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Celine Song / 2023

Past Lives. Nos vies d’avant


par Geneviève Sellier / mercredi 27 décembre 2023

Un amour impossible

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« À douze ans, Nora et Hae Sung sont amis d’enfance, amoureux platoniques. Les circonstances les séparent. À vingt ans, le hasard les reconnecte, pour un temps. À trente ans, ils se retrouvent, adultes, confrontés à ce qu’ils auraient pu être, et à ce qu’ils pourraient devenir. » Ce résumé de l’intrigue de Past Lives proposé dans le dossier de presse donne le canevas d’un film à la fois très subtil et très économe de ses moyens.

Le film est largement autobiographique de l’aveu de son autrice, Celine Song, née en Corée du Sud, dont la famille a émigré à Toronto quand elle avait douze ans, avant qu’elle-même ne s’installe à New York à vingt ans, où elle est devenue une dramaturge de renom.

Past Lives se focalise sur les trois temps de la relation de Nora avec Hae Sung, d’abord son meilleur ami à l’école en Corée où ils rivalisent pour la première place, avant que leur relation soit interrompue par l’émigration de sa famille à Toronto, où elle devient Nora (le choix d’un prénom occidental donne lieu à une courte scène familiale au milieu des préparatifs du départ).
Par le hasard des réseaux sociaux, ils se retrouvent douze ans plus tard, alors que Nora se prépare à partir pour une résidence d’écrivains à Montauk (lieu de villégiature bien connu des New-yorkais à l’extrême pointe de Long Island), pendant que Hae Sung, futur ingénieur, projette d’aller apprendre le mandarin en Chine. Ils refont connaissance via leurs écrans de portable et prennent l’habitude de se connecter en visio jusqu’à ce que Nora « mette en pause » leur relation qui nourrit sa nostalgie de Séoul alors que son avenir d’écrivaine se situe aux États-Unis.

Douze ans plus tard, il décide de la revoir, ayant mis en suspens une relation amoureuse faute de pouvoir se marier (fils unique, il a la charge de ses parents comme c’est l’obligation pour les enfants en Corée du Sud, et il ne gagne pas assez d’argent pour entretenir en plus une famille). Il arrive à New York où elle vit avec son mari Arthur, un écrivain juif états-unien qu’elle a rencontré lors de sa résidence à Montauk. Elle l’emmène dans quelques lieux emblématiques de la Grande Pomme, dont une excursion en bateau autour de la statue de la Liberté puis le lendemain, elle le ramène chez elle pour qu’il fasse la connaissance de son mari. Comme Hae Sung parle très mal l’anglais et qu’Arthur parle encore plus mal le coréen, leur rencontre se fait à travers Nora, et la soirée se termine dans un bar où Arthur écoute sans comprendre leur dialogue en coréen. A l’issue de la soirée, Hae Sung repart pour l’aéroport. Après son départ, Nora, qui jusque-là se maîtrisait, fond en larmes dans les bras de son mari.

Past Lives est remarquable par l’économie du dispositif qu’il met en place. L’essentiel des séquences est filmé dans une alternance de plans américains sur le duo (ou le trio) et de gros plans sur leurs visages. L’épisode dans l’enfance est joué par de jeunes acteurs pré-adolescents, alors que le deuxième et le troisième sont joués par les mêmes acteurs, avec un changement de dispositif. Chacun est devant son ordinateur et regarde l’autre en visio dans le deuxième épisode, alors qu’ils sont ensemble, en chair et en os dans le troisième. Le passage du temps est marqué de façon minimale, par un changement de coiffure pour Hae Sung : la mode en Corée du Sud pour les jeunes hommes est de garder une frange épaisse qui s’arrête au ras des sourcils, alors qu’une fois entrés dans une profession, ils peignent leurs cheveux vers l’arrière, dégageant le front, comme un signe de maturité.

Quant à Nora, elle a, à douze ans de distance, la même coupe de cheveux à la garçonne qui marque son américanité, alors que la plupart des jeunes Coréennes gardent les cheveux longs.

À travers l’histoire d’amour impossible de Nora et Hae Sung, Past Lives traite du déchirement de l’exil, des changements irrémédiables qu’entraîne l’émigration par rapport à la culture d’origine, d’autant plus sensibles quand il s’agit de deux sociétés aussi éloignées que la société coréenne traditionnelle (Hae Sung vit encore chez ses parents alors qu’il a plus de 30 ans) et le melting pot new new-yorkais. Le film est d’autant plus fort que les personnages sont constamment souriants et ne haussent jamais le ton. La douleur se tapit en arrière-plan, sans doute plus pour lui que pour elle, car il n’est pas dans la même dynamique culturelle que Nora, dramaturge reconnue. Il parle de son travail comme aussi pénible que le service militaire (obligatoire pour tous les hommes coréens, qui dure entre dix-huit mois et deux ans). La Corée du Sud est connue en effet pour ses horaires de travail quasi illimités, le harcèlement de la hiérarchie et les discriminations en tous genres. On comprend progressivement le fossé culturel qui les sépare. Alors que lui ne renonce pas à imaginer ce qu’aurait pu être leur vie s’ils n’avaient pas été séparés, elle essaie de lui faire comprendre que la fillette qu’il a aimée n’existe plus.

Leur dernière conversation se passe sous le regard du mari de Nora, qui constate en silence la force du lien qui les unit et auquel il n’aura jamais accès, à travers leur langue maternelle. La douleur des retrouvailles impossibles entre Nora et Hae Sung se double de la douleur d’Arthur prenant conscience de ce qui lui échappe de Nora, symbolisé par le fait qu’elle parle en coréen dans ses rêves. Les visages souriants de Greta Lee et de Teo Yoo donnent à cette histoire une intensité, par une sorte d’antiphrase avec le déchirement qu’ils éprouvent. Intensité augmentée encore paradoxalement par l’absence presque totale de contact physique entre eux, ce qui est aussi une caractéristique des échanges sociaux en Corée : on se salue en inclinant la tête mais on ne se sert pas la main et on s’embrasse encore moins. De ce fait le moindre contact physique prend une signification très forte.

Au-delà de l’évocation des différences culturelles, le film témoigne d’une grande maîtrise formelle : pour preuve le prologue, un plan sur le bar où le trio est assis face à nous pendant que nous entendons des voix off (sans doute d’autres client.es qui sont comme des spectateur.ices à l’intérieur de la fiction) s’interroger sur les liens entre ces trois personnages, intrigué.es par la présence de cette femme asiatique entre un homme asiatique et un homme « blanc ». Le plan séquence se termine par un cadrage sur le visage souriant de la femme. C’est ce plan qu’on retrouve dans la scène de conversation de la fin, où cette fois les spectateur.ices que nous sommes sont en mesure de comprendre les relations entre les trois personnages qu’on a vus dans le prologue, Hae Sung, Nora et Arthur…

PS. Ginette Vincendeau (avec qui j’ai vu Past Lives) trouve que le minimalisme du film est à la fois sa force (l’intensité qui se dégage de l’économie de moyens) et sa faiblesse : on aimerait en savoir plus sur la vie professionnelle de Nora ; le mari reste une énigme quasi-totale et est « trop parfait », mais c’est peut-être la vision idéalisée qu’a la réalisatrice d’un homme occidental, par comparaison avec la société coréenne encore terriblement patriarcale.


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