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Kaouther Ben Hania /2023

Les Filles d’Olfa (2)


Sarra Grira / mardi 15 août 2023

Ambivalences féministes

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Le dernier long-métrage, projeté à Cannes, de la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania séduit de prime à bord par l’originalité de son approche et l’actualité brûlante de son sujet, dans un projet porté quasi exclusivement par des figures féminines. Mais à y regarder de plus près, la question du genre – dans tous les sens du terme – laisse un sentiment de malaise, et le soupçon d’un féminisme classiste.

Avec Les Filles d’Olfa, la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania confirme sa passion pour le fait divers, avec cette fois l’histoire d’Olfa, mère de quatre filles, appartenant à un milieu très modeste et conservateur, dont les deux aînées, Ghofrane et Rahma, sont parties chez Daech en Libye. La première de ses filles y épousera même le cerveau des attentats de 2015 en Tunisie, dont elle a eu une fille aujourd’hui âgée de 8 ans, qui grandit toujours en prison. L’affaire avait à l’époque suscité l’intérêt des chaînes d’information panarabes comme des émissions de talkshow tunisiennes.

Cette fois, Ben Hania ne s’est pas contentée de s’inspirer de faits réels comme dans ses précédents films (La Belle et la meute, 2017 ; L’homme qui a vendu sa peau, 2020). Elle mêle volontairement la « réalité » - ou ce qui est censé l’être - et la fiction, dans une œuvre qu’elle présente comme une fable (« les deux autres filles d’Olfa ont été mangées par le loup », nous dit la voix off de la réalisatrice à l’ouverture du film), et qui se joue des codes des genres.

Mélanger les genres

La réalisatrice emprunte en effet aux codes de quatre registres : le documentaire, la télé-réalité, la fiction et le making of. On retrouve le premier dans le recueil de témoignages, mais aussi la mobilisation d’images d’archives datées, diffusées à la télévision (extrait du dernier discours de l’ancien président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali, de journaux télévisés ou d’émissions de talk-show, ainsi que des images provenant des forces de l’ordre libyennes ; on y reconnaît à chaque fois la mère ou ses filles). Certains témoignages face caméra sont un commentaire de scènes que l’on vient de voir, rappelant - tout comme les images « volées » filmées comme par l’entrebâillement d’une porte - les codes de la télé-réalité. Deux actrices (Ichraq Matar et Nour Karoui) jouent les rôles des filles aînées d’Olfa, enrôlées chez Daech, tandis que la star tunisienne et panarabe Hend Sabri (Les Silences du palais, 1994 ; La Saison des hommes, 2000 ; Poupées d’argile, 2002 ; L’Immeuble Yacoubian, 2006) est censée remplacer la mère pour les scènes trop dures à jouer (mais finalement pas seulement pour ces scènes-là). Les deux cadettes ne bénéficient d’ailleurs pas de cette option, et joueront toujours leur propre rôle, oscillant entre restitution et témoignage. Enfin, la voix de la réalisatrice, les scènes où l’on voit les actrices s’emparer de leurs rôles ou parler de leur métier, les moments de maquillage ou d’habillage tournées dans les loges et les « action ! » nous plongent dans les coulisses de la fabrication de l’œuvre.

Kaouther Ben Hania choisit de mélanger les codes et de flouter les frontières des genres, et la démarche est a priori séduisante, en plus d’être originale. Ainsi, Hend Sabri peut, à la faveur d’un champ-contrechamp, prendre la place de la mère, et inversement. Aussi, les choix chromatiques de la réalisatrice ne sont pas innocents : le rouge de Hend Sabri tranche avec le noir de la mère – tout comme avec le bleu qui domine la maison servant de décor. Une synthèse absolue s’opère lorsque l’actrice console Olfa après une scène particulièrement difficile, dans un décor composé de deux grands vitraux, l’un rouge, l’autre bleu. Rouges aussi sont les vêtements des deux cadettes Eya et Tayssir, après plusieurs scènes de voiles noirs, où elles se remémorent dans un décor immaculé et sur fond de musique douce leur séjour dans un centre pour mineures, marquant le début de leur nouvelle vie, loin de l’emprise de l’islamisme radical. Alors, composition ou témoignage ?

Une catharsis ?

C’est l’argument qu’Olfa et ses filles mettent elles-mêmes en avant : la volonté délibérée de se raconter pour dépasser le traumatisme. Olfa revendique un désir de « couper avec le passé ». Sa benjamine, Eya, semble d’ailleurs étonnamment à l’aise, maîtrisant même les codes du « jeu » (c’est elle qui annonce à la réalisatrice à un moment qu’elles peuvent reprendre le tournage, elle qui ajuste le foulard de sa mère pour éviter le bruit de frottement contre le micro, etc.). Une scène est particulièrement malaisante, où la jeune fille revendique justement cette dimension cathartique du film, faisant le parallèle avec une séance de psy : voilée (comme à l’époque, elle ne l’est plus aujourd’hui), un large couteau à la main, elle parle à l’acteur Majd Mastoura qui, allongé, joue le rôle de son beau-père violeur et toxicomane. La jeune fille s’adresse à lui non pas pour rejouer une scène du passé mais pour l’inventer : une scène où elle lui dit tout ce qu’elle a sur le cœur, après que ce dernier a violé Tayssir, assise en larmes derrière sa sœur. L’acteur demande alors une pause et – surtout – rompt le pacte mis en place par la réalisatrice : « Il y a quelque chose qui me gêne » dit-il, mais il ne veut pas s’en expliquer devant la caméra : « Ça ne va pas être une matière filmique ».

On s’interroge en effet, à la vue de ces images, si l’on peut enjamber aussi allègrement les frontières du genre, jouer sur les registres, quand non seulement on dépeint une réalité sociale aussi lourde, mais que l’on implique en plus dans sa démarche les personnes concernées, qui ne sont pas des actrices professionnelles. Le choix formel sur de tels sujets – viols, violences physiques, pauvreté, djihadisme - est-il éthiquement acceptable, et ne porte-t-il pas à conséquence ? Peut-on adopter les codes de la télé-réalité sans tomber dans le voyeurisme structurel du genre ? La vie d’Olfa et de ses filles ayant surtout été jalonnée par la violence, ces dernières maîtrisent-elles vraiment les tenants et les aboutissants de ce qui se joue devant et avec elles, en rejouant les épisodes de leur vie aux côtés d’une des plus célèbres actrices du monde arabe ?

Une solidarité féministe qui fait défaut

Certes, aucun témoignage n’est brut : même dans les documentaires, il y a toujours une mise en scène et un montage capables de réécrire l’histoire. Mais à force de se jouer des genres cinématographiques, Kaouther Ben Hania nous pousse à nous interroger sur la (fausse) distanciation avec le témoignage qu’impliquerait la transposition à l’écran – à voir Olfa et ses filles tenir pour certaines scènes la direction d’acteur-trices ; mais aussi sur l’instrumentalisation de la réalité tragique de ces femmes à des fins cinématographiques, dans un cadre qui se veut féministe.

Kaouther Ben Hania a en effet volontairement choisi de minimiser la présence masculine, faisant jouer par un seul acteur – Majd Mastoura – quatre rôles : les deux maris d’Olfa, le petit copain de sa fille Rahma et enfin le policier auprès de qui la mère dénonce sa fille qui veut rejoindre l’Organisation de l’État islamique en Libye. Si pour le choix des actrices, le film met en avant la recherche au moment du casting d’une ressemblance physique avec les deux filles aînées d’Olfa dont on voit à plusieurs reprises les portraits photos, rien de tel pour les maris. Le prénom du premier n’est d’ailleurs même pas mentionné. C’est uniquement leur rôle dans l’histoire et non pas ce qu’ils sont qui justifie la présence de l’acteur. De tou.tes les professionnel.les mobilisé.es, ce dernier est d’ailleurs le seul qui n’interagit avec la famille que pour demander des indications sur son rôle. Le seul aussi qui ne partage pas des moments de complicité ou juste de « bavardage » avec elle.

Si le film dépeint une femme forte – qui compose comme elle peut avec la morale patriarcale dont elle est à la fois victime et dépositaire –, s’il montre les ravages de la reproduction d’un modèle éducatif soumis à la morale patriarcale et dirigée contre les filles et les femmes, il montre aussi une génération qui, de manière nihiliste ou plus optimiste, se rebelle. Mais pour arriver à ce tableau, la réalisatrice s’arrête quand même à toutes les stations prévues par l’idéologie orientaliste : la nuit de noces d’Olfa et la question de la virginité, le voile (les scènes d’habillage en noir monochrome sont inutilement longues et détaillées), la flagellation et la lapidation...

Si l’on peut admettre que ces thématiques s’imposent par le choix même du sujet, on ne peut s’empêcher de tiquer devant les leçons données par Hend Sabri et ses consœurs à Olfa et ses filles, en matière de morale, de rapport au corps, mais aussi sur le plan politique (pourquoi il ne faut pas regretter le temps de Ben Ali, quelles sont les raisons du départ des deux filles d’Olfa). L’actrice Ichraq Matar a sans doute raison de dire que le choix du voile intégral et le départ chez Daech était la seule échappatoire possible pour les deux jeunes femmes écrasées par leur mère. Mais dans ces scènes faites pourtant de convivialité, le rapport de classe saute aux yeux, et le jugement des professionnelles gêne, ôtant à la parole d’Olfa et de ses filles une part de sa légitimité. Pourtant, la mère reconnaît que la révolution de 2011 a également été un moment fondateur pour elle, moment qu’elle a choisi pour faire sa « propre révolution » et quitter son premier mari. Toutefois, ni le subterfuge de la mise en scène, ni la revendication du témoignage ne font oublier la présence d’une caméra certes féminine, mais toujours démiurge.


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