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Sam Taylor-Johnson

Back to Black


par Ginette Vincendeau / samedi 4 mai 2024

Un biopic qui reconduit les stéréotypes genrés

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Back to Black, qui dépeint la vie trop courte de la chanteuse britannique Amy Winehouse (décédée en 2011 à l’âge de 27 ans), rejoint un riche filon de biopics sur les chanteurs et chanteuses populaires. Parmi les films français et hollywoodiens des vingt dernières années, on trouve des portraits de Ray Charles (2004), Johnny Cash (2005), Edith Piaf (2007), John Lennon (2009), Serge Gainsbourg (2010), Claude François (2011), Dalida (2017), Freddie Mercury (2018), Elton John (2019), Judy Garland (2019), Céline Dion (2020), Billie Holiday (2021), Elvis Presley (2022), Bob Marley (2024) et j’en passe. Outre l’aspect commercial de la synergie film-musique, la vie dramatique de ces artistes a un intérêt fictionnel évident pour le cinéma : la majorité connaissent des vies amoureuses et carrières mouvementées, souvent accompagnées d’abus d’alcool et de drogues.

Amy Winehouse, qui coche toutes ces cases, est née en 1983 dans une famille juive de Southgate, une banlieue « ordinaire » du nord de Londres. Son père est chauffeur de taxi et sa mère travaille dans une pharmacie, mais la famille affiche aussi un côté artistique : le père, Mitch, et la grand-mère paternelle, Cynthia, furent chanteur et chanteuse de jazz tandis que d’autres membres de la famille pratiquent divers instruments. Les parents divorcent alors qu’Amy a neuf ans, une séparation traumatisante pour elle (au point qu’elle doit suivre une thérapie).

L’adolescente vit avec sa mère (malade), tout en continuant à fréquenter le reste de la famille, situation qui fait l’objet de la première scène du film. Très jeune, Amy étudie la musique et se produit sur scène, dans des pubs puis des clubs de jazz. Mais contrairement aux membres de sa famille restés inconnus, elle va connaître une ascension fulgurante, grâce à sa voix de contralto puissante, profonde et instantanément reconnaissable et au fait que ses chansons (qu’elle écrit et compose elle-même) se présentent comme l’expression « authentique » de sa personnalité. Versions jazzy des « chansons réalistes » de Fréhel ou Edith Piaf, les rengaines d’Amy Winehouse parlent d’amour, de sexe, des hommes, de l’alcool et de la drogue : sa chanson la plus célèbre, « Rehab » se vante de refuser les cures de désintoxication. Accro assez tôt à la boulimie, la cigarette, l’alcool et le hashish, elle passe aux drogues dures sous l’influence de son compagnon Blake Fielder-Civil qu’elle épouse en 2007. Les excès dans son comportement provoqués par ces addictions et sa relation houleuse avec Blake (qui la quitte deux fois et fait de la prison) se multiplient : vandalisme dans les chambres d’hôtel, concerts où, ivre morte, elle est incapable de chanter, insultes au public, voire coups et blessures, tout ceci sous l’objectif des paparazzi des tabloïds britanniques qui ne la quittent pas d’une semelle. Malgré le succès planétaire de son deuxième album Back to Black, l’engrenage la précipite vers une mort prématurée due à un empoisonnement par l’alcool le 23 juillet 2011.

La réalisatrice Sam Taylor-Johnson a un parcours original. Après une première carrière d’artiste conceptuelle et photographe, considérée comme l’une des plus prometteuses Young British Artists (YBA) des années 1990, elle passe au cinéma en faisant des vidéos musicales et des court-métrages. En 2009 elle réalise le biopic du jeune John Lennon (Nowhere Boy) et en 2015 l’adaptation de Fifty Shades of Grey/Cinquante nuances de Grey, film qu’elle renie par la suite, citant des conflits avec l’autrice du livre. Back to Black serait donc son deuxième « véritable » long métrage et la poursuite d’une recherche sur le biopic d’artiste. Que fait-elle du parcours d’Amy Winehouse, archi-connu en Grande-Bretagne du vivant de la chanteuse puis, après sa mort, ressassé à travers maints articles, livres et reportages ?

Le documentaire oscarisé d’Asif Kapadia en 2015, Amy, pointe du doigt le mari (pour l’avoir initiée aux drogues dures) et le père pour l’avoir poussée à se produire sur scène malgré sa santé défaillante et plus généralement pour avoir exploité le succès de sa fille pour se mettre en avant. Opinions vérifiées dans les faits et largement partagées dans l’opinion publique. Un documentaire produit par BBC2 en 2021 (dixième anniversaire de sa mort), Reclaiming Amy, a au moins le mérite de donner la parole à la mère jusqu’alors plus ou moins absente, mais cherche avec insistante à disculper la famille et l’entourage proche. Tous plaident, larmes à l’appui, l’amour de leur fille ou amie ainsi que le manque de connaissances à l’époque concernant la fragilité de sa « santé mentale » (mental health) – catégorie dans laquelle entrent pêle-mêle la dépression, les addictions de toutes sortes et le désir frustré de maternité ; Blake et les tabloïds restent implicitement les coupables irréductibles.

Le choix narratif revendiqué par Sam Taylor-Johnson est de se concentrer sur « l’histoire d’amour » entre Amy et Blake, en focalisant le récit du point de vue de la jeune chanteuse. La cinéaste ajoute : « Amy l’aimait et nous le voyons par ses yeux à elle. Que nous émettions un jugement sur ce qui est bien ou mal est un autre problème . » Oui, mais voilà, ce n’est pas vraiment un autre problème. L’histoire d’amour qui nous est racontée, non seulement absout Blake et Mitch dans ce qui arrive à Amy mais fait semblant d’ignorer les rapports de force genrés qui structurent le mythe de « l’amour » tel qu’il est véhiculé par la culture populaire. Dans la vision qu’en donne Back to Black on peut en effet « craquer » pour Blake, transformé en gentille canaille et interprété par le charismatique Jack O’Connell, loin de ce qu’on peut entrevoir sur l’homme dans les entretiens et documentaires. On ne peut aussi qu’éprouver de la sympathie pour le père, incarné par le charmant Eddie Marsan, d’autant plus que les épisodes qui l’incriminent dans la réalité sont absents du film (le plus choquant est celui, visible dans le documentaire d’Asif Kapadia, où Amy tente de se refaire une santé à St Lucia loin des tabloïds ; on y voit débarquer Mitch, accompagné d’une équipe de cinéma qu’il a commanditée pour tourner un film à sa propre gloire, vampirisant ainsi la célébrité de sa fille). Le message de Back to Black est clair : puisque Blake et Mitch sont si bienveillants, la chute d’Amy ne peut être attribuée qu’à elle-même.

Est-il nécessaire d’ajouter que les questions d’argent, notamment le fait que Blake vit entièrement aux crochets d’Amy , sont évacuées par le film ? Il est vrai que la démarche est courante dans les biopics de femmes célèbres, où les questions sentimentales sont toujours mises en avant tandis que leur pouvoir, notamment financier, est marginalisé (je pense au biopic sur Chanel d’Anne Fontaine, Coco avant Chanel, ou à La Môme sur Piaf). De même, selon ce schéma classique, « l’inspiration » fuse naturellement chez l’artiste, hors de toute formation ou collaboration. Back to Black n’évoque pas l’apprentissage d’Amy Winehouse au National Youth Orchestra, et occulte le producteur musical Mark Ronson qui a joué un rôle primordial dans le succès de l’album « Back to Black ».

Dans Back to Black, le mythe de ce qu’on pourrait appeler « l’amour vache » vient enfoncer le clou. Dès la première chanson qu’elle compose à la guitare dans sa chambre d’adolescente, le film nous invite à accepter qu’Amy répète, de son propre gré, le schéma de victimisation des femmes par les hommes. Dans cette ébauche, qui deviendra « What is it about men ? » (« quel est le problème avec les hommes ? »), elle commence par affirmer ne pas vouloir reproduire ce que sa mère a subi du fait de son père (qui, on le devine, l’a trompée et quittée), mais rapidement proclame son attirance pour les « mauvais garçons », son « agressivité animale » – renforcée dans le film par une série par ailleurs gratuite d’images d’animaux (renard, lionne…) – et son « côté destructeur », qui font qu’elle se résigne à suivre son « destin freudien » (de victime). Le film ne fera finalement que broder sur ce thème et, sous les apparences d’une jeune femme agressive, parfois grossière, au look tape-à-l’œil (micro-jupes, maquillage outrancier et coiffure « choucroute » extravagante), Back to Black exalte le masochisme féminin. Pour Muriel Joudet dans Le Monde (27 avril 2024), « Le film se refuse à distribuer bons et mauvais points, pour préférer figurer le délice d’une déchéance à deux, d’un amour qui consume et qu’on s’injecte à très haute dose . » En fait, non seulement le film distribue des bons et des mauvais points, les premiers surtout au père et les derniers surtout à Amy, mais il ne s’agit pas d’une « déchéance à deux » : Blake la quitte et c’est lui, un comble, qui redevient sobre (clean) en prison, tandis qu’Amy, elle, s’enfonce vraiment, sous le poids des drogues dures, auxquelles il l’a initiée, et de « l’amour ». Lui, à ce moment-là, est déjà passé à une autre femme. Il ne s’agit pas de faire d’Amy Winehouse une sainte ; il est clair qu’elle était prédisposée à abuser des substances de toutes sortes, mais les dés sont pipés vis-à-vis d’elle quand il s’agit de savoir qui soutient qui.

Comme on le sait, dans notre société la charge du care sous toutes ses formes incombe en grande majorité aux femmes ; ce n’est donc pas un hasard si dans des films comme Walk the Line (sur Johnny Cash) ou les diverses versions de A Star is Born une femme se dévoue pour tenter de sauver son compagnon de la dépendance à l’alcool ou aux drogues. L’inverse est beaucoup plus rare, comme Amy en fait l’expérience. Par ailleurs, on sait bien que, la plupart du temps, un homme alcoolique ou drogué inspire la pitié, sa version féminine le mépris. Amy n’y échappe pas dans le film, même si Sam Taylor-Johnson nous épargne les scènes les plus sordides de sa déchéance.

Si Back to Black déçoit donc par sa vision à beaucoup d’égards très convenue des rapports d’Amy Winehouse au monde qui l’entoure, notamment du point de vue du genre, il faut saluer le fait que son talent est extrêmement bien servi par l’actrice et chanteuse Marisa Abela. Quoi qu’aient pu en dire certains fans , celle-ci l’interprète superbement, en tant qu’actrice et grâce à sa voix magnifique puisqu’elle chante elle-même la plupart des chansons. Enfin, dans un rôle secondaire mais important, la formidable Lesley Manville interprète la grand-mère Cynthia avec son panache habituel. Pour ces deux actrices et pour les chansons d’Amy Winehouse, Back to Black vaut le déplacement.

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