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Christine Angot / 2024

Une famille


par Anne Gillain / mercredi 10 avril 2024

L'inceste, "ce n'est pas la vie"...

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Une famille, le premier film de Christine Angot, est une œuvre violente et admirable. On s’interroge d’abord sur sa nature. S’agit-il d’un documentaire ? On pourrait le penser. Il n’y a pas de script et les personnages ne sont pas des acteurs. Ce sont de « vraies » personnes qui parlent avec leurs mots. Le film se présente en effet comme une suite de conversations, on pourrait dire d’interrogatoires, entre l’autrice et ses proches qui ont tous connaissance de l’inceste que lui a infligé son père à partir de l’âge de treize ans.

Christine Angot a déjà abordé ce sujet, en particulier dans deux livres qui ont fait grand bruit L’Inceste (1999) et Le Voyage dans l’Est (2021), ouvrage qui a reçu le prix Médicis. Pourtant le mot documentaire sied mal à ce travail construit, cohérent, dynamique et surtout porteur d’une vérité humaine qui dépasse de loin la somme des propos recueillis. Sur le plan du travail cinématographique, le rapprochement le plus immédiat qui m’est venu à l’esprit est Shoah de Claude Lanzmann. La recherche que j’ai menée à ce sujet m’a apporté une interview de Christine Angot où elle déclare :

  • « Le seul film auquel j’ai repensé pour Une famille, c’est Shoah. Pour une raison simple : il fallait juste aller voir les endroits et écouter les gens. Le film, c’est juste ça. C’est la seule chose qu’il fallait pour que le film existe. Shoah m’a permis de me dire que, d’une certaine façon, il n’y avait rien à faire, pas besoin d’écrire… Il suffit d’être là, et de savoir. Savoir, c’est essentiel. Tu ne crées rien. Aucune scène. Tu vas voir. » (Christine Angot avec sa fille Léonore dans Une famille)

Ce rapprochement s’impose d’autant plus que, dans la première scène, Christine Angot met son pied dans la porte pour forcer la femme de son père à la recevoir. Cette violence rappelle celle de Lanzmann trompant le vieux nazi et forçant lui aussi sa porte pour le faire parler. Cette première scène d’Une famille est pénible à regarder. La grande bourgeoise répond du mieux qu’elle peut aux questions et fait même montre d’une certaine bonne volonté. Pourtant Christine Angot ne désarme pas et sa rage est palpable. Ce rejet sera entièrement justifié par la suite du film où on apprend que cette femme a intenté un procès à Christine Angot pour violation de domicile. Sa compassion apparente – elle prétend comprendre sa douleur – crève à ce moment comme une baudruche.

On se rend peu à peu compte que si Christine Angot se montre impitoyable, c’est qu’elle traque une vérité et que notre malaise devant sa violence est une faiblesse. Il y aura ensuite plusieurs autres rencontres, avec son ex-mari, avec sa mère, avec son compagnon actuel. La progression est sensible : Christine Angot échange avec des êtres qui éprouvent de l’amour pour elle et, pourtant, on les sent tous démunis devant une revendication qui reste dans l’indicible. Le film entier atteste de ce dialogue de sourd qu’elle engage avec tous les témoins de sa vie. Elle se comporte comme si elle n’était jamais entendue ni satisfaite ; aucune parole ne semble parvenir à la calmer. Christine Angot leur reproche à tous de ne savoir parler que d’eux-mêmes, de leur pitié pour elle, de leur culpabilité, de leur compassion dont elle ne veut absolument pas. Il se crée peu à peu dans l’espace du film un vide qui donne une forme à sa colère. Ce vide nous fascine. Le récit agrippe et devient aussi passionnant qu’un film policier. Où va-t-on avec ces personnes qui cherchent désespérément des phrases pour lui répondre. L’image sert ici à dévoiler la source du langage et cette lutte avec des mots qui sont tous différents, mais tous insuffisants.

La séquence où elle parle avec sa mère est particulièrement poignante. Christine Angot est née d’une liaison entre une femme d’origine juive de milieu modeste et un grand intellectuel bourgeois qui n’a jamais reconnu, ni même connu l’enfant. Il rencontrera sa fille pour la première fois alors qu’elle a treize ans et entamera aussitôt avec elle une longue relation sexuelle. Sous l’impulsion de la femme qu’il a épousée et avec laquelle il a deux enfants, il reconnaîtra finalement Christine Angot qui prendra alors son patronyme. Ni la mère ni l’épouse n’avaient connaissance alors de la relation incestueuse qui s’était nouée. La mère a été tellement désemparée quand elle l’a appris qu’elle a écrit un journal qu’elle lit à l’écran. Encore une voix qui dit des mots irrecevables pour la victime de l’inceste. Pourtant le film est fait de cette suite de paroles. Christine Angot, parlant de son travail de cinéaste, évoque à nouveau Shoah :

  • « Il y a beaucoup de paroles dans Shoah, c’est saturé de paroles, et donc de silence. C’est ce qui est extraordinaire, c’est la beauté du cinéma : des gens qui parlent, comment ils parlent, avec quel visage, quels mots, quelle intonation, quelle pensée intérieure, c’est au fond la seule chose qui m’intéresse et que le cinéma parfois arrive à saisir de façon unique. Dans Shoah, des dizaines de personnes parlent et il n’y en a pas une qui parle pareil. C’est la vie. C’est l’opposé du reportage. »

Soyons clair, la shoah et l’inceste sont deux expériences incommensurables, pourtant il existe entre elles une analogie : ce sont deux expériences qui vous jettent hors de la vie et qui, en tant que telles, sont indicibles. La beauté du film Une famille, c’est de donner au spectateur le sens de l’indicible et de finalement trouver les mots qui vont libérer. La fin du film est puissante : Christine Angot dialogue avec sa fille adulte, Léonore. Le film a été parcouru d’extraits de vidéos de celle-ci quand elle avait deux ans en 1993. Ce sont des scènes silencieuses où s’exprime tout l’amour de la mère et du père pour leur jeune enfant. Dans son échange avec Léonore, Christine Angot évoque une phrase que sa fille lui a dite : « Maman, je suis désolée qu’il te soit arrivé ça » Après avoir prononcé cette phrase, raconte Christine Angot, sa fille s’est mise à pleurer. Léonore explique qu’elle a eu brusquement l’impression d’être allée trop loin et sa mère lui répond : « C’est la phrase qui a rompu ma solitude. »

Léonore explique que l’inceste a toujours fait partie de son histoire familiale, mais qu’en prononçant cette phrase, elle a pris conscience que ce n’était pas la vie. Elle répète plusieurs fois cette phrase : « Ce n’est pas la vie ». Cette prise de conscience dénoue le film. Le spectateur comprend que l’inceste est certes un crime, mais qui ne ressemble à aucun autre. L’inceste projette hors vie, littéralement et pour toujours. Il brise la généalogie et, rétrospectivement, le spectateur comprend que le film nous donne à voir en ombre portée ce hors-vie avec toute la violence et la souffrance qu’il provoque. Avec l’inceste qu’il a commis sur sa fille de treize ans, le père a exclu sa fille du flux vital. La colère jaillit de ce lieu aveugle, ce cachot où elle est complètement seule et où aucune parole ne peut la soulager. Sauf celle de sa fille, et c’est la beauté d’un film qui autrement serait à peine supportable. Cette parole restaure la continuité des générations ; le fil de la vie que le père avait tranché d’un geste sacrilège se renoue sous nos yeux. Il se renoue grâce à la création artistique.

On comprend que Christine Angot, le sujet de l’inceste, reste à jamais bloquée dans cette négation de la vie, mais que son œuvre, Une famille, vient percer une brèche qui apporte la lumière. Pour la première fois, cette scène n’est pas filmée dans une pièce fermée, mais en extérieur. Les deux femmes sont assises au bord de la mer par une journée ensoleillée. C’est dans ce cadre empreint de beauté et sérénité que le récit retombe sur ses pieds. La vérité surgit avec les mots qu’on avait jusque-là vainement cherchés.

Non, Une famille n’est pas un documentaire. Le film réalise ce que toute grande œuvre d’art ambitionne d’accomplir : modifier le spectateur, le rendre plus lucide, plus fort, plus percevant. Un pan de l’expérience humaine, qui auparavant nous échappait, nous est soudain rendu accessible et nous partageons cette expérience. Le générique de fin se déroule sur ce beau paysage tandis qu’on entend la chanson de Charles Trenet, La Mer. C’est kitsch et c’est totalement bouleversant.

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Polémiquons.

  • Une très belle analyse, très forte dans ses soubassements théoriques. Le parallèle avec la démarche de Shoah est très juste sur la projection hors de la vie. Le seul point discutable porte sur la conception du documentaire. Le genre, s’il en est un, n’est pas qu’un montage d’entretiens avec des personnes réelles. Une famille est un très grand documentaire sur l’inceste comme transgression radicale du lien familial et rupture de la filiation : "L’inceste projette hors vie, littéralement et pour toujours", très belle formule et profonde.

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