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On trouve dans le dossier de presse des Feuilles mortes, une note d’intention du réalisateur et scénariste Aki Kaurismäki : « Même si j’ai acquis aujourd’hui une notoriété douteuse grâce à des films plutôt violents et inutiles, mon angoisse face à des guerres vaines et criminelles m’a enfin conduit à écrire une histoire sur ce qui pourrait offrir un avenir à l’humanité : le désir d’amour, la solidarité, le respect et l’espoir en l’autre, en la nature et dans tout ce qui est vivant ou mort et qui le mérite. »
C’est en effet un beau mélo réduit à sa plus simple expression : deux personnages solitaires se rencontrent dans un bar karaoké, mais il perd son téléphone et ne connaît pas encore son nom ; elle est licenciée du supermarché où elle travaille parce qu’elle a pris un produit périmé au lieu de le mettre à la poubelle ; lui est licencié d’un premier puis d’un deuxième boulot parce qu’il boit ; elle retrouve du travail dans une usine métallurgique ; ils se retrouvent à la sortie d’un cinéma et elle l’invite à dîner, mais elle le surprend en train de vider sa gourde de gnole : exclu pour elle de sortir avec un ivrogne : il s’en va furieux et s’enfonce dans l’alcool ; elle adopte un chien pour sortir de sa déception amoureuse ; alors qu’il échoue dans un foyer de SDF ; un jour pourtant il décide d’arrêter de boire et la rappelle ; elle l’attend ; il est renversé par un train en allant chez elle ; elle le retrouve à l’hôpital dans le coma et vient tous les jours pour lui faire la lecture jusqu’à ce qu’il se réveille ; il repart avec elle et le chien.
Toute l’histoire est ponctuée de chansons populaires, qu’on entend soit par la radio, soit par le karaoké, soit par la performance d’un groupe féminin radical, jusqu’à une version finlandaise de la chanson de Prévert « Les Feuilles mortes » sur le générique de fin. Mais ce qu’on entend d’abord quand un personnage allume la radio, ce sont les nouvelles de la guerre en Ukraine (à l’époque du tournage, les bombardements sur Marioupol), comme un leitmotiv cauchemardesque.
On retrouve le style épuré de Kaurismäki qui filme en plans fixes un ou deux personnages qui discutent sobrement dans des décors réduits au minimum, en alternance avec des plans en mouvement dans les lieux de travail ; l’usine, le chantier et le supermarché. Aux chansons populaires sur la bande-son font écho des affiches de film sur les murs comme autant de références éclectiques, des plus populaires au plus austères : Brève Rencontre, Rocco et ses frères, Le Mépris, L’Argent, mais aussi Fumanchu et un film fantastique de dinosaures.
Autre contrepoint à la noirceur du monde dépeint par le film : l’humour à froid comme ce dialogue entre deux amies : « tous les hommes sont des porcs ! » « Non les porcs sont des créatures joyeuses et sympathiques ».
Les deux protagonistes principaux, un homme et une femme dans la quarantaine, sont construits sur des modèles masculins et féminins assez communs : l’homme boit parce qu’il est déprimé et boit encore plus après la rupture amoureuse, alors que la femme adopte un chien après leur séparation. Mais leur rencontre, deux fois avortée, finit quand même par avoir un effet positif : il cesse de boire pour la revoir. La dernière péripétie emprunte aux recettes les plus éprouvées du mélodrame (il se fait renverser par un train alors qu’il court la retrouver, comme dans Elle et lui de Léo McCarey (1957) où Deborah Kerr se fait renverser par une voiture alors qu’elle court retrouver Cary Grant en haut de l’Empire State Building) et fonctionne comme une ultime épreuve propre à consolider leur amour.
Cette rencontre entre un genre à la fois populaire et féminin, le mélodrame, et un « auteur » réputé pour son austérité et sa vision noire de l’humanité est particulièrement réjouissante, comme une réconciliation entre deux pôles opposés et fortement genrés du cinéma contemporain.