________________________________________________
Depuis mes premières élucubrations formalistes il y a cinquante ans, il ne m’est jamais arrivé d’écrire sur le cinéma italien. Depuis peu je découvre, surtout grâce au câble, ce cinéma des années 1950 et 1960, des Dino Risi, Mario Monticelli, Damiano Damiani etc., souvent avec ou même réalisé par Alberto Sordi... auquel je voue une admiration sans bornes. À cette époque j’étais dans l’art pour l’art, très loin de tout souci politique, et j’évitais systématiquement ces films. Seuls les grands noms, Antonioni, Visconti, Fellini, m’attiraient. Aujourd’hui que je découvre ce cinéma populaire si souvent extraordinaire, j’ai pourtant des scrupules à écrire dessus, dus à mon ignorance à peu près totale de la société italienne.
Récemment cependant j’ai vu un film d’Antonio Pietrangeli, Il sole negli occhi/Du soleil dans les yeux (1953) – le premier de cet auteur qui m’était inconnu – dont le propos et la qualité exceptionnelle mériteraient l’attention des lecteurs et lectrices de ce site.
C’est l’histoire de Celestina (Irène Galter), jeune fille obligée d’abandonner son village montagnard et ce qui reste de sa famille – deux frères au chômage –, pour se faire engager comme bonne dans la capitale. Là des bonnes sœurs s’occupent de placer dans une famille bourgeoise cette jeune fille pieuse et timide, terriblement dépaysée par la vie dans un grand immeuble moderne de Rome.
Sa tâche principale dans cette famille (petite-)bourgeoise – elle va traverser toutes les strates de la société romaine – est de soulager sa patronne acariâtre et plus toute jeune de son nouveau-né qui pleure sans cesse et que Celestina, pas plus que cette mère peu aimante, ne parvient à calmer… au grand dam des voisins qui hurlent leur exaspération par les fenêtres.
Isolée et perdue dans un premier temps, Celestina doit subir, outre les petites brimades et remarques désagréables de ses patrons, les quolibets des autres bonnes travaillant dans cet immeuble. On se moque de sa naïveté de provinciale, de « paysanne » comme elles l’appellent. Cependant, peu à peu, touchée par son évidente innocence, elles la prennent sous leurs ailes, s’appliquent à la déniaiser. Et c’est la relation de Celestina avec cette communauté féminine qui constitue la colonne vertébrale de l’intrigue… contre le caractère trouble, vacillant de l’histoire d’amour.
Elle a déjà croisé le séduisant plombier, Fernando (Gabriele Ferzetti), dragueur invétéré, lorsque ses nouvelles copines l’entraînent à un bal de quartier, où elle se laisse aller entre les bras d’un homme, de Fernando précisément, sans doute pour la première fois. Mais pendant un temps assez long, tous deux résistent à « l’amour », lui est accoutumé à des passades plus ou moins brèves et répugne à se lier, elle parce qu’on l’a mise en garde contre ce tombeur et qu’elle se méfie de la Grande Ville.
Les relations de Celestina avec ses patrons ne cessent de se dégrader jusqu’au jour où, ayant entendu une de ses copines raconter sa technique pour faire dormir le bébé dont elle a la charge, Celestina s’essaie à donner au sien une bouffée de gaz d’éclairage, s’y prend maladroitement, se fait surprendre et renvoyer. Mais les nonnes veillent et la placent chez un couple de vieillards dont elles lui promettent qu’ils s’occuperont très bien d’elle. Le mari est un « professeur » bibliophile, entouré de montagnes de livres. Lui et sa femme vont vite s’attacher à Celestina et décident de lui léguer leur ferme en Sicile. Mais dès que la famille – cousins, cousines, neveux…– apprennent cette décision effarante, ils rappliquent à Rome pour s’y opposer vigoureusement. À l’issue d’une scène typiquement hilarante de comédie italienne, ils parviennent à la faire embarquer par Vittorio, le vigile du quartier, Sicilien comme eux, sorte d’auxiliaire de police qui traîne dans les rues environnantes. Celui-ci amène Celestina au poste où elle est bientôt relâchée. Dans le peu de temps qu’elle est entre ses mains, Vittorio (Attilio Martella), la quarantaine et plutôt moche, s’est entiché de Celestina et va bientôt lui offrir le mariage (mais nous avons compris que, les vieux s’étant entêtés dans leur volonté de léguer leur ferme à Celestina, c’est cette propriété qui intéresse ce soupirant empressé). En attendant, Celestina, désormais au chômage, est placée dans un ménage de bons vivants aussi aimables qu’obèses, trois hommes et une femme dont nous comprendrons qu’ils vivent de trafics louches.
Pendant ce temps, se développe un véritable amour entre Celestina et Fernando, et chez ce séducteur incorrigible cela semble être son premier amour sincère et profond. Mais en fait, il est pris dans un dilemme cornélien : le patron de la petite entreprise de plomberie qui l’emploie ambitionne de faire de lui son partenaire, à condition qu’il épouse sa sœur Gina (Lia Di Leo), une brune plantureuse, très éprise de lui. Fernando accepte de lui faire la cour sans grand enthousiasme mais son ambition va s’avérer plus forte que son amour pour Celestina… qu’il a déjà, à son insu, mise enceinte. Cela s’est passé au bord d’un lac dans une scène si pudique que le malaise suivi d’une visite médicale qui révélera son état, arrive plutôt comme une surprise pour le spectateur d’aujourd’hui que je suis. Cette pudeur m’interpelle, car même si elle répond aux exigences de la censure de l’époque, elle s’intègre parfaitement au récit et s’accorde avec la modestie de Celestina – alors que de nos jours l’obligation commerciale d’inclure des scènes plus ou moins « hard » n’apporte presque jamais qu’une suspension du récit, le freinant au même titre que les poursuites en voiture d’un certain type de film d’action.
Fernando s’étant donc fiancé avec la sœur de son patron, évite de revoir Celestina. Celle-ci de son côté s’est laissé faire la cour par Vittorio qui n’est pas mauvais bougre et ils finissent par se fiancer… fiançailles rompues quand l’homme apprend que finalement Celestina n’héritera pas de la ferme des vieux.
Se sachant maintenant enceinte elle part à la recherche de Fernando, le guette devant son nouveau lieu de travail et le force à avouer qu’il est pris ailleurs (déjà marié en fait). Désespérée, elle se précipite sous un tramway. Quand Fernando, horrifié, s’approche de ce qui pourrait être un cadavre, un quidam qui les a vus ensemble, lui demande : « Vous la connaissez, n’est-ce pas ? », Fernando nie et s’enfuit. Ce personnage, tiraillé entre son ambition et son amour, est traité d’une manière très peu hollywoodienne. Il se rend à l’hôpital où il apprend qu’elle s’en tirera : « Elle a de la chance », lui dit le médecin, « au vu de sa condition. » Et c’est là que Fernando s’assume : Celestina est bien enceinte de lui. Mais lorsqu’il peut enfin lui rendre visite, elle lui tourne le dos et ne veut pas entendre ses serments d’amour éternel : « Nous allons partir ensemble, je t’aime ! » insiste-il. Elle ne lui répond pas. Pour éviter de fatiguer la patiente, une infirmière fait sortir Fernando qui obtempère... et sort du film. L’infirmière se penche sur Celestina qui lui fait promettre d’empêcher cet homme de revenir.
La dernière scène du film est surprenante. Le groupe des bonnes de son premier emploi se retrouve devant l’hôpital, attendant celle d’entre elles qui vient de rendre visite à la convalescente et qui leur rapporte les paroles de Celestina : « L’enfant est à elle, elle l’élèvera seule. »
L’unique « critique » cinéphile publié sur IMDB concernant ce film le qualifie de « undistinguished Italian soaper » (médiocre mélo italien). Je suis évidemment loin d’être d’accord. Ne serait-ce que par le refus d’unir le couple du film, mais aussi le fait d’accorder à Celestina, si conformiste jusqu’alors – la docilité avec laquelle elle accepte le mariage avec Vittorio –, cette détermination à devenir mère célibataire ; enfin le fait aussi de nous apprendre ce choix par le biais de ce groupe de femmes qui la soutient depuis son arrivée à Rome. A quoi s’ajoutent ces deux portraits d’hommes aussi veules l’un que l’autre. Tout ceci place Il sole negli occhi dans la lignée des grands mélodrames du cinéma italien muet, les « films de Diva » avec Pina Menichelli ou Francesca Bertini, et aux côtés des grands mélodrames hollywoodiens des années trente, souvent tout aussi… mal-pensants. Mais il est parfaitement normal qu’un cinéphile masculin (sur IMDB ils le sont presque tous !) ne comprenne rien à ce beau film féministe.
Le film apparemment le plus connu de Pietrangeli aujourd’hui, Io la conoscevo bene/Je la connaissais bien (1965) suit superficiellement le même schéma. C’est l’histoire d’une jolie jeune femme (Stefania Sandrelli) qui cherche à « faire du cinéma » par la voie de la figuration, exploitée sexuellement par des hommes sans scrupules et qui va d’échec en échec. A la fin, elle se suicide. D’où ce titre amer. Et il semble que cette thématique de la « femme victimisée » soit courante à l’époque dans le cinéma transalpin. Que l’on se rappelle de films aussi notoires que Le Notti di Cabiria/Les Nuits de Cabiria (1965) de Fellini, Riso amaro/Riz amer (1949) de De Santis ou encore les premiers chefs d’œuvres d’Antonioni, Cronaca di un Amore/Chronique d’un amour (1950) et La Signora senza camelie/La Dame sans camélia (1953). Difficile de ne pas songer au phénomène semblable sur la scène lyrique italienne au XIXe siècle, analysé dans le livre de Catherine Clément, L’Opéra ou la défaite des femmes (1979). Dans ce contexte, des films comme Il sole negli oggi ou le merveilleux La Ciociara/La Paysanne aux pieds nus (1960, d’après Moravia) de De Sica, avec Sophia Loren en mère célibataire pendant les derniers mois de la guerre, deux films où les « victimes » résistent avec succès, peuvent être perçus comme à contre-courant.