A l’occasion du centenaire de la naissance de Simone Signoret, née le 25 mars 1921, nous publions un extrait du premier chapitre de l’ouvrage consacré par la chercheuse britannique Susan Hayward à l’actrice, publié en anglais en 2004 sous le titre Simone Signoret,The Star as Cultural Sign, et traduit en français en 2013.
La carrière de Simone Signoret connut autant de hauts que de bas. Sur les 32 films (sur 45 au total) dont elle fut l’une des protagonistes principales, 14 connurent des succès publics ou critiques et 14 furent des échecs. Les quatre autres eurent un succès modeste. Ces écarts se répétèrent tout au long de sa carrière, bien qu’elle ait tourné davantage après 1960, période où sa beauté physique se fanait peu à peu. Si elle est moins présente à l’écran avant cette date, c’est pour trois raisons : par choix personnel ; parce que son corps et son style de jeu étaient en opposition avec les images dominantes de féminité ; et parce qu’au milieu des années 1950, elle n’était plus considérée comme rentable, pour des raisons politiques. Pourtant, après 1960, Signoret continua à être engagée politiquement ; il est donc paradoxal qu’elle ait été plus présente, plus sollicitée vers la fin de sa carrière. Dans les années 1960, elle tourna davantage à l’étranger qu’en France (où elle tint surtout des petits rôles). Ce n’est qu’après avoir joué le rôle féminin principal dans L’Armée des ombres (Jean-Pierre Melville, 1969) que sa carrière fut relancée à l’échelle nationale. Et même si certains de ses films ne marchaient pas, même si sa beauté se fanait et qu’elle continuait à exprimer ses opinions politiques, les réalisateurs ont réussi à persuader les producteurs de financer des projets auxquels son nom était attaché. Certains de ces projets, notamment les premiers films de Costa-Gavras, Patrice Chéreau ou René Allio, n’auraient jamais pu se monter sans sa présence sur l’affiche ou sa participation financière.
Si l’on essaie de déterminer pourquoi elle resta une star rentable, l’une des raisons évidentes tient à sa persona hors du commun. En effet, à partir des années 1960, les réalisateurs la surnommaient « La Signoret » et la décrivaient comme dotée d’une « présence » : c’est bien pour cela qu’ils voulaient la faire jouer dans leurs films. C’est une présence cinématographique, et non théâtrale, qui fit sa particularité tout au long de sa carrière : une présence empreinte de séduction et de sensualité, mais également de puissance, voire de brutalité. C’était une présence faite de contrepoints : sa sensualité (visible ou suggérée) était contrebalancée par une grande économie de moyens, lui permettant de tout exprimer d’une façon minimaliste, du désir à la haine, de l’ironie au mépris, de la malice à la terreur, de la peur à la surprise. Dès le début de sa carrière, les critiques évoquèrent cette « présence en contrepoints ». Par exemple, Georges Beaume, qui devint plus tard son agent, voit la scène du baiser dans Les Démons de l’aube (Yves Allégret, 1946) comme l’instant qui révéla Signoret. Il écrit qu’elle « faisait de ce baiser l’un des moments les plus sainement érotiques du cinéma de ces années-là » (Cinémonde n°1026, 2 avril 1954). On la décrit comme « sensuellement dédaigneuse dans Macadam (Marcel Blistène, 1946). La critique de Dédée d’Anvers (Yves Allégret, 1948) parue dans Paris-Presse (7 septembre 1948) évoque « la sobriété et l’intensité de son jeu ». (…)
Signoret refusa constamment l’idée qu’elle était une star, ainsi que le qualificatif de « monstre sacré ». Pourtant, le grand nombre de récompenses qu’elle obtint au niveau international (Oscar, BAFTA, Ours d’argent, etc.) suffit amplement à la qualifier de star. Sa forte persona faisait forcément d’elle un monstre sacré. Ce terme véhicule de plus une connotation de longévité. La carrière de Signoret fut longue (quarante ans) et un grand nombre de ses films passent encore à la télévision ou dans les salles de répertoire, ce qui montre bien qu’elle continue à vivre dans la mémoire nationale et même internationale (par exemple, Les Diaboliques (Henri-Georges Clouzot, 1955) est souvent diffusé à la télévision britannique).
Au cours de ses quarante ans de carrière, Signoret incarna quatre « registres » différents mais complémentaires. Elle fut d’abord la femme au regard de braise et aux longues jambes fines. Ensuite, après son mariage avec Yves Montand, elle devint une personnalité politique, ce qui diminua et renforça à la fois son statut de star dans les années 1950. Il faut souligner qu’avant de rencontre Montand, elle était déjà politisée : elle fréquentait des gens de gauche au Café de Flore et apparaissait assez souvent dans L’Écran français et Heures claires, deux publications proches du Parti communiste. Elle incarnait donc déjà ces deux registres : la beauté et la politique. Il faudra pourtant attendre le moment où son nom sera lié à celui de Montand pour que cet aspect de sa persona soit davantage connu du public, comme pour lui donner une pleine légitimité. Mais cet engagement politique eut un effet négatif sur son image de star auprès de certains milieux de l’industrie cinématographique et d’une partie du public.
Le troisième « registre » est celui de la star internationale, dont le statut fut confirmé par l’Oscar qu’elle remporta en 1960 pour son rôle dans Les Chemins de la haute ville (Jack Clayton) ; pourtant, là aussi, c’est une place qu’elle occupait déjà : dans les années 1950, la Bristish Academy of Film and Television Arts (BAFTA) l’avait distinguée à trois reprises.
Enfin, le quatrième « registre » qui la définit est celui de la star vieillissante : plus et moins que la somme de toutes ses composantes : moins, dans la mesure où elle avait enlaidi ; plus, puisqu’elle était désormais dans un nouveau corps, plus excessif que celui d’avant (un corps bouffi par l’abus d’alcool).
Signoret joua principalement dans des films grand public, relevant du cinéma populaire, bien qu’on ait aujourd’hui tendance à la rattacher au cinéma d’auteur. Cela s’explique sans doute par le fait que les films d’auteur dans lesquels elle tint le premier rôle connurent un succès public. Par exemple, c’est avec Jean-Pierre Melville, cinéaste étiqueté « auteur », qu’elle fit L’Armée des ombres, un film qui eut un succès honorable à sa sortie (1,4 million d’entrées). Sur les 45 films qu’elle a tournés, un quart l’ont été avec des cinéastes prestigieux (Jacques Becker, Luis Bunuel, Marcel Carné, Melville, Max Ophuls). La liste des autres réalisateurs avec lesquels elle a travaillé est longue, illustre et internationale. On y trouve René Allio, Marcel Bozuffi, Patrice Chéreau, Jack Clayton, René Clément, Alain Corneau, Costa-Gavras, Peter Glenville, Stanley Kramer, Sidney Lumet, Moshe Mizrahi, Jeanne Moreau, Roger Pigaut et Raymond Rouleau.
Au début de sa carrière, Signoret dut énormément travailler pour mettre un pied dans le cinéma. Elle apprit son métier à la dure : ses premiers rôles lui servirent d’apprentissage. C’est également à ce moment-là qu’elle forgea son éthique et sa façon de jouer. Le jeu d’acteur est le seul domaine de sa vie (de son propre aveu) dans lequel elle se plia à une discipline. Au cours de ses années passées en tant que figurante, elle apprit définitivement la ponctualité et le professionnalisme. Après Manèges (Yves Allégret, 1950), elle n’eut plus de difficultés à trouver des rôles ; ce n’est donc pas parce qu’elle était moins demandée qu’elle travailla moins, mais parce qu’elle décida de modifier ses ambitions professionnelles. Après son mariage avec Yves Montand, elle ne ressentait plus le besoin de réussir. Par ailleurs, elle tenait à être choisie en fonction de ses propres mérites. Elle préférait donc attendre qu’on vienne la chercher, que quelqu’un pense à elle pour un rôle spécifique.
(…) Cependant, arrivée à un certain point de sa carrière, Signoret se demanda avec inquiétude si elle ne se contentait pas de se copier elle-même, à cause de sa spontanéité et de sa tendance à improviser. Même si elle jouait de façon instinctive, elle consacrait beaucoup d’énergie à se renseigner sur le personnage qui allait l’investir. Elle accordait énormément d’importance aux détails. En tant que spectateurs, nous ressentons que le personnage qu’elle joue existait avant le début du film. Grâce à sa capacité à faire le vide en elle et à accueillir un nouveau personnage, elle parvient à être différente de film en film et à avoir un jeu toujours teinté d’authenticité. On en trouve l’illustration dans ses derniers films : elle est une paysanne convaincante dans La Veuve Couderc (Pierre Granier-Deferre, 1971) grâce à la dureté de ses gestes, qui témoigne de son attitude de défi ; son jeu très âpre insuffle du réalisme social dans La Vie devant soi (Moshe Mizrahi, 1977) et empêche le film de tomber dans le sentimentalisme ; dans Rude journée pour la reine (René Allio, 1973) on croit à son personnage de femme de ménage mal fagotée ; elle incarne à deux reprises (dans Le Chat [Pierre Granier-Deferre, 1971] et dans La Chair de l’orchidée [Patrice Chéreau, 1975]) des artistes de cirque à la retraite, au corps décati, mais interprétées avec une telle intensité sèche que l’on admire leur densité morale et corporelle ; enfin, dans L’Étoile du Nord (Pierre Granier-Deferre, 1982), ce sont les mains de Signoret qui nous renseignent sur les tâches quotidiennes harassantes (couture, cuisine – travaux ménagers, en somme) d’une gérante de pension de famille, Madame Baron.
En tant qu’actrice, Signoret donne toujours une prestation d’une cohérence absolue. Ses vêtements et sa façon même de les porter produisent une série de signes qui permettent de déchiffrer son personnage. Ainsi, dans Rude journée pour la reine, la vieille robe de chambre qu’elle porte lorsqu’elle fait le ménage lui moule le corps. Dans sa matérialité solide (corps et tissu), cette tenue fonctionne comme un défi envers la nature oppressive des tâches ménagères, chez elle et chez ses employeurs. Comme pour dire « je suis ici pour un certain temps », la robe fait référence à la fonction du personnage et à la durée de sa fonction. De plus, comme pour accentuer cette connotation de défi, le personnage de Signoret peut changer mentalement d’uniforme en arborant, au cours de ses rêveries, les atours de l’aristocratie. Dans Le Chat, l’insolence de Clémence envers son mari, Julien (Jean Gabin), qui décide de ne plus lui parler après qu’elle lui a tué son chat, transparaît dans les blouses chamarrées, avec de larges manches, qu’elle porte chez elle : peu pratiques pour la cuisine, elles la ramènent à l’époque où elle était trapéziste. Elle revient avec insistance sur les frasques de son passé agité et s’ingénie à le maintenir en vie par une alimentation extravagante, notamment en mangeant des huitres et en buvant du rhum aux repas.
(…) Tout au long de sa carrière, elle a joué avec minimalisme et retenue. Pour tout exprimer, elle utilisait de petits gestes (un haussement d’épaules, un revers de main), peu de mots (prononcés avec un léger zézaiement), ainsi que ses yeux et ses lèvres. Ces gestes et ces regards pouvaient être doux et sensuels aussi bien que durs et menaçants. Experte en minimalisme, Signoret pouvait exprimer toute la gamme des expressions, de la haine à l’amour, uniquement avec ses yeux et ses lèvres. Dès le début de sa carrière, son regard fut décrit comme ironique, volcanique, cruel et dérangeant, ses lèvres comme chargées d’une sensualité érotique. Ces qualificatifs perdurèrent après la disparition de sa beauté. On continua à faire des commentaires sur ses yeux et sur sa bouche sensuelle, ainsi que sur sa férocité. Un battement de cils, un plissement des yeux : pas besoin d’en faire plus. Avec une simple moue, on savait à quoi s’en tenir. Elle pouvait bouillir de rage sans bouger, séduire d’un seul regard. Les yeux et les lèvres de Signoret tenaient un rôle métonymique dans l’ensemble de son jeu corporel. C’est ce qui explique la longévité de sa carrière : les spectateurs étaient attirés par le « moins », parce qu’il signifiait le plus.
C’est grâce à la puissance métonymique de ses yeux et de ses lèvres que le corps de Signoret, lorsqu’elle était au faîte de sa beauté (entre 1945 et 1960), ne fut pas fétichisé comme celui de Martine Carole et de Brigitte Bardot. Signoret ne fut jamais filmée nue, contrairement à ces deux actrices. Pourtant, lorsqu’on voit Signoret dans l’intimité (seulement vêtue d’une chemise, d’un négligé ou d’une combinaison en soie), elle est porteuse d’une telle charge d’érotisme, par toutes les informations visuelles qui ont précédé, qu’elle n’a pas besoin d’être « vue ». Signoret incarnait la force et la puissance, y compris la puissance mentale. Certes, dans la première partie de sa carrière, sa beauté lui permit de s’imposer physiquement à l’écran, mais ce seul facteur ne permet pas d’expliquer pourquoi elle arrivait encore à avoir tant de présence dans ses derniers films.
Si Signoret était belle dans les années 1940 et 1950, elle montrait également les signes évidents d’une grande intelligence, de lucidité et d’insolence. Sa beauté n’était pas celle de Martine Carol, ni celle de Brigitte Bardot. Si Bardot incarnait la beauté « totale », Signoret transcendait la beauté et était davantage qu’un objet de désir. La beauté peut avoir pour conséquence de cantonner une actrice dans un seul type de rôle, ce qui fut le cas pour Bardot, dans une certaine mesure. Ce danger guetta également Signoret, qui le voyait bien – à l’apogée de sa beauté, on lui proposa souvent des rôles de prostituée ou de manipulatrice. Très tôt dans sa carrière, en 1951, elle déclara vouloir sortir de ce type de rôles. Signoret se rendit compte que le corps, une fois exposé, est une enveloppe potentiellement aliénante. Elle réussit à nous faire croire qu’elle était davantage que son identité sexuée et rejeta constamment la construction idéologique du sujet genré. Ainsi, elle conserva le contrôle de son être désirant, et fit montre d’intelligence dans son comportement et son jeu. Même dans son dernier film, L’Étoile du Nord, et dans son dernier téléfilm, Music-Hall (Marcel Bluwal, 1985), elle apparaît comme un sujet désirant (elle fait des avances à l’un de ses pensionnaires dans le premier, elle a un jeune amant dans le deuxième). De plus, elle avait la capacité d’influer sur le sort de son personnage dans le récit, la seule exception étant La Mort en ce jardin (Luis Bunuel, 1956), où elle est abattue par un fou. Il arrive qu’elle ait une fin tragique, mais quelle qu’en soit la nature, elle détient un certain pouvoir sur le dénouement. Ce sont donc sa capacité d’agir (sa subjectivité n’est jamais mise en doute) et son dynamisme qui lui conférèrent de la présence tout au long de sa carrière.
Ce style de jeu qui produit davantage par son minimalisme est également conforté par la manière qu’eut Signoret d’être « habitée » par ses rôles (et non pas l’inverse, comme dans l’école de jeu liée à la Méthode de Stanislavski), à tel point qu’il se produisait, comme elle le disait, un « dédoublement » – allusion au célèbre traité de Diderot sur l’acteur et son double. Elle devenait « l’autre », selon ses propres mots. Deux personnes cohabitaient dans le même corps : elle et son personnage. Cette autre personne devenait sa « locataire » pendant la durée du rôle, et même après. Avant même d’endosser son rôle, elle le vivait, était habitée par lui et faisait ce que le personnage aurait fait, instinctivement, sans y penser – ce fut le cas pour Jeanne dans Rude journée pour la reine. Elle était tellement habitée par ses rôles que la séparation après chaque tournage était comme une mort dont elle, Signoret, était orpheline. Toujours à propos du film de René Allio, elle raconta avoir eu énormément de mal à sortir du personnage parce qu’elle en était tombée amoureuse. Elle ajouta même que ce fut comme un divorce et que cela faillit la tuer. Signoret était capable de s’abstraire totalement en tant que femme pour se consacrer à un rôle donné. Vers la fin de sa carrière, cela lui permit de jouer des rôles de femmes plus délabrées encore qu’elle ne l’était (Jeanne, Madame Rosa, pour ne citer que deux exemples). Elle était convaincue qu’en acceptant son vieillissement, elle pouvait jouer des personnages totalement à l’opposé d’elle-même, ce qui lui permit, selon elle, d’avoir accès à des rôles plus substantiels.
Si Signoret souligne que son vécu l’a aidée à améliorer son jeu, ce qu’elle affirme est démenti par ses premiers rôles : en effet, elle fut toujours capable de se transformer et de devenir la personne qu’elle devait incarner. De plus, en vieillissant, elle joua des rôles adaptés à son âge réel et ne tenta jamais de se faire passer pour plus jeune qu’elle n’était. Dès le début de sa carrière, et notamment dans Casque d’or (Jacques Becker, 1952), on constate déjà une grande profondeur dans son jeu. Signoret déclara publiquement que ce film était l’un de ses préférés, et le seul de sa filmographie pouvant être qualifié de chef-d’œuvre. Ce film marque en tout cas le moment où elle fut capable d’apporter davantage de force et de substance à sa persona. On peut y voir un tournant dans sa carrière : en effet, ce qui confère ici de l’envergure à son jeu, c’est la remarquable aisance avec laquelle elle se déplace. Elle n’a plus la démarche maladroite qu’elle avait dans ses films précédents.
Un dernier aspect du style de jeu de Signoret : son cachet d’authenticité. Les prestations de Signoret frappent par leur véracité : nous sommes convaincus qu’elle est réellement le personnage qu’elle joue. Si nous y croyons, c’est parce que Signoret nous fait oublier que c’est elle qui joue le rôle. Par exemple, dans Thérèse Raquin (Marcel Carné, 1953), elle a d’abord des gestes brusques, secs. Elle a un visage dur, inflexible, lorsqu’on la voit étouffer dans la mercerie qui appartient à son mari et à sa belle-mère. Mais une fois qu’elle a rencontré l’amour, elle a des gestes beaucoup plus doux, son visage s’éclaire, son corps devient sensuel. En tant que spectateurs, nous ressentons sa transformation en même temps qu’elle l’incarne. La voix de Signoret est également un indicateur de son authenticité. Avec l’âge, sa voix rauque et son léger zézaiement cèdent la place à une voix meurtrie, abimée par la vie, mais qui garde aussi ses sonorités humides et engageantes d’avant. Le zézaiement, toujours présent, est annonciateur d’une intimité nouvelle, différente : non seulement érotique, mais qui invite aux confidences. Sa façon de parler, de bouger les mains, projette de la vie dans l’air, comme si elle proposait une histoire à nous seuls réservée.
Son authenticité repose également sur son allure ordinaire. Ses vêtements discrets, ses rôles (elle n’a quasiment joué que des femmes ordinaires, prolétaires ou de classe moyenne), sa façon de communiquer ses propres passe-temps à ses personnages (le tricot, les mots croisés, la broderie au petit point, le crochet), son insolence, sa vulgarité (notamment sa façon de tenir les cigarettes, puis de les écraser), sa vulnérabilité (son zézaiement) : tout cela la rend ordinaire, accessible. C’est également ce qui fait l’authenticité de la persona de l’actrice : une femme politisée, active, intelligente.
Elle ne créait pas des personnages, elle créait des vies. Elle a bien expliqué cette expérience lors d’entretiens à propos de son rôle dans Rude journée pour la reine. D’après elle, c’est parce qu’elle était au courant de ce qui se passait dans le monde réel qu’elle parvint à jouer ce rôle. Contrairement à de nombreuses stars, on sentait qu’elle était dotée de substance : elle était constituée de matière, on pouvait la toucher. Elle garda son aura de star avec une composante de banalité, aura qui lui permit de continuer à tenir le rôle principal de films longtemps après la disparition de sa beauté. En effet, l’important n’était pas qu’elle soit belle, mais qu’elle soit capable de jouer. C’est précisément cela qui fait sa spécificité : elle n’a jamais été réifiée, et donc jamais figée. Elle s’est créé une liberté pour elle-même, qui lui permit de traverser avec brio les trois âges de la féminité.