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Sabine Chalvon-Demersay

Le Troisième Souffle


Par Geneviève Sellier / samedi 23 octobre 2021

Une analyse sociologique et anthropologique des adaptations télévisées

Sabine Chalvon-Demersay – connue pour diverses enquêtes remarquables, dont celles sur les publics de la série Urgences, sur les scénarios de télévision, sur les animateurs et sur les scénaristes [1] de télévision avec Dominique Pasquier, mais aussi pour une série documentaire sur l’histoire des fictions de la télévision française –, nous donne un nouvel ouvrage entre sociologie de la télévision et anthropologie de la parenté (son premier champ de recherches), intitulé Le Troisième Souffle. Parentés et sexualités dans les adaptations télévisées. Fruit de plus de dix ans de travail, ce livre est accompagné d’annexes consultables en ligne , dont un recensement exhaustif de l’ensemble des adaptations d’œuvres classiques à la télévision (1950-2018) et une présentation analytique des 2000 mille adaptations et captations d’œuvres d’auteurs nés avant 1880 et diffusées entre 1950 et 2020 à la télévision française. Avis aux amateur·rice·s !

L’ouvrage lui-même, après avoir proposé une brève histoire des adaptations des romans populaires du XIXe siècle à la télévision, se focalise sur trois œuvres adaptées à plusieurs reprises, Les Misérables (Victor Hugo), Le Comte de Monte-Cristo (Alexandre Dumas) et Le Bossu (Paul Féval), que l’autrice rassemble sous le terme de « romans de la reconnaissance » qui ont en commun de thématiser la question de l’identification du héros : celui-ci disparaît suite à une accusation et reparaît des années après sous une autre apparence, pour rétablir la justice. La scène capitale est celle du dévoilement où le personnage se fait reconnaître. Ce scénario, caractéristique des périodes de trouble, coïncide avec l’invention du feuilleton quotidien dans les années 1830 et l’élargissement du lectorat. La télévision émergente va très logiquement utiliser ces romans libres de droit et connus d’un large public pour nourrir la fiction télévisée naissante. Ces trois romans ont en commun d’avoir été adaptés à des périodes différentes, ce qui permet d’identifier des choix d’adaptation différents, correspondant à la période considérée.

Le but de l’enquête n’est pas littéraire ni esthétique, mais sociologique et anthropologique : il s’agit de comprendre quelles évolutions sociétales s’inscrivent dans les choix des adaptateurs que Chalvon a longuement consultés, directement pour les contemporains, ou à travers leurs déclarations d’intention à l’époque de la diffusion pour les plus anciens.
Elle identifie des moments dans la production des fictions à la télévision : les grandes dramatiques des années 1950 (Les Mystères de Paris), les petits feuilletons du milieu des années 1960 (Rocambole), les séries joyeuses de la fin des années 1960 (Arsène Lupin), les grandes séries politiques des années 1970 (Jacquou le croquant). Dans les années 1980, après la dissolution de l’ORTF, les séries américaines envahissent les écrans… Les adaptations ne reparaissent qu’à la fin des années 1990, en nombre limité et en privilégiant des auteurs plus prestigieux (Maupassant).

Le point commun des trois romans choisis par Chalvon est que « leurs adaptations les plus récentes sont venues heurter de front la question de l’inceste ». Elles manifestent « le rôle instituant de la télévision en tant qu’institution morale ».

Les adaptations des Misérables

Les Misérables a été adaptée sept fois à la télévision française. Après avoir rappelé le contexte de l’œuvre originale, l’autrice s’arrête sur les trois adaptations de Claude Santelli pour « Le Théâtre de la jeunesse » (1961-62-63), Cosette, Gavroche et Jean Valjean, qui se caractérisent par une entreprise d’édulcoration justifiée par le désir de protéger le jeune public.

Au début des années 1970, alors que le pouvoir gaulliste a procédé à une purge sans précédent parmi les journalistes, un réalisateur comme Marcel Bluwal, bien que compagnon de route du PCF, va disposer d’un budget conséquent pour adapter Les Misérables. Le réalisateur, en écho à mai 1968 où il voit l’échec d’un mouvement gauchiste irresponsable, choisit de centrer son adaptation autour du personnage de Marius, jeune bourgeois qui va faire un tour dans la Révolution avant de revenir à sa classe d’origine, alors que la mort de Jean Valjean est vue comme « l’échec meurtrier du peuple à adopter les valeurs de la classe qui l’opprime » (Bluwal). Cette adaptation entièrement habitée par les convictions politiques du réalisateur, transforme, de son propre aveu, Cosette jeune fille en une « poupée en porcelaine, une forme vide ».

Enfin, l’adaptation des Misérables par Didier Decoin pour TF1, réalisée par Josée Dayan en 2000, clôt ce triptyque, en se focalisant sur la question des mœurs aux dépens de la question sociale : pour « moderniser » l’œuvre, Decoin « installe au cœur du récit la question de l’inceste électif », lui fait subir un « processus de sexualisation ». Donner la priorité au désir de Jean Valjean pour Cosette permet de conférer au personnage une ambivalence typiquement « moderne ». Pour autant, la question de l’emprise n’est pas traitée, ni le point de vue de Cosette. Mais l’adaptation fait émerger la question de l’inceste – au sens contemporain d’une relation sexuelle entre un parent (biologique ou adoptif) et un·e mineur·e – comme un problème public.

Les adaptations du Comte de Monte-Cristo

Le Comte de Monte-Cristo a été adapté trois fois à la télévision : en 1971 dans l’émission de Claude Santelli et Françoise Verny, Les Cent Livres, sur le mode d’un docu-fiction, entrecoupé des commentaires d’Alain Decaux. La seconde fois en 1979 avec une co-production européenne, composé de 4 épisodes de 90 minutes, réalisée par Denys de la Patellière, très fidèle au roman, avec Jacques Weber dessinant un héros « silencieux, ambigu, opaque » (Weber).

Au contraire, l’adaptation écrite par Didier Decoin et réalisée par Josée Dayan, avec Gérard Depardieu, diffusée avec succès en 1998, que Chalvon choisit d’analyser plus en détails, transforme le comte de Monte-Cristo en un « héros positif », caractéristique de la télévision des années 1990, justicier et non plus vengeur. Le modèle électif qui imprègne les fictions télévisées de cette période, que Chalvon a identifié dans un ouvrage antérieur, implique une préférence pour l’égalité, et notamment l’égalité de genre. De là la disparition du personnage d’Haydée et la modification finale qui « sauve » Mercédès.

Contrairement au processus habituel, cette adaptation est née de la volonté de Gérard Depardieu, dont le prestige cinématographique permit de réunir une distribution brillante et familière au public. Autre originalité : Edmond Dantès jeune est incarné par Guillaume Depardieu, et Mercédès jeune par la fille d’Ornella Muti, instaurant une inversion insolite de l’ordre des générations. Mais c’est le personnage de Monte-Cristo qui posait problème, avec le côté sombre de son projet de vengeance implacable : il fallait le rendre compatible avec les nouveaux canons de la moralité et avec la personnalité du comédien dont la persona de bon vivant est aux antipodes du personnage de Dumas.

Chalvon analyse plus particulièrement trois scènes dans une perspective d’« ethnographie morale » où les personnages sont examinés comme des acteurs sociaux, pour identifier les points d’appui normatifs qui inspirent leurs conduites. Dans le pré-générique, Monte-Cristo/Depardieu se présente en victime plus qu’en vengeur. Il punit à la mesure de ce qu’il a souffert.

Chalvon s’arrête ensuite sur la scène de confrontation entre Monte-Cristo et Mercédès devenue comtesse de Morcerf, quand elle vient le supplier d’épargner son fils. Grâce à une analyse informatique du vocabulaire employé dans le roman et dans les deux dernières adaptations, Chalvon constate que la télévision procède à une « sécularisation », tout le vocabulaire religieux ayant disparu. De plus, la version 1998 psychologise la vengeance et valorise la force des liens familiaux à travers les arguments de Mercédès.

Enfin c’est dans le dénouement que Decoin s’autorise l’écart le plus grand par rapport au roman, puisqu’il fait se retrouver amoureusement Edmond et Mercédès sur la plage de leur jeunesse. Decoin justifie ce happy-end comme une intervention restauratrice. Si la Mercédès du roman, coupable de n’avoir pas tenu sa parole, ne pouvait pas épouser Edmond, le happy-end inventé par Decoin sonne comme un plaidoyer pour la notion de « réélection » en lieu et place d’une célébration de la fidélité, typique du mélodrame. L’immoralité du justicier qui sème les cadavres autour de lui disparaît derrière la figure de la victime enfin récompensée. De plus, cette fin instaure une symétrie entre la position de Monte-Cristo et celle de Mercédès sur le plan du rapport à l’âge et à la sexualité (dans le roman, Monte-Cristo part avec Haydée qu’il a sauvée enfant, abandonnant Mercédès). Cela évite aussi la conversion d’une relation d’adoption en relation amoureuse, qui aujourd’hui serait perçue comme incestueuse.

Les adaptations du Bossu

Le Bossu de Féval a aussi été adapté trois fois à la télévision française. Le roman donne d’abord lieu à un feuilleton diffusé à partir de septembre 1967, avec Jean Piat en Lagardère, qui en fait « un funambule qui fait justice sans haine » ; la seconde est une pièce interprétée en Bretagne en décor naturel, diffusée par FR3 en septembre 1978 ; la troisième en 2003 s’intéresse à Lagardère comme à un « redresseur de torts à vocation de père de famille ».

Le roman publié en feuilleton en 1857, appartient clairement à la thématique de l’identification, puisque le chevalier disparaît en emportant le bébé Aurore, fille du duc de Nevers assassiné dans une embuscade, l’élève en Espagne et reparaît 18 ans plus tard, déguisé en bossu, pour venger le père d’Aurore, avant d’épouser celle-ci.

L’adaptation de 1967 (6 épisodes de 50 minutes) vise à rendre plus attractive la deuxième chaîne créée en 1964. Écrite par Marcel Jullian, elle élargit le répertoire patrimonial de la télévision aux feuilletons de presse, pour mettre en scène des héros plus contrastés, plus transgressifs, plus manichéens que dans les feuilletons situés dans le contemporain (Le Temps des copains, Janique aimée). Marcel Jullian sollicite Jean Piat, jeune sociétaire de la Comédie française, qui venait d’y jouer Cyrano.

Le masque de cuir dont le réalisateur Jean-Pierre Decourt affuble le Bossu, permet de préserver le mystère du personnage. Le succès de ce feuilleton de cape et d’épée, dont le héros se caractérise par sa capacité d’action, est énorme, loin des personnages plaintifs du mélodrame comme du souci social du roman populaire. Le jeune et bondissant Lagardère est en phase avec la télévision conquérante des années 1960 et le souvenir encore frais de la résistance. Il est motivé par une éthique de l’honneur et non par un désir de vengeance comme Edmond Dantès. Incarnation d’une « justice sans haine », c’est une figure emblématique de la réconciliation nationale.
L’adaptation de 2003, intitulée Lagardère, par Lorraine Lévy et Didier Lacoste, obéit presque 40 ans plus tard à des enjeux complètement différents. Elle va décliner le thème de la paternité, d’abord celle du père biologique, le duc de Nevers, puis celle du père adoptif, lui-même associé aux deux personnages de comédie qui l’ont élevé, Cocardasse et Passepoil. Ce n’est plus la vengeance du duc de Nevers, mais la paternité de Lagardère qui est au centre de l’intrigue, sorte de révélation qui a lieu quand il prend en charge l’enfant (le bébé est devenu une personne).

Lagardère (Bruno Wolkowitch) assume toutes les missions d’un « nouveau père », en écho au film de Coline Serreau, Trois hommes et un couffin. La jeune Aurore (Clio Baran) devient un exemple d’émancipation féminine. Ce qui rend impossible le dénouement du roman où Lagardère épouse Aurore. Au XIXe siècle encore, la relation d’éducation entre un père adoptif et une très jeune fille apparaît comme un bon point de départ pour un mariage. En 2003 c’est devenu impensable : les adaptateurs racontent leur blocage au moment de l’écriture du dénouement, et leur prise de conscience de la dimension incestueuse de la relation, contradictoire avec la paternité positive du héros. C’est la question du consentement d’Aurore qui est posé, dans le cadre des relations entre générations. C’est donc par souci de cohérence qu’ils renoncent au dénouement inventé par Féval. Après une période où la libération sexuelle était perçue comme totalement positive, la focalisation se fait désormais sur sa dimension prédatrice.

Les enjeux sociaux des fictions télévisées

Cette analyse sociologique et anthropologique des adaptations par la télévision française de trois grands romans populaires du XIXe siècle prolonge et enrichit l’analyse que Chalvon avait faite des scénarios proposés à la télévision au début des années 1990. Le modèle de la « société élective » qu’elle avait identifié devient ici un outil de modélisation qui permet de faire émerger les tensions, les contradictions, les apories du nouvel arrangement relationnel. A la racine des transformations familiales dont la fiction télévisée se fait l’écho, il y a la question du consentement et du choix réciproque. Les dynamiques égalitaires, la redéfinition des relations entre générations, la montée en puissance du pouvoir des femmes, la place accordée à la sexualité, la temporalité renégociable caractérisent ce nouveau modèle qui fait la jonction entre les processus de démocratie politiques et les transformations familiales. Les fictions télévisées des quarante dernières années construisent l’utopie d’une société où les liens ne seraient plus institutionnels et contraignants mais tous librement consentis. Mais ces fictions montrent aussi que le processus électif engendre des injustices, et la question du consentement devient centrale, comme le mouvement #MeToo l’a récemment révélé.

Or les romans dont les adaptations sont étudiées ici sont aux antipodes de ce modèle électif. Ils sont structurés sur des liens longs : la promesse, la fidélité, la gratitude, la vengeance. Et ils sont traversés par un fantôme d’inceste. De là l’intérêt qu’il y a à étudier les mutations que leur font subir les adaptations du XXIe siècle. Elles révèlent le rôle instituant de la télévision en tant qu’institution morale. A la télévision (contrairement au cinéma contemporain qui se soucie peu de son public) la fiction est un révélateur moral. Le travail des scénaristes cristallise des sensibilités morales qui sont souvent à peine en gestation dans le monde social. Les fictions que produit et diffuse la télévision, révèlent que « les modèles de parenté et de sexualité ont plus changé en cinquante ans qu’en l’espace de mille ans ».

Le travail de Sabine Chalvon-Demersay a le grand mérite d’étudier les fictions télévisées à leur bon niveau de pertinence, qui n’est ni esthétique, ni littéraire, mais sociologique et anthropologique. Elle met en évidence les spécificités de la fiction télévisée française, liées à son histoire particulière, celle d’un service public qui a formé le creuset de la production actuelle. Loin d’un discours nostalgique sur l’âge d’or des dramatiques de l’ORTF ou dénonciateur de la « médiocrité » de la télévision actuelle, cette enquête rend justice au travail des scénaristes et des réalisateurs, dans leur souci constant d’être en phase avec les enjeux sociaux de leur temps, par-delà les contraintes économiques et idéologiques dans lesquelles ils sont pris. Cet ouvrage souligne en creux le déficit des recherches universitaires sur la fiction télévisée, alors qu’elle est aujourd’hui l’expression principale de l’imaginaire collectif de notre société.

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[1Sabine CHALVON-DEMERSAY, « Les mines de sel : auteurs et scénaristes de télévision », Sociologie du Travail, 4 (avec Dominique Pasquier), 1993, p. 409-413.