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Alice Rohrwacher / 2023

La Chimère


par Geneviève Sellier / mercredi 13 décembre 2023

Une Italie aussi poétique que sordide

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Pour quelqu’un.e qui, comme moi, découvre le cinéma d’Alice Rohrwacher – dont c’est le quatrième long-métrage après Corps céleste (2011), Les Merveilles (2014), Heureux comme Lazarro (2018) -, La Chimère est un émerveillement constant. Aux antipodes des productions qui font de l’Italie un décor pittoresque pour touristes, le film se passe dans une région déshéritée, où un palais en ruines voisine avec une usine d’électricité bâtie au bord d’une mer polluée sur un cimetière étrusque abandonné que les villageois viennent régulièrement piller pour revendre les vestiges à des personnages aussi puissants qu’invisibles, au nez et à la barbe d’une maréchaussée d’opérette.

Le miracle tient aussi à la distribution : le « héros » lunaire, Arthur, un archéologue doté d’un sixième sens pour trouver les tombes, est incarné par l’acteur britannique qui s’est fait connaître chez nous dans la saison 3 et 4 de The Crown où il joue le prince Charles jeune. On retrouve aussi Isabella Rossellini dans l’aristocrate fauchée et invalide qui habite un palais aussi magnifique et délabré qu’elle, et exploite, en la payant de leçons de chant, une jeune femme, Italia (Carol Duarte), qui cache dans un recoin du palais ses deux enfants. A côté du palais, vivent les habitants d’un village perché cerné de remparts, dont la bande de sympathiques malfrats qui tirent leurs revenus du pillage des tombes étrusques, en utilisant le don d’Arthur. Le clou du film, la découverte d’un temple souterrain dédié à une déesse de la mer, concentre toutes les dérives du monde en perdition dans lequel nous vivons, où l’argent fait perdre la boussole aussi bien aux tombaroli (les pilleurs de tombe) qu’aux riches marchands étrangers qui « blanchissent » le résultat des pillages.

L’histoire se passe dans les années 1980, au moment, nous dit la réalisatrice, où la crise économique a amené les habitants de la région à piller les tombes étrusques qui étaient restées inviolées depuis l’époque romaine. L’hommage au Fellini de Roma (1972) et d’Amarcord (1973) est explicite, mais on peut aussi y voir une référence à Affreux sales et méchants d’Ettore Scola pour la peinture sans concession et pourtant affectueuse des tombaroli.

Le regard singulier d’Alice Rohrwacher tient en particulier à la façon dont elle dessine l’imbrication des différences de classe et de genre. L’aristocrate Flora est entourée d’une magnifique tribu de filles et petites filles d’un blond vénitien (qui tire sur le roux) qui circonviennent l’aïeule pour mieux la déposséder. Arthur lui aussi est accompagné et même poursuivi par une bande masculine de trognes brunes tour à tour sympathiques et inquiétantes, les tombaroli. Sa mélancolie quasi mutique est commentée par ses proches comme la conséquence d’un deuil, celui de sa fiancée mystérieusement disparue Beniamina, la fille de Flora. Italia, la bonne à tout faire qui veut chanter l’opéra, incarne un troisième monde, celui des mères célibataires qui survivent en s’entraidant et en squattant la gare abandonnée qui n’appartient à personne et donc à tout le monde. Comme le héros qui navigue entre ces mondes, aristocratique et lumpen, le film vogue entre misère quotidienne, beauté d’un passé en déshérence, poésie burlesque d’une humanité marginale, rapports de classe impitoyables…

La réalisatrice a utilisé plusieurs formats de pellicule, 16 mm, super 16, 35 mm, pour rendre la qualité particulière de ce passé proche, et créer une distance poétique avec l’histoire, y compris par la musique, alternant le lyrisme sophistiqué de Monteverdi avec la poésie populaire d’un chanteur qui raconte la saga des tombaroli.


générique


Polémiquons.

  • Il faut voir -ou revoir - « Heureux comme Lazzaro ». Je n’ai pas vu les autres films de cette réalisatrice. Comme dans « La Chimère », une analyse complexe des rapports de classe, un personnage central borderline qui nous prête son regard mélancolique sur le monde, une touche de fantastique ( le brin de laine rouge d’une robe, fil d’Ariane qui relie le début et la fin du film) qui n’envahit pas l’univers par ailleurs ancré dans le réel des deux films, mais le fait légèrement basculer pour mieux le faire comprendre. Il y a aussi dans la Chimère un plan face caméra de quelques secondes d’une des protagonistes qui refait l’histoire du machisme en une phrase en opposant les Etrusques et les Romains.

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