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Ninja Thyberg / 2021

Pleasure


Par Adrienne Boutang / samedi 11 décembre 2021

Le sale business du plaisir

Pleasure, de Ninja Thyberg, se propose de décaler le regard sur la pornographie et de court-circuiter les mécanismes réflexes naissant de la vision d‘images pornographiques. Le film accompagne le parcours d’une jeune aspirante porno star, surnommée « Bella » (Sofia Kappel), à travers l’industrie pornographique hollywoodienne. L’ambition de cette fiction, nourrie par de nombreuses recherches, est de proposer à la fois une plongée documentaire et une dénonciation de l’industrie pornographique.

Ce projet se manifeste dès l’ouverture, un écran noir qui laisse les spectatrices face aux seuls sons pornographiques, sans la moindre image – un hors-champ qui joue avec le fondement même du porno tel que défini par l’universitaire Linda Williams, fondatrice des porn studies états-uniennes : l’hypervisibilité. Comme elle l’a montré, notamment dans l’ouvrage Hard Core : Power, Pleasure and the “Frenzy of the Visible” paru en 1989, le genre pornographique s’est organisé autour d’un certain nombre de motifs stylistiques et visuels, en particulier le désir d’organiser une « visibilité maximale » de l’acte sexuel (passant, notamment, par la monstration de l’éjaculation masculine, manifestation visible de l’orgasme).

Cette ambition de rendre visibles, perceptibles, l’acte sexuel et le plaisir, a contribué à donner au genre pornographique son artificialité, en entrainant notamment des représentations outrées et théâtralisées. Or dans l’ouverture de Pleasure, cette visibilité est justement refusée au profit de sons immédiatement reconnaissables dans leur artificialité et leur excès.
Du hors-champ, Pleasure bascule dans l’exposition agressive, avec le plan suivant : un sexe féminin en gros plan, sur lequel passe et repasse, rêche, un rasoir destiné à en ôter toute pilosité. Cette fois, c’est bien sur le plaisir et non plus sur le visible qu’il s’agit de jouer : ce sexe surgit à l’image abruptement, sans transition et sans préliminaires, et la bande-son, dépouillée et rugueuse, fait résonner le bruit de la lame passant et repassant sur la chair. Le plan est bref, mais cette image et surtout la rugosité dissonante des sons qui l’accompagnent, agressent l’œil et l’oreille comme un ongle crissant sur un tableau.

Loin d’être un instrument d’excitation, le sexe féminin est ici présenté sans apprêts, au moment où il se prépare pour se conformer aux canons esthétiques requis par l’industrie du porno. Au déplaisir s’ajoute une légère tension provoquée par ces gestes brutaux qui laissent craindre une blessure ou une éraflure – alors même que ce geste est quotidien, consenti et apparemment maitrisé, la crainte de la souffrance s’insinue.

On a peur que de ces coups de rasoir répétés ne sorte du sang, mais pour l’heure, rien de tel, la personne anonyme semble maitriser suffisamment son instrument pour se polir sans se blesser. Jusqu’à quand ? La violence, bien sûr, est auto-infligée, dans ce qui est une variation « explicite » sur la célèbre formule qui veut qu’il faille souffrir pour être belle, puisque, comme on le sait, c’est l’imagerie pornographique qui a imposé l’obligation d’une absence totale de pilosité. Ainsi ce seul plan résume-t-il les enjeux de Pleasure : infiltrer les spectatrices dans les coulisses, la cuisine, l’arrière-boutique – les trois métaphores fonctionnent pour ce film – de l’industrie pornographique. Le faire en utilisant l’identification intime avec un personnage ; et s’employer à disséquer la fabrique du « plaisir » évoqué par le titre.

Le « plaisir » surgit dans les dialogues lorsque la jeune, fraiche (le terme est important ici, car ce thème de la fraicheur, opposé à la péremption, à entendre au sens alimentaire du terme, est au cœur du film) et jolie Suédoise, répond au douanier, qui lui demande si elle se rend sur le sol américain « for business or pleasure », « pleasure ». Dernier élément programmatique de cette ouverture qui expose de manière didactique un projet explicite : débusquer le « business », l’âpreté cynique d’une industrie largement dominée par des intérêts économiques et gérée par des hommes, derrière ce « plaisir » commercialisé. Il y a, d’abord, celui que sont censées ressentir les femmes qui n’en finissent pas de « jouir » bruyamment et de manière théâtralisée. Ensuite, celui que sont censés ressentir les spectateurs – le masculin s’imposant sans doute ici, puisque, dans la frange industrielle et mainstream, c’est bien d’abord à des fantasmes d’hommes hétérosexuels que s’adressent les représentations. Au lieu de représenter le plaisir, le film se concentre sur sa laborieuse fabrication : des négociations glacées dans des bureaux et des scènes de tournage.

Désérotiser

L’historien du cinéma Eric Schaefer a retracé, dans un ouvrage paru en 2014, Sex Scene, Media and the Sexual Revolution, les contours du phénomène de publicité croissante d’un domaine anciennement privé, la sexualité, et le rôle qu’ont joué les médias dans cette révolution. L’essayiste Brian McNair a, pour sa part, analysé, dans plusieurs ouvrages dont Striptease Culture : Sex, Media and the Democratisation of Desire, la manière dont l’imagerie sexuelle et plus spécifiquement les codes visuels du porno s’étaient diffusés dans les médias et dans la culture populaire. Pleasure, qui traite de l’industrie pornographique en se focalisant sur des enjeux liés à l’image et aux représentations médiatiques, témoigne de ces mécanismes. Le film s’inscrit dans un genre qu’on pourrait intituler « méta-pornographique ». J’entends par là non pas les œuvres au sens large qui, comme l’a montré McNair, sont imprégnées d’une iconographie sexualisée, comme les magazines et la culture visuelle en général – mais bien les films qui ont placé en leur centre l’industrie pornographique.

Parmi ses grands prédécesseurs, on peut citer Star 80 (Bob Fosse, 1983) du côté sensationnaliste et moralisateur, et du côté satirique, la fresque sur la San Fernando Valley de Paul Thomas Anderson, Boogie Nights, en 1997. Mais le film dont se rapprocherait le plus Pleasure est sans doute Center of the World, de Wayne Wang (sorti en 2001), qui se proposait de la même manière – mais à travers une stripteaseuse et non une actrice porno – de montrer la réalité sordide derrière le fantasme. Mais là où Wang commençait par montrer l’image érotique pour la déconstruire ensuite, basculant vers le naturalisme, Pleasure articule en permanence les deux dimensions et évite autant que possible de montrer le fantasme sans filtre. L’écueil évident – qui peut bien sûr devenir un avantage racoleur – de toute représentation méta-pornographique : la possibilité de susciter l’excitation, donc de reproduire le mécanisme du type de spectacle/représentation qu’elle évoque. Cet écueil est d’ailleurs régulièrement pointé par les instances de régulation, qui censurent les représentations « méta » dès lors qu’elles « comportent des éléments pornographiques, même citationnels" – comme l’ont montré les mésaventures de The Notorious Bettie Page réalisé par Mary Harron en 2005.

Pleasure n’échappe pas totalement à cette ambivalence. Le choix même, pour jouer la jeune Bella/Linnéa (son vrai nom), d’une comédienne qui correspond en tous points aux canons de séduction attendus, de la jeunesse à la blondeur, en passant par la bouche pulpeuse et les yeux bleus, peut être vu comme une concession racoleuse aux normes que le film se propose de déconstruire. Ainsi que le choix d’un personnage de Suédoise, actualisant un cliché – celui de la Suède comme pays « sexy » qui, comme l’a montré Eric Schaeffer dans une étude récente (« ”I’ll Take Sweden” : The Shifting Discourse of the “Sexy Nation” »), a remplacé, depuis les années 1960, la France dans l’imaginaire collectif comme pays de la débauche. En un sens, l’héroïne, de son physique à sa nationalité, est un cliché, l’incarnation d’un fantasme – à l’exception notable de sa poitrine, qui introduit une autre notion importante, celle de « naturel ». Mais ce cliché fonctionne aussi comme un effet de réel dans un monde où on ne fait de place qu’aux corps qui correspondent à des critères très normés.

La plastique de l’interprète mise à part, le film s’emploie donc plutôt à esquiver le fantasme, en travaillant de près sur la représentation et la mise en scène.

Premier élément perturbateur, le choix d’adopter le point de vue féminin, qui n’est jamais, dans l’esthétique pornographique dominante, celui des films. Le point de vue choisi par le film est donc, dans l’immense majorité des scènes – à une exception près sur laquelle je reviendrai, au moment précis où la fille devient à son tour oppresseuse – le contrechamp du point de vue masculin. Les spectatrices de Pleasure voient dont plutôt, pendant les scènes sexuelles, des hommes, filmés en plans subjectifs du point de vue de la jeune fille. Ces hommes apparaissent ici, non pas comme des objets de désir, soumis à un female gaze qui les objectifierait comme d’habitude le sont les femmes, mais comme des créatures sans attrait (au mieux), et souvent franchement repoussantes. L’utilisation répétée de gros plans sur la caméra, filmée, du point de vue de la jeune fille, non plus comme un œil, mais comme le prolongement d’un phallus brandi avec hostilité, constitue un autre exemple de cette entreprise de construction d’un contre-champ habituellement invisible, révélant des dynamiques de domination implicites.

Plus généralement, l’enjeu est d’inventer un cadre qui masque la vision photogénique du corps féminin en action. Un bon exemple de ces cadrages alternatifs se situe pendant une scène de fellation au début du film, au cours de laquelle l’héroïne est agenouillée devant un homme. L’angle choisi est celui qui assure un minimum de visibilité sur l’acte, derrière l’homme dont on voit le postérieur plissé centré dans le cadre, obstruant le corps et le visage de Bella. Une autre stratégie consiste à ne montrer que les visages en gros plan – un motif qui pourrait d’ailleurs évoquer des choix classiques, comme celui de figurer l’orgasme féminin par la vision en plan rapproché d’un visage extatique dont Linda Williams a repéré l’émergence dans des performances de Jane Fonda. Dans les films analysés par Linda Williams, notamment le néo-noir Klute réalisé par Alan Pakula en 1971, le visage féminin va fonctionner comme une métonymie permettant de suggérer un plaisir féminin qui n’est pas visible. Toutefois le choix de cadrages rapprochés ne vise pas, dans Pleasure, à figurer le plaisir, mais l’inconfort ou la souffrance, en évitant au maximum une distraction qui serait produite par le spectacle des corps.

« You’re a natural » : Naturel, performance, épreuve

Outre le choix de point de vue, la déconstruction de l’esthétique pornographique mainstream passe par le dévoilement de la mise en scène qui préside à l’acte pornographique, la révélation répétée du fait que, comme l’écrit Julien Servois dans son ouvrage consacré au cinéma pornographique, « l’enregistrement de la vérité spontanée du coït nécessite une mise en scène des corps et l’utilisation de certains codes représentationnels très rigides (…) », tandis que « l’impératif de visibilité totale et la volonté de montrer du sexe non simulé construisent "un sexe qui n’a jamais existé [1]" : l’obsession du gros plan génital par exemple, ne conduit pas à voir plus ou mieux, mais en déliant l’organe du corps, implique une technologie gestuelle spécifique qui contredit le projet de saisir sur le vif un mouvement spontané. »

Si Bella proclame sans cesse le plaisir qu’elle prend à ce métier, la dissociation entre ce plaisir supposé et la difficulté des techniques censées le provoquer ou le représenter s‘amplifie au cours du film. Dès le premier tournage, où la jeune fille pratique une fellation avec conviction et enthousiasme, le réalisateur la félicite pour son naturel (« You’re a natural »), un éloge qui rappelle les récits consacrés aux starlettes hollywoodiennes. Mais le film insiste au contraire sur le caractère construit, travaillé, des mises en scènes pornographiques. Passionnant de ce point de vue est le passage qui, plus tard dans le film, montre la jeune fille peiner à prendre une pose suffisamment aguicheuse, perdant précisément ce « naturel » sexy dès lors qu’on lui demande de l’amplifier. Et la question de l’image renvoyée et de la pose à prendre n’est qu’un des aspects de la question : plus fondamental est le problème de la domestication du corps désirable.

Si les postures ne sont pas naturelles, les corps, en effet, le sont encore moins. Dès le départ, l’épilation, puis la douche vaginale imposée à la jeune actrice exposent bien la manière dont le corps « naturel » est dompté, transformé comme un matériau de base inacceptable en l’état. Cette exigence est d’ailleurs une autre manifestation du « deux poids deux mesures » opposant les interprètes féminines et leurs partenaires masculins : ce n’est pas le sexe qui va la pénétrer qui a à prouver qu’il est sain, mais bien le corps pénétré qui doit être purifié pour être digne d’accueillir le sexe masculin.

Il est intéressant que ce soit cette exigence qui suscite la première réaction de la jeune fille, résistant peut-être inconsciemment à cette vision de son corps comme souillé et devant être lavé. D’ailleurs, si de manière générale le récit insiste sur l’asymétrie entre rôles masculins et féminins, les premiers pouvant plus aisément prendre du plaisir que les secondes, il suggère également la nécessité de manipulations analogues sur le corps masculin sommé d’être productif et réactif : sur un mode léger, lorsqu’un acteur demande gentiment à sa partenaire s’il peut lui lécher les pieds pour reprendre de la vigueur et s’exciter, et plus gravement, quand l’héroïne découvre par hasard son partenaire qui se fait une piqûre dans la verge avant le tournage.

La dénaturalisation passe aussi par l’amplification, dans le récit, de la dimension d’épreuve que constituent les scènes, loin de l’évidence d’une performance improvisée ou ludique. La mise en scène souligne, à chaque fois, les risques qui sont pris par l’interprète, avec un crescendo menant de la première hésitation vite dépassée, à des angoisses plus intenses à mesure que les exigences imposées au corps augmentent. Avant chaque tournage, la mise en scène construit une tension diffuse qui souligne l’effort demandé aux interprètes. Cette stratégie évoque les passages que Linda Williams, analysant les films d’Andy Warhol et un certain cinéma transgressif européen dans un chapitre de son ouvrage Screening Sex (2008), nomme des « négociations de position » : ces moments où, loin de la fluidité fantasmée d’un accord immédiat entre les corps, les interprètes doivent tâtonner pour arriver à une position convenable. L’objectif de Pleasure est similaire : basculer l’attention du « centre », l’acte sexuel, à ses marges : les préparatifs et les à-côtés.

C’est là encore la dimension de performance qui est accentuée, loin du fantasme du tournage comme prolongement naturel d’un plaisir spontané. Le récit s’inscrit ainsi contre le discours implicite d’une industrie qui, dès ses ancêtres, les « stag film », court-métrages pornographiques clandestins du début du XXème destinés à un usage privé (projections dans les bordels par exemple) – et plus encore avec les soi-disant vidéos amateurs sur Internet et avec des émissions comme Girls Gone Wild, montrant des filles censées se dénuder spontanément devant la caméra, a véhiculé l’idée que les images étaient capturées à l’improviste auprès d’interprètes s’exposant spontanément.

A l’inverse, Pleasure accorde systématiquement un temps long aux préparatifs, produisant un effet de tension qui ne relève pas tant de l’anticipation érotique que d’un suspense inquiétant. L’attente produite n’évoque pas des préliminaires, mais plutôt les préparatifs qui précèdent les scènes de torture dans les films gore.

Le gore me semble ici un genre à convoquer car c’est bien un corps éprouvé qui se révèle ici, selon une progression allant de l’épreuve morale (dépasser une inhibition) à la souffrance physique, voire au martyre. La scène de double pénétration est un excellent exemple de ce type de représentations exposant un corps souffrant – et on retiendra, par contraste une scène identique de Nymphomaniac (Lars Van Trier, 2013-14), qui évacue purement et simplement la question de la souffrance de la femme, consentante ou pas. Il ne s’agit pas, bien sûr, de nier la possibilité d’un plaisir pris dans des pratiques extrêmes, mais d’interroger une représentation qui traite le corps féminin comme s’il était une toile cirée, imperméable à la souffrance et à la sensation en général. A l’inverse le corps de Bella est montré comme marqué, souffrant, susceptible de s’altérer et de s’abîmer. Et le film déconstruit alors une autre idée reçue, d’ailleurs contradictoire avec celle du « naturel » : l’idée que la performance pornographique ce ne serait que du spectacle – « Just a show », comme le dit à la jeune fille un réalisateur qui vient de lui infliger un tournage particulièrement insoutenable.

Du spectacle à l’épreuve : « the real deal ».

Selon un mouvement parallèle, Ninja Thyberg s’attaque à deux logiques : la supposée liberté – le consentement initial – qui permettrait aux comédiennes de disposer de leurs corps à leur guise, et la distinction entre réel et fiction, qui impliquerait qu’elles peuvent sortir indemnes de scènes éprouvantes dès lors qu’elles sont définies comme des performances.
L’enjeu est alors de montrer que des corps réels et souffrants existent derrière les images, de ramener l’attention à la corporéité des interprètes. Le corps est montré comme éprouvé, usé, dans la scène d’une grande violence qui conduit la jeune fille à interrompre le tournage. La réaction de Bella, qui tente de refuser, et dont le corps cède (pleurs, visage rougi, marqué), rappelle les spectatrices à la réalité d’un corps qui marque, porte des traces, cessant d’apparaître comme une image déréalisée, un « simulacre » invulnérable. Au refoulement du corps réel, fétichisé, exposé, Pleasure oppose la résurgence toujours plus forte de ce même corps – larmes, sécrétions diverses –, autant de manifestations d’un corps suintant et maltraité pour être mis au service de représentations hyperboliques du plaisir. Si la cinéaste travaille de près la représentation du corps et de la sexualité, le film conserve néanmoins certaines ambiguïtés qui peuvent brouiller son propos. Peut-être ces dernières sont-elles d’ailleurs le reflet d’ambivalences sociales plus larges.

Rivalités féminines

La première ambivalence concerne la représentation des relations entre femmes. Le point culminant du film correspond au moment où l’héroïne décide de rendre la monnaie de sa pièce à une rivale (une porn star plus populaire et plus élégante qu’elle, qui l’a humiliée publiquement), lors d’une scène de duo. Dirigeant la rancœur et l’hostilité accumulée contre ce personnage, un archétype de « belle garce », Bella la pénètre avec un godemiché de manière particulièrement agressive et s’emploie à la faire suffoquer. Cette scène est troublante, en particulier parce que la mise en scène ne se dissocie pas de Bella et continue avec cohérence à suivre son point de vue, désormais le point de vue de la dominante et non de l’opprimée. À ce moment-là, la mise-en-scène ne produit pas d’empathie pour la victime maltraitée. Nous ressentons au contraire, à la fois pour une raison narrative et de mise en scène (plans rapprochés en contre-plongée du point de vue de l’héroïne, nous plaçant en position de domination), une certaine satisfaction vindicative à voir enfin la garce punie, remise à sa place. Ici, on ne souffre plus avec, on regarde souffrir.

On peut, bien sûr, voir dans cette scène un mécanisme psychologique familier consistant à reproduire le traumatisme qu’on a soi-même subi, et il faut par ailleurs relever que c’est bien en réaction à sa propre conduite, au fait d’avoir basculé du côté de l’oppresseur que l’héroïne choisit finalement de quitter l’industrie. Toutefois d’autre passages du film accentuent les rivalités entre filles au lieu de souligner leur sororité et leur complicité face à l’oppression masculine. Dès le départ, dans une des premières scènes, des hommes mettent en garde l’héroïne contre les dangers de frayer avec les filles avec qui elle partage un appartement, décrites comme des chipies occupées à médire les unes des autres. Le récit décrit l’amitié et de Bella avec une de ses colocataires et collègues, mais cette complicité tourne au vinaigre et l’héroïne finit par brouiller avec son amie, devenant elle-même la « garce » qu’elle enviait au début du film. Sont reproduits ici des stéréotypes qui abondent dans les films, notamment dans les teen movies traitant d’amitiés féminines : rivalités, coups bas et une incapacité à s’unir.

Un détour par des stéréotypes qui, s’ils correspondent peut-être à une réalité économique – la concurrence impitoyable entre les filles entrainant sans doute des rivalités internes et des relations tendues – ont tendance à éclipser, ou du moins à atténuer une plus pertinente dénonciation d’un système de domination qui reste largement masculin. La rébellion misandre des héroïnes de Baise-moi, de Virginie Despentes and Coralie Trinh Thi (2000), qui conduit les anciennes victimes à s’unir pour se venger des hommes, offre une alternative plus subversive, qui correspondrait peut-être mieux au projet général de Pleasure.

Narcissisme et image de soi

L’autre ambivalence du film tient à la manière dont ces images sexuelles sont insérées dans les pratiques d’exhibition du corps et de l’intimité sur les réseaux sociaux, manifestant à la fois une forme d’aliénation et une grande maitrise des mécanismes de mise en scène de soi. Bien de leur époque et de leur génération, les filles ne cessent de se prendre en photo, sous tous les angles, postent ces images en ligne, s’emploient à soigner l’image qu’elles renvoient d’elle au monde. Cette dynamique peut se lire comme une prise de contrôle sur leur image, une manière de refuser l’image de filles soumises qu’on pourrait avoir d’elles. Très parlante est de ce point de vue une scène située au début : après avoir accompli une scène de fellation pour la première fois, nous voyons le joli visage de l’actrice souillé de trainées blanches, vision qu’on interprète comme un plan volé, capturant la jeune fille à un moment embarrassant. Or à ce moment précis, alors qu’on attendrait qu’elle se nettoie et reprenne une apparence glamour, c’est l’inverse qui se produit : Bella sort un appareil et s’immortalise, avant de poster l’image sur Internet, accompagnée d’un commentaire plein de fierté. Ce qu’on interprétait comme une vision honteuse, est fièrement revendiqué comme un trophée – difficile de savoir s’il faut lire cette récupération comme un signe de puissance ou une manifestation d’aliénation.

De manière générale, tout au long du film, il est troublant de voir à quel point l’exhibition pornographique s’inscrit dans la continuité de démarches narcissiques d’exhibition de soi. Le discours du film est complexe : on peut y voir une dénonciation plus générale d’une culture narcissique poussant en particulier les femmes à se donner en spectacle – mais on peut aussi penser qu’elle participe d’une banalisation qui dilue la singularité du spectacle pornographique, suggérant une continuité entre se prendre en photo en bikini et jouer dans des films pornographiques. Cette continuité même est celle qui est utilisée par les pornographes pour commercialiser le corps féminin.

Autre continuité à la fois problématique et intéressante, celle qui est esquissée entre la carrière de « porn star » et la carrière de « star » tout court. Si Hollywood, l’usine à rêves, n’est jamais montrée, elle est néanmoins constamment présente en arrière-plan, par les emprunts de l’intrigue au schéma hollywoodien bien connu de l’aspirante star désireuse de percer, dont on retrouve les grandes étapes - l’arrivée de l’outsider, l’amitié avec des collègues-camarades, la rencontre successive d’adjuvants et d’opposants, la fascination pour une rivale plus sophistiquée qu’on va imiter, etc. Il s’agit de montrer que l’industrie pornographique fonctionne comme un double obscur de l’industrie hollywoodienne dont elle reprend les mécanismes.

Les jeux de pouvoir et notamment le droit des producteurs à disposer du corps des jeunes interprètes sont les mêmes, dans l’industrie cinématographique générale et dans le secteur pornographique, cette dernière étant simplement plus directe – nul besoin de prendre des pincettes pour exiger des filles qu’elles se déshabillent lors d’un casting. Toutefois cette analogie a, dans ce contexte précis, ses limites : là encore elle n’interroge peut-être pas suffisamment la singularité d’une industrie qui demande davantage que la simulation, même éprouvante, exploite davantage que des images, et abîme plus rapidement ses proies.

De ce point de vue, le film manifeste très bien, visuellement, le processus par lequel la jeune fille perd son « innocence » (notion évidemment toute relative) mais surtout sa fraicheur au cours du récit, alors même qu’une très courte période temporelle s’est écoulée. La jeune fille qui surgit au départ comme une sorte de femme idéale à la plastique parfaite, se voit détrônée à mesure qu’apparaissent d’autres figures féminines plus efficacement attirantes, basculant de l’absolu au relatif. Et le film la montre altérée physiquement, non seulement dans les scènes où elle est réellement violentée et abîmée, mais dans celles où on la maquille et la pomponne jusqu’à lui faire perdre ce qui était censé constituer son charme. Le film exprime ainsi visuellement la violence d’une industrie qui périme et use ses interprètes à toute vitesse.

Mais encore une fois, la métaphore a ses limites, et peut rentrer ponctuellement en contradiction avec le propos du film : le récit semble parfois construit de telle sorte que l’héroïne devient cette figure de guerrière déterminée, dynamique, battante, dont nous épousons les ambitions, sans en interroger le présupposé et la motivation. Il arrive ainsi que le film se fasse le complice de cette logique banalisante qui s’arrête à la façade et au glamour : la création du personnage de la garce-vamp est, à ce titre, très ambivalente, tout comme l’idée qu’une star du porno pourrait, comme une star normale, avoir ce « petit quelque chose en plus ». Il en va de même de l’utilisation de ralentis iconiques figeant les jeunes filles dans une forme de glamour qui, s’il est contesté à l’échelle du récit, ne l’est pas toujours à l’échelle des séquences. Ces passages qui immobilisent des corps juvéniles féminins dénudés évoquent parfois des passages de Spring Breakers d’Harmony Korine (2012), et partagent l’ambiguïté de ce dernier film : il s’agit, sans doute, de pasticher pour mettre à distance, mais l’on risque de se perdre dans une fascination dont le voyeurisme n’est pas absent. Le film, bien entendu, finit par exposer lui-même les limites de cette analogie, en montrant ce qui se trouve au bout du chemin glorieux ainsi préparé : un moment de souffrance intolérable, restitué avec la même empathie que le reste. Mais il n’est pas certain que cette fin « morale » dissipe le pouvoir évocateur des visions glamour qui l’ont précédée.

Les motivations

Je termine sur une question qui est posée de manière trop évasive par le film : celle de la motivation. Le film évacue dans une pirouette la question du traumatisme : Bella répond « mon père m’a violée », quand on lui demande pourquoi elle fait ce métier, mais la réplique est présentée comme une plaisanterie et le sujet n’est plus abordé.

On pourrait y voir un discours d’empowerment : le droit d’une femme, conformément aux objectifs du féminisme de la Troisième Vague, à s’apprêter, à se sexualiser, à s’offrir, à se vendre, tant qu’elle reste maîtresse de son image et de son corps. En un sens, la cinéaste esquisse cette piste à plusieurs reprises, celle-là même qui est mise en avant par des porn stars contemporaines : un porno fait par et pour des femmes ou des minorités, échappant aux standards et aux injonctions habituelles qui hiérarchisent les fantasmes et réduisent la diversité des désirs à des pratiques de « niches » situant les femmes et les minorités raciales ou sexuelles en bas de l’échelle. Cette troisième voie, imaginant un porno inclusif, ouvert et sensible à la condition de ses interprètes est esquissée, par exemple à travers la scène où une femme dirige une scène BDSM, prenant soin de sa jeune interprète, la munissant de mots clés pour s’assurer de la continuité du consentement. Certains passages du film vont d’ailleurs dans ce sens, imaginant la possibilité d’un usage du pornographique comme appropriation plaisante et ludique de la sexualité. On peut, par exemple, évoquer la scène qui a fourni l’affiche française du film, au cours de laquelle l’héroïne agenouillée devant une amie s’emploie à engloutir langoureusement une banane pour s’assurer de sa photogénie en matière de fellation. Il n’est pas impossible que cette scène soit un discret clin d’œil à une scène mémorable de teen movie : celle où deux copines, dans Fast Times at Ridgemont High (Amy Heckerling, 1982) s’exercent sur une carotte dans un café de centre commercial. L’absence de présence masculine confère à cette expérimentation une légèreté joyeuse et complice.

On peut cependant se demander si l’impulsion même de cette exhibition sexuelle ne pourrait pas être interrogée et si la motivation économique ne pourrait pas être davantage creusée – les travailleurs et travailleuses du sexe, par exemple, ne revendiquent pas nécessairement le « plaisir » mais la reconnaissance de leur activité comme un travail permettant de gagner sa vie. De cette dimension économique, peu de choses filtrent ici.
Les motivations de Bella sont nombreuses et évasives : fuir un « chez soi » – allusions à Dorothy du Magicien d’Oz, « loin de chez elle », dont on peut supposer qu’elle va y retourner–, l’amour du sexe, le narcissisme, l’attrait financier – pensé ici non comme un besoin mais comme un désir de gagner beaucoup d’argent, dans une logique d’avidité qui est problématique, le film revenant, là encore, à une vision de la gold digger (aventurière) stéréotypée.

« I just love cock » (« J’aime juste les bites »), répond, mutine, la jeune fille lorsqu’on lui demande pourquoi elle veut devenir une star de porno. Cette phrase est-elle prononcée par la jeune femme avec sincérité, est-ce une phrase de Linnéa ou de Bella, et dans ce cas est-elle une preuve de l’aliénation où elle se trouve, qui la pousse à continuer à prononcer dans la vie réelle le genre de répliques qu’on met dans la bouche des interprètes les rares fois où elles sont autorisées à prononcer autre chose que des interjections de plaisir ? La question est posée pendant la scène où la jeune fille se met à chanter, a capella, devant ses amies, avec un timbre superbe et un talent manifeste – pourquoi ne pas chanter, pourquoi ne pas jouer dans des séries, pourquoi ne pas devenir cover girl ? Quelle est la motivation qui pousse à se vendre ainsi ? Une question auquel le film ne répond pas, laissant, peut-être volontairement, la question ouverte pour des débats qui prolongeront le visionnage.


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[1Yann Lardeau, « Le sexe froid : du porno et au-delà », Cahiers du cinéma, n° 289, 1974.