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La filiation entre Todd Haynes et Douglas Sirk, le grand maître du mélodrame hollywoodien, tient non seulement à l’hommage stylistique que rend dans ses films le premier au second, mais aussi au moteur commun à leur vision. Leur œuvre puise son énergie créatrice dans une empathie lucide et véhémente pour les souffrances souterraines des rejeté.es. Le plan du générique de Carol (2015) illustre ce mouvement. Il se focalise sur des grilles d’un métro à New York ; on entend le grondement des trains en discret fond sonore tandis que la caméra prend du recul pour passer d’un très gros plan des grilles aux rues où vaque une humanité pressée et opaque. Le film s’attachera à suivre les rails profonds et secrets sur lesquels sont lancées deux femmes mises hors la loi par la société américaine des années 50. La matière du récit se compose des épreuves que leur homosexualité impose à chacune d’elle. Séparément pourrait-on dire, car le film reste discret sur l’étincelle passionnelle au sein de leur couple. Ce n’était pas le sujet d’un récit qui explore minutieusement la solitude de leur combat.
Le dernier film de Todd Haynes, May December, s’inspire d’un fait-divers qui a scandalisé l’Amérique à la fin du siècle dernier. Marie-Kay Letourneau, une institutrice de 34 ans à l’époque, avait été arrêtée pour avoir eu des relations sexuelles avec son élève de 12 ans. Elle ira en prison, l’épousera et aura trois enfants avec lui. Le titre May December renvoie à la différence d’âge au sein de ce mariage. Le film débute vingt ans après le scandale. Une actrice (Natalie Portman) s’apprête à jouer au cinéma le rôle de l’épouse (Julianne Moore) et souhaite rencontrer la famille. Elle viendra résider près d’elle et le film détaille ce séjour. Malgré une facture impeccable, May December semble moins réussi que Carol, sans doute parce qu’il place au centre du récit deux femmes envers lesquelles on ne peut manquer de manifester des réserves. Tout en leur témoignant une intelligence intéressée, Todd Haynes finit par les inculper l’une comme l’autre. La transgression finale de l’actrice dérange ; quant à l’épouse du jeune homme, elle se révèle infantile de façon permanente et définitive.
Il existe bien sûr un objet d’empathie massive dans le film, qui autrement n’aurait pas été tourné. Il s’agit de l’époux à la jeunesse avortée et sacrifiée. Captif des rets de sa femme enfant, il évoque une fragile chrysalide qui n’aurait jamais pu réaliser sa métamorphose en papillon. La métaphore ouvre le film. Dans le générique, on voit le jeune époux s’adonner à son violon d’Ingres : élever des chenilles pour les rendre à la liberté quand elles deviennent papillons. L’acteur qui l’incarne (Charles Melton) a non seulement une présence puissante à l’écran, mais joue aussi avec délicatesse ce rôle ingrat. Pourtant il n’occupe pas le centre du récit, ce qui est logique puisque cette place lui a été refusée par le destin. May December est, pourrait-on dire, fortement genré : les femmes contre les adolescents. Un second jeune homme attire en effet notre empathie, c’est le fils du premier mariage de l’épouse qui a dû subir les conséquences destructrices des transgressions de sa mère.
Todd Haynes, comme Douglas Sirk, se projette admirablement dans ses personnages féminins. On se rappelle Loin du paradis (2002) où resplendissait la détresse de Julianne Moore. Un de ses premiers films en 1987, alors qu’il est encore étudiant, Superstar-The Karen Carpenter Story, met en scène avec des poupées Barbie le destin tragique de cette pop star morte d’anorexie à 32 ans (on peut voir sur YouTube ce film longtemps interdit par le frère de Karen Carpenter). L’empathie était là à son maximum et militante. Dans May December, les deux beaux personnages féminins, interprétés par deux grandes actrices, ne bénéficient pas de cette aura émouvante. Le film est attachant avec ses décors d’un Sud – nous sommes à Savannah, en Géorgie – pétri de préjugés, et la caméra joue avec maestria de l’exotisme vénéneux du cadre. La moiteur de l’air s’harmonise avec le climat moral étouffant de cette micro société. Pourtant les deux femmes semblent souvent en porte à faux. Comment se glisser dans la subjectivité d’une femme de 34 ans qui a violé un garçonnet ? C’est la question que se pose l’actrice dans le film. Elle restera sans réponse.
May December finit par avoir des allures de film à thèse où, malgré les distances qu’il respecte pour éviter de moraliser, le réalisateur se positionne malgré lui. Certains critiques ont d’ailleurs vu le film comme une comédie irrésistible. C’est une option. S’il dispense un réel plaisir esthétique, May December ressemble davantage à un brillant puzzle intellectuel qu’à un de ces drames humains où Todd Haynes sait parfaitement équilibrer maîtrise formelle et raz de marée émotionnel.