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Les premières minutes du documentaire s’ouvrent sur des images de vacances en famille. Une petite fille se baigne dans le lac de Tibériade. C’est Lina Soualem, fille de l’actrice palestinienne Hiam Abbas : « Petite, ma mère m’emmenait me baigner tous les étés dans ce lac, comme si elle voulait me plonger dans son histoire. » Plonger dans une histoire traumatique, c’est risquer de s’y perdre. De ne jamais pouvoir refaire surface. Mais le film veut parier le contraire.
Dans Bye bye Tibériade, Lina Soualem part à la recherche de ses origines familiales maternelles. Elle réalise un film documentaire intime, où la vie de trois générations de femmes palestiniennes s’enchevêtre. Décomposé en trois parties, le film nous raconte l’histoire de sa grande-tante, forcée de quitter la Palestine pour la Syrie en 1948, puis de sa grand-mère, et enfin de sa mère, dont la vie a aussi été bouleversée par l’exil. C’est aussi un film sur l’histoire d’une famille cinéphile et cinéaste. Il comporte de nombreuses images filmées par le père de la cinéaste, lui-même acteur, Zinedine Soualem. Ces archives familiales se mêlent aux premiers films qui ont documenté la naqba (catastrophe) de 1948. Cette année-là, aux premiers jours de la guerre israélo-palestinienne, les deux sœurs sont séparées de force. L’une est expropriée et sommée de quitter Tibériade, pour aller rejoindre un village de montagne occupé par l’armée israélienne, Deir Hanna, tandis que l’autre sœur se réfugie en Syrie. C’est l’histoire de ces deux sœurs que la réalisatrice tente de reconstituer au travers des archives, celle de sa grand-mère et de sa grande tante. Elles ne se retrouveront que quarante ans plus tard.
Ainsi, le documentaire se déroule au rythme de l’histoire familiale. Au lendemain du décès de sa grand-mère, en plein tournage, Lina Soualem a l’idée de faire lire à sa mère un poème à sa mémoire, pour introduire la partie du film qui racontera ce qu’a été sa vie en Palestine occupée.
A travers l’histoire de sa mère actrice de cinéma, Lina Soualem veut aussi montrer que la quête de liberté des femmes arabes ne passe pas forcément par la négation de leurs traditions. Même si Hiam Abbas est la première femme de sa famille à travailler pour le cinéma, elle tient à recueillir la bénédiction de son père pour son mariage. A 20 ans, elle fait le choix d’épouser un jeune dramaturge « étranger », rencontré dans le théâtre de son village palestinien où elle se produisait à l’époque. Dans l’une des scènes de son film, Lina Soualem demande à sa mère de rejouer, quarante ans plus tard, le dialogue avec son père. Caméra à l’épaule, elle sollicite le directeur du théâtre toujours en poste. Peut-il rejouer la scène dont il a été témoin, en endossant le rôle du père de Hiam ? Le résultat est très émouvant.
Rares sont les films qui parviennent à traiter avec brio à la fois des questions coloniales et de l’émancipation féminine. En rejouant son histoire devant la caméra, Hiam Abbas montre que beaucoup de femmes choisissent de quitter leur pays et leur milieu social sans pour autant renoncer à susciter la fierté de leurs parents.
La remarquable carrière de Hiam Abbas au cinéma, des années 1980 à nos jours, a souvent permis de montrer des personnages féminins au prisme des dominations coloniales, que l’on pense aux Citronniers (Eran Riklis, 2008) où elle joue le rôle d’une agricultrice expropriée par l’État d’Israël, aux films d’Amos Gîtai ou encore au seul long métrage écrit et réalisé par l’actrice, Héritage (2012).
Tout comme dans Leur Algérie (2020), son premier film sur ses grands-parents paternels, Lina Soualem montre que le cinéma permet de redonner vie à ce qui a été arraché à de nombreuses familles en exil : leur langue, leur village, parfois des membres de leur famille. Hiam Abbas en témoigne dans Bye bye Tibériade : « nous n’avions pas le droit de prononcer le mot “Palestine” ». Ces interdits n’opèrent pas seulement dans les territoires occupés, puisque la réalisatrice rappelle que la langue arabe est très peu enseignée en France, y compris aux enfants qui l’ont reçu en héritage par leur langue maternelle. « Ma mère m’a transmis un petit bout de langue », confie Lina Soualem par le biais d’une voix off. Le cinéma de Lina Soualem fait se raccorder les voix, les corps et les langues sur un seul et même film, aux yeux de toutes et tous. Dans un dernier plan, toutes les femmes de sa famille se tiennent les unes derrière les autres, comme pour mettre en scène cette réparation.