film reste très ambigu, du fait même que Samet est le seul à exprimer son intériorité par des monologues intérieurs.


générique


Polémiquons.

  • Dans Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan,les vies s’engloutissent dans une neige qui tombe pendant près de trois heures. Un petit bourg près de Dyarbakir, perdu sur le plateau anatolien. Samet, un professeur d’arts plastiques originaire d’Istanbul, la quarantaine, revient de vacances. Le long ennui qui l’attend, les questions qu’il se pose sur la direction prise par son existence sont littéralement incarnées par le long plan initial où on le voit marcher pesamment dans la neige vers la caméra qui l’attend pour le cueillir au ras de sa vie. Ses collègues pleins d’enthousiasme, son colocataire Kenan qui l’emmène à la source, un endroit splendide au milieu des montagnes où, en effet, le monde semble avoir commencé, tout cela lui remonte un peu le moral. Et puis il y a son élève Simet, intelligente et passionnée, avec qui il a une relation pour le moins ambigüe (il lui apporte curieusement des cadeaux à la rentrée) et qui, furieuse qu’il ait en sa possession un de ses billets d’amour, l’accuse calomnieusement de s’être mal conduit. Enfin sa collègue Nuray, la militante d’extrême gauche, handicapée à la suite d’un attentat, et qui cherche autant la révolution que l’amour.

    Le film donne l’image d’une société ligotée avec des personnages masculins qui ne parviennent pas à se débarrasser de leurs schémas patriarcaux, des femmes rebelles mais victimes. Personne n’échappe à cet enfermement, sauf à s’évader de la fiction en allant faire, comme Samet, un tour sur un plateau de cinéma pour respirer et boire un peau d’eau, dans un monde - celui du cinéma - où tout est encore bien plus faux. L’art de Nuri Bilge Ceylan, c’est l’ampleur avec laquelle il traite son sujet : comme dans les splendides plans larges où ses personnages cherchent leur chemin, les longs dialogues entre les personnages inhabituels dans le cinéma d’aujourd’hui. Le désespoir personnel de chacun est traversé par les déchirements de la société turque partagée entre religion et laïcité, culture occidentale des villes et traditionalisme des campagnes, militants idéalistes et petits potentats locaux. Ce regard pointu sur ce qui meut les uns et les autres, sur ce qui peut bouger et surtout sur ce qui reste immobile, le cinéaste prend son temps pour l’installer, le développer. On peut trouver ses films longs, mais si on avait le courage de les revoir, on y trouverait en grand format l’image de la Turquie.

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