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Emmanuel Carrère / 2021

Ouistreham


Par Geneviève Sellier / jeudi 20 janvier 2022

Les « premières de corvée » : de belles personnes…

C’est Juliette Binoche qui est à l’initiative de cette adaptation du Quai de Ouistreham, le livre-témoignage publié en 2010 par la journaliste Florence Aubenas, laquelle conditionna son accord pour le film au choix d’Emmanuel Carrère comme adaptateur et réalisateur.
Le livre décrivait, à partir d’une enquête en immersion de plusieurs mois, la vie quotidienne d’une des catégories de travailleuses les plus exploitées et les plus précaires, celles qui nettoient les espaces collectifs (bureaux, bungalows, ferries) en restant invisibles. Ce témoignage était prémonitoire de la prise de conscience récente du sort des « premier·es de corvée », toutes ces personnes qui ont continué à travailler pendant le confinement dans des conditions pénibles et parfois dangereuses.

L’initiative de Juliette Binoche témoigne d’une conscience sociale qu’il faut saluer, mais son image actuelle, celle d’une quinquagénaire raffinée abonnée aux rôles de bourgeoise distinguée (Un beau soleil intérieur, Claire Denis, 2017 ; Doubles vies, Assayas, 2019 ; Celle que vous croyez, Safy Nebbou 2019 ; La Vérité, Hirkazy Kore-eda, 2019 ; La Bonne Épouse, Martin Provost, 2020), mine sa crédibilité dans ce rôle de femme de ménage confrontée à un travail aussi harassant que répulsif… Et elle a dix ans de plus que Florence Aubenas en 2009, lors de son expérience d’immersion.

De plus, le film d’Emmanuel Carrère est « librement adapté » du livre : l’auteur D’Autres vies que la mienne a notablement infléchi la problématique du livre vers une réflexion sur l’imposture de l’écrivain qui prétend partager la vie des autres pour les vampiriser et en faire son œuvre. S’il a choisi des « vraies » femmes de ménage pour entourer Juliette Binoche, son adaptation insiste beaucoup plus sur les relations de Marianne Winckler (le nom de l’écrivaine dans la fiction) avec les femmes qui travaillent à ses côtés, que sur les conditions de travail éprouvantes décrites par le menu dans le livre. Et surtout, la dernière partie du film change complètement l’esprit du livre, puisque Emmanuel Carrère invente un incident qui force Marianne à révéler sa véritable identité à Christèle (Hélène Lambert), la mère de trois garçons qui est devenue son amie, ce qui met fin brutalement à leurs relations et à l’expérience d’immersion de l’écrivaine. Christèle en effet vit comme une trahison que Marianne lui ait caché sa véritable identité. La rupture est définitive, même si un épilogue met en scène Marianne de retour à Ouistreham pour une séance de signature de son livre, et revoie Christèle lors d’un échange mélodramatique. Comme si Emmanuel Carrère n’avait pas pu s’empêcher de ramener la couverture à lui, à travers son alter ego, l’écrivaine, alors que Florence Aubenas était très attentive à focaliser l’attention jusqu’au bout sur l’humanité de ces femmes de ménage et l’inhumanité de leurs conditions de travail.

Si l’on peut se réjouir que le film donne une visibilité nouvelle à ces travailleuses précaires – encore que le livre de Florence Aubenas a connu une énorme diffusion (plus de 200 000 exemplaires) que le film aura sans doute du mal atteindre – , c’est au prix d’un recentrement sur la problématique de l’écrivain vampire du réel, qui est totalement étrangère au livre.
Il reste que les actrices non professionnelles, recrutées dans la région de Caen, sont remarquables dans leur propre rôle et donnent au film son poids d’humanité.


générique


Polémiquons.

  • J’ai lu le livre de Florence Aubenas. J’ai vu le film d’Emmanuel Carrère. Si j’avais su .....
    Le réalisateur s’interroge et interpelle les spectateurs au sujet de la place/rôle de la personne en immersion secrète : n’y a-t-il pas mensonge, traîtrise ? La personne en immersion n’est-elle pas une scélérate ? Cette technique, l’immersion secrète, n’est-elle pas condamnable ?
    Au passage Emmanuel Carrère égratigne Florence Aubenas, grande reportrice, qui, au péril de sa vie, à réaliser des reportages dans des zones géopolitiques dangereuses.
    Au diable la vérité si l’honneur est sauf !

  • "encore que le livre de Florence Aubenas a connu une énorme diffusion (plus de 200 000 exemplaires) que le film aura sans doute du mal atteindre"
    Le film a fait 126 000 entrées en une semaine donc il devrait très largement dépasser l’audience du livre...

  • Je n’ai pas vu le film et je n’irai pas. Parce que je m’attends exactement à ce que l’article décrit.
    Mais : Binoche n’est pas en cause et il n’est pas nécessaire de faire sonner terriblement son âge.
    Avec sa personnalité, sa fougue, sa drôlerie, elle dépasse bien tous les clichés de la bobo qu’il lui arrive d’incarner. Ceci dit, j’ai bien aimé le livre d’Aubenas. Il faut dire cependant que Wallraff en Allemagne de l’Ouest faisait ça depuis plus de 40 ans. En 86, il a été le Turc Ali "Ganz unten", traduit en français (Le Journaliste indésirable). Et que dans l’Allemagne réunifiée, il continue. En 2014, il s’est fait engager comme aide-soignant dans une EHPAD. Sur mon FB, j’ai publié un article de la Süddeutsche Zeitung à ce propos.

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