Ce petit ouvrage aussi agréable à lire que parfaitement documenté suscite l’intérêt bien au-delà de son objet explicite, les soap operas, feuilletons ainsi nommés par dérision, à travers un oxymore qui associe les marques de lessive (soap) qui finançaient à l’origine les feuilletons radiophoniques destinés aux femmes au foyer états-uniennes dans les années 1930, et un spectacle emblématique de la culture d’élite depuis le second vingtième siècle, l’opéra.
En fait ces soap operas sont eux-mêmes les héritiers des feuilletons publiés par la presse quotidienne au milieu du XIXe siècle, pour fidéliser un lectorat populaire récemment alphabétisé et qui pouvait accéder à cette presse grâce à la « réclame » qui avait permis de faire baisser le prix des journaux. Publicité et feuilleton sont donc étroitement liés dans l’émergence de la culture de masse en France comme aux États-Unis : cette alliance passe à partir des années 1930 par la radio puis dans les années 1950 par la télévision. Le troisième terme de cette équation est la cible de ces productions culturelles, les femmes au foyer que le capitalisme patriarcal vise à transformer en consommatrices.
Delphine Chedaleux, faisant la synthèse de plusieurs décennies de recherches principalement anglophones, propose de porter un regard féministe sur le soap opera états-unien, britannique et plus récemment français, dont l’exemple contemporain est Plus belle la vie, qui vient d’être arrêté par France-Télévisions après presque vingt ans de bons et loyaux services, au grand dam de ses nombreux/ses fans.
Genre télévisuel culturellement méprisé, parce que destiné d’abord aux femmes au foyer, le soap opera a donc une préhistoire à la radio dès les années 1920, où il constitue un divertissement à bas coût, contrairement au cinéma et à la lecture, puisqu’il ne nécessite aucun autre investissement que l’appareil de radio, les émissions étant entièrement sponsorisées, ce qui n’empêche la plus célèbre de ses créatrices, Irna Phillips, de défendre sa liberté de création et des positions relativement progressistes concernant l’émancipation des femmes.
L’explosion du format radiophonique dans les années 1940, est suivie par l’invention d’un format analogue à la télévision à la fin de la décennie, où se mettent en place dès ces débuts, les caractéristiques narratives et formelles du soap : centralité des dialogues, focalisation sur les conflits émotionnels des personnages et utilisation systématique de gros plans de visage pour mettre l’accent sur les émotions. La décennie 1950 voit le triomphe du soap télévisuel, qui ne supplante le soap radiophonique qu’au tournant des années 1960. Le format des épisodes passe progressivement de 15 à 30 minutes, et les créateurs privilégient la profondeur psychologique et la multiplication des personnages et des péripéties, alors que la mise en scène favorise la transparence narrative.
Chedaleux reprenant le concept de Teresa de Lauretis, définit le soap opera comme une « technologie de genre », c’est-à-dire un ensemble de procédés narratifs et formels qui visent à produire des normes de genre, en l’occurrence une féminité hétérosexuelle globalement cantonnée à la sphère privée et aux problèmes affectifs et sentimentaux. Les soap operas sont des textes ouverts du fait de l’absence de clôture narrative qui produit une absence de clôture idéologique, et le grand nombre de personnages permet de confronter des points de vue multiples et d’explorer différentes réponses émotionnelles et morales. Empruntant au mélodrame la multiplication des rebondissements et l’exagération des émotions, le soap opera privilégie les personnages féminins et donne une importance centrale à la parole. Son mode de production low cost est la clé de sa rentabilité, qui passe par une forte rationalisation, une stricte division du travail et un contrôle étroit des producteurs à chaque étape de la fabrication des épisodes. Le/la scénariste en chef dirige et planifie l’écriture six mois à l’avance, sous le contrôle des producteurs pour le contenu et la dimension morale des intrigues. Les Feux de l’amour, Santa Barbara, Dallas, Dynastie marquent les étapes de ce succès mondial du genre, qui élargit son audience bien au-delà des femmes au foyer.
La domination états-unienne n’est battue en brèche que dans deux cas, d’une part la Grande-Bretagne qui se fait une spécialité de feuilletons littéralement sans fin : Coronation Street, Crossroads, EastEnders, marqués par un réalisme social qui les distinguent radicalement des soap operas états-uniens ; d’autre part les telenovelas latino-américaines, récits clos d’environ 150 épisodes confortablement financés et diffusés en prime time, regardés par un public mixte, avec de fortes spécificités nationales.
Le succès du genre se marque dans les années 1980 d’une part par le passage des soap operas du daytime (l’après-midi) au prime time (le début de soirée) et d’autre part par la généralisation de la feuilletonnisation aux séries épisodiques. Mais à partir des années 2000, la chute des audiences provoque des déprogrammations.
Le succès du genre s’explique par sa dimension sociale, sous l’impulsion de sa créatrice, Irna Phillips, qui en fait un forum d’exploration des questions sociales conflictuelles : à partir de la fin des années 1960, on y discute de l’avortement et des grossesses non désirées, à travers la ficelle scénaristique de la fausse-couche. Le viol est souvent montré dans les années 1960 comme un acte passionnel survenant dans le cadre de relations tumultueuses, puis évolue dans les années 1970 et constitue un problème social montré comme un crime, même si certains soaps continuent d’imbriquer la condamnation du viol avec son érotisation.
Chedaleux explore ensuite le traitement des questions de race, de classe et de sexualité dans les soaps américains et britanniques, souligne la volonté de diversité et de pédagogie dans les soaps français et les fonctions sociales de la telenovela brésilienne dont l’explosion a coïncidé avec la dictature militaire.
Le point commun de tous ces feuilletons est l’importance des personnages féminins et des problèmes relationnels connotés comme féminins. Leur champ d’action est le cercle familial et la sphère domestique, à la fois source d’épanouissement individuel et de souffrances. Souvent assimilé au mélodrame, le soap ne délivre, contrairement à ce genre, ni jugement, ni morale, et n’est jamais clos, ni narrativement, ni idéologiquement.
Le livre rend compte de différentes analyses féministes du soap, dont celle de Carol Lopate (1976) et de Tania Modleski (1979) puis Chedaleux propose sa propre analyse sociologique de l’évolution du soap en mettant en évidence ses aspects contradictoires et transgressifs, en particulier le traitement de la sexualité des femmes d’âge mûr et l’importance des « méchantes ». Elle s’arrête ensuite sur le plus célèbre des soaps, Dallas, pour en montrer les ambivalences.
Pour finir, elle tourne le regard vers les spectatrices des soaps, leur diversité sociologique et les usages qu’elles font de ces productions, entre exploration émotionnelle et identification mélodramatique (Ien Ang 1990). Souvent collective, la fréquentation des soaps dans les milieux populaires permet des formes de sociabilité féminine qui s’apparentent à des espaces de délibération des rapports de genre et de production de plaisirs « résistants ». La longévité des soaps favorise une dimension intergénérationnelle. Des recherches sur les lettres de « fans » font apparaître deux régimes : l’éloge et la protestation, dont les producteurs tiennent compte. Ces réactions indiquent un sentiment de continuité entre le monde de la fiction et le monde réel.
Chedaleux conclut que si le soap opera stricto sensu est en déclin, il s’est hybridé avec d’autres formes culturelles plus légitimes, en particulier les séries feuilletonnantes qui sont aujourd’hui dominantes, qui mettent l’accent sur l’évolution et l’intimité des personnages.