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Alfred Hitchcock / Michael Gordon /

Sexualités à Hollywood en 1959


par Anne Gillain / samedi 20 juillet 2024

Hollywood et ses tabous sexuels en 1959

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En 1959 sortaient aux États-Unis deux films qui connurent un énorme succès : Pillow Talk / Confidences sur l’oreiller et North by Northwest / La Mort aux trousses avec des recettes respectives de 18 700 000 et de 13 275 000 dollars. Ils furent tous deux nominés aux Oscars dans la catégorie « meilleur scénario original » et Pillow Talk l’emporta au grand dépit d’Ernest Lehman, le scénariste de Hitchcock, qui avait conscience d’avoir exécuté un travail brillant. Il déclara avoir fignolé non pas des répliques, mais « des réparties ». Le dialogue contient en effet de nombreuses phrases à double sens, souvent de nature sexuelle. L’une d’elle dût être corrigée pour satisfaire les exigences de la censure. Durant la merveilleuse conversation dans le restaurant du train, Eve Kendall (Eva Marie Saint) dit à Roger Thornhill (Cary Grant) : « Je ne fais jamais l’amour l’estomac vide ». Il remarque : « Mais vous avez déjà mangé », elle répond : « Oui, mais pas vous ». La censure a exigé que « make love » soit remplacé par « discuss love », non pas « faire l’amour » mais « parler d’amour ». Cette avance sexuelle explicite de la part de la femme à l’homme n’était pas acceptable.

Pourquoi rapprocher deux œuvres qui semblent n’avoir en commun que l’année de leur sortie ? C’est justement ce moment qui est intéressant : quelle peut être en 2024 la lecture d’un film de 1959 ? Tous deux parlent des relations homme/femme, de sexualité et d’Œdipe avec son cortège de tabous et d’angoisses ; tous deux sont soumis au draconien code Hays instauré en 1934. Comment les metteurs en scène Michael Gordon (une des victimes du maccarthysme) et Alfred Hitchcock, tout comme leurs scénaristes, gèrent-t-il la censure ? Les genres sont différents, une comédie de mœurs et un film d’espionnage, et les registres sans commune mesure, un divertissement très réussi d’un côté et un des chefs d’œuvre du cinéma de l’autre. Pourtant le scénario des deux films est identique : un don juan qui tombe les filles comme des mouches, va se faire prendre au piège du mariage par une belle blonde célibataire et indépendante. Notons en passant que les dons juans étaient joués tous deux par des acteurs gays restés au placard. Les années cinquante aux États-Unis sont dans l’hétéro-normalité à un degré rarement atteint dans l’histoire de l’humanité. Le sexe est toujours hétéro et le mariage l’unique cadre de son exercice. Tout le reste doit avancer masqué et ne s’en prive pas. De façon plus universelle encore que la religion, Hollywood impose un carcan moral qui interdit à la sexualité de sévir hors mariage et représente, à ce titre, dans l’Amérique de l’après-guerre, un puissant régulateur pour garder les époux dans le lit conjugal et les épouses à la maison où elles font tourner la société de consommation. C’est l’époque des publicitaires de Madison Avenue, les Mad Men illustrés par la fameuse série de Netflix ; Roger Thornhill, dans North by Northwest, est d’ailleurs l’un d’eux. Si les comédies du remariage ont proliféré sur les écrans, c’est qu’une union, comme l’huile dans l’eau, ne se dissout jamais. Cette rigidité sans appel provoque des angoisses, tant du côté des hommes que des femmes, et la fiction ne se prive pas d’en cultiver toutes les variantes. C’est le terreau des films. À l’exception des histoires de gangsters et de cowboys, Hollywood ne sait parler que de sexe et il arrive même que gangsters ou cowboys soient travaillés par l’œdipe. Dans Pillow Talk et North by Northwest, le passage du désordre à l’ordre sera orchestré par une suite d’épreuves qui engage la survie sociale des personnages. Comme le note Michael Gordon : « Quelle que soit l’absurdité des situations pour le spectateur, pour les personnes concernées, c’est une question de vie ou de mort. La comédie n’est pas une plaisanterie. »

L’héroïne des deux films est une anomalie dans la société de l’époque. Indépendante, célibataire, libre de ses actions, Jan Morrow (Doris Day) est dans Pillow Talk une décoratrice d’intérieur qui a parfaitement réussi, mais doit partager sa ligne de téléphone (après-guerre, le réseau étant insuffisant pour satisfaire les demandes, deux particuliers étaient parfois forcés d’utiliser la même ligne) avec Brad Allen (Rock Hudson), un compositeur de chansons à succès. Ce dernier multiplie les conquêtes et monopolise le combiné pour abreuver de mensonges ses proies tandis Jan, révoltée, entend les conversations à son corps défendant. De la première à la dernière image, le film ne parle que de sexualité. Le titre francophone ne correspond d’ailleurs pas à sa traduction. Le générique est accompagné par la chanson du titre, Pillow Talk, où Doris Day se plaint de ne parler qu’à son oreiller alors qu’elle préfèrerait avoir un homme pour interlocuteur. La chanson se termine sur la répétition : « Il doit y avoir un garçon quelque part. » L’enjeu du récit : ce cœur à prendre tombera-t-il dans le piège tendu par le séducteur. Pour arriver à ses fins, Brad, que Jan n’a jamais vu en personne, se fera passer pour un touriste texan de passage à New York, dont la naïveté provinciale touchera la jeune femme. Notons que, dès la seconde scène du film, le spectre de la grossesse est évoqué. Si Jan était enceinte, lui explique le cadre de la compagnie du téléphone qui reçoit sa plainte, elle serait prioritaire pour une ligne privée. Grossesse et célibat mettent au premier plan les thèmes de la sexualité et de la virginité. Lorsque Jan se plaint à Brad, il l’accuse d’avoir des « problèmes d’alcôve », ce qui veut simplement dire qu’elle est frustrée sexuellement. Un gros plan la saisit ensuite se regardant dans un miroir en répétant « bedroom problems », l’air troublé. Doris Day jouera souvent ce rôle de « jeune fille convenable » au point qu’on finira par la surnommer « la plus vieille vierge du monde ». L’obsession de la virginité atteindra des sommets dans une autre comédie de 1962, That Touch of Mink (Un soupçon de vison), où elle tient la vedette avec Cary Grant. Tout le film joue sur la terreur de l’héroïne devant le passage à l’acte. Elle attrape même une urticaire géante à l’instant où l’acte pourrait être consommé. Puis son partenaire, une fois marié mais paniqué, attrape la même urticaire durant la nuit de noces qu’il passe entre les mains d’un médecin.

Dans Pillow Talk où on ne parle que de sexe, tout est genré à mort. D’abord les deux appartements. Chez Jan, où dominent les couleurs pastel, tout est fonctionnel, avec une cuisine ultra moderne aux placards et frigidaire spacieux, qui correspond à l’image idéale diffusée par les Mad Men dans leurs publicités. L’appartement a de nombreuses fenêtres dont les rideaux ouverts nous permettent d’apercevoir un des ponts de Manhattan. Inondé de lumière, il ouvre sur le monde et n’a rien à cacher. L’antre du célibataire offre un contraste brutal avec cet univers rassurant. Sombre comme le péché, rideaux clos, il cultive les marqueurs d’une sophistication artistique qui valorise le propriétaire avec livres et tableaux. Cette façade est toutefois un leurre qui dissimule un piège à femmes. Tout est fait pour ferrer la proie dès qu’elle prend place sur le divan : un interrupteur permet de tamiser les lumières, faire tomber un disque sur la platine et verrouiller la porte tandis qu’un autre transforme le canapé en lit.

La garde-robe de Jan est destinée à mettre sa féminité en valeur. Avec ce film, le studio voulait changer l’image de Doris Day pour lui donner du sex-appeal : robes moulantes, bijoux somptueux et ravissants chapeaux. Il existe surtout un code de couleurs très strict. Son absence d’intérêt pour la sexualité se manifeste par le noir ou le beige tandis que l’espoir s’annonce avec le vert et la passion avec le rouge. Le blanc est réservé à la perte de virginité et se retrouve dans toutes les scènes où s’exprime son attirance grandissante pour Brad en Texan. La plus explicite est celle où il l’emmène passer le week-end dans le Connecticut ; Jan a décidé de franchir le pas. Tandis que, sculptée dans une magnifique robe blanche sous un manteau bordé de renard assorti, elle se love contre Brad qui conduit d’une main, la bande-son roucoule : « I am yours tonight, my darling, possess me » (« Je suis à toi, ce soir, mon chéri, possède-moi »). En 1959, cette illustration musicale n’a pas fait sourciller la censure ; en 2024, elle semble pécher par un manque de retenue. Est-il nécessaire de convoquer une telle fanfare pour mettre les points sur les i ? Sans doute, d’abord pour insister sur la noirceur de Brad devant la candeur amoureuse de Jan, mais aussi parce qu’en 1959, le tabou sexuel est si fort qu’il ne faut laisser aucun doute au spectateur : oui, Jan va prendre ce risque insensé et coucher, c’est-à-dire encourir le stigmate social qui sanctionne cet écart, mais aussi risquer une grossesse non désirée et son cortège de conséquences terrifiantes. Comme le dit le metteur en scène, c’est une comédie mais, pour les personnages, c’est une question de vie ou de mort.

À la minute fatale où Jan va céder à Brad dans une jolie maison de campagne, un ami commun du couple apparaît pour la sauver. C’est Tony Randall qui tient ce rôle tandis que sa contrepartie féminine sera jouée Thelma Ritter. Ces deux merveilleux personnages secondaires illustrent le sort fatal réservé à ceux qui ne passent pas par les fourches caudines du rêve américain. Le premier, vieux garçon en puissance, a derrière lui trois mariages, une mère abusive et un psychiatre ; la seconde se saoule à mort chaque soir, faute d’avoir un conjoint. Ces doubles comiques mais effrayants incarnent le sort qui guette Brad et Jan.

Si les angoisses féminines sont au premier plan du récit, leurs contreparties masculines ne sont pas occultées. Brad justifiera son rejet du mariage par la métaphore de l’arbre qui pousse libre et heureux et que le mariage viendra abattre pour le transformer en planches destinées à la réalisation d’une coiffeuse. Ce spectre de la castration se retrouve au moment où Brad est démasqué dans le Connecticut. Jan découvre la vérité alors qu’il est sorti chercher du bois pour le feu qui s’est éteint (toutes les métaphores classiques sont au rendez-vous). Il revient les bras chargés de bûches et son air désemparé lorsqu’elle s’enfuit suggère qu’il est prêt à être transformé en coiffeuse, c’est-à-dire à se marier.

Ces angoisses masculines se retrouvent dans de nombreux films des années 1950. Il suffit de penser à une des plus célèbres comédies de Billy Wilder, The Seven Year Itch / Sept ans de réflexion (1955), mais aussi aux mélodrames de Douglas Sirk. There’s always to morrow / Demain est un autre jour (1956) évoque le désarroi d’un homme marié, coincé entre sa femme et ses enfants adolescents, alors qu’il retrouve un amour de jeunesse. C’est Barbara Stanwyck qui l’incarne dans ce film. Elle tient le rôle d’une femme d’affaires célibataire qui réussit admirablement mais doit renoncer à l’homme qu’elle aime pour repartir seule dans son avion.
Dans Pillow Talk, Jan se vengera en retrouvant son indépendance professionnelle. Lorsque Brad, amoureux et souhaitant renouer avec elle, lui demande de décorer son appartement, elle transformera sa garçonnière en un monstrueux décor de harem. Chaque élément y est sélectionné pour être le plus hideux possible, dénonçant ainsi la laideur et le désordre du sexe pratiqué par le don juan. Ils se marieront et la fin annonce avec humour une naissance à venir.

En 2024, la représentation du féminin dans ce film est devenue inacceptable. Jan est même victime d’une agression sexuelle de la part d’un jeune diplômé de Harvard et, bien sûr, d’agressions mentales constantes de la part de Brad avec ses mensonges éhontés pour la séduire. Cette misogynie ambiante ne suffisant pas, le film contient aussi son lot d’homophobie. À un moment, pour déstabiliser Jan, Brad imite, petit doigt en l’air, un gay. Pillow Talk est un formidable document sociologique sur les rapports de sexe dans l’Amérique des années cinquante. C’est aussi un objet cinématographique réussi qui conserve au fil des année belle allure : rythme, dialogues, illustrations musicales, mise en scène inventive avec des écrans divisés qui montrent plusieurs scènes simultanément, voix off pour révéler les pensées intimes des personnages, jeu de dissociation téléphonique entre voix et corps. Le travail du metteur en scène n’a pas vieilli, mais le plus grand atout du film reste le couple éblouissant que forment Doris Day et Rock Hudson. Ils sont irrésistibles ensemble à tel point qu’ils feront, avec Tony Randall, trois autres comédies. Si le film garde tout son charme en 2024, les spectateurs ne peuvent manquer de penser à la fin tragique et courageuse de Rock Hudson qui sera la première star à avouer être atteint du sida. La maladie l’emportera en 1989 à 59 ans, après un voyage de la dernière chance en France où il espérait un traitement miracle. Doris Day l’avait accompagné et lui apportera un soutien indéfectible jusqu’au bout. Elle mourra presque centenaire et, comme Brigitte Bardot, consacrera toute sa fin vie à défendre, corps et biens, la cause animale.

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Inutile de dire qu’en 2024 la lecture de North by Northwest est tout autre. Il n’existe aucun décalage pour les spectateur·ices contemporain·es qui doivent ressentir des émotions très similaires à celleux de 1959. Nous flottons dans l’atemporalité des chefs d’œuvre. Dans son article Le Blocage symbolique, Raymond Bellour a magistralement déconstruit le film et montré qu’il repose sur un impeccable scénario œdipien. À la différence de l’Œdipe de Pillow Talk entaché de tous les préjugés de l’époque, celui de North by Northwest est une épure qui atteint l’universel. De tous temps et dans toutes les cultures, l’individu doit se construire une identité entre les deux figures parentales et vivre sa sexualité de façon indépendante. Comment Hitchcock traite-il la sexualité dans le film ? Eve Kendall, la contrepartie de Jan dans Pillow Talk, est, elle aussi, blonde, indépendante et célibataire. Elle rencontre Roger Thornhill à l’heure du dîner et couche avec lui la dernière bouchée avalée. Ils passent la nuit ensemble dans un wagon lit et, plus tard, il sera fait allusion aux dons d’Eve dans le domaine sexuel par un Roger amer et sarcastique.

Comme dans Notorious / Les Enchaînés (1946) où Ingrid Bergman joue un rôle similaire et a aussi une vie sexuelle « dissolue », nous apprendrons que ces deux femmes, éprouvées par le destin, se livrent en fait à une mission où elles risquent leur vie pour sauver leur pays. Leur réhabilitation par le récit est radicale. La légèreté sexuelle de leur comportement est non seulement gommée mais touche à l’héroïsme. C’est la façon dont Hitchcock contourne le code moral de l’époque. Ses films sont bien évidemment misogynes, comme les tableaux de Picasso, mais son travail ne tourne jamais en ridicule la sexualité. Marnie est un film magnifique sur les dysfonctionnements du féminin et présente un personnage de femme empreint d’une réelle noblesse dans sa souffrance. L’homosexualité est traitée avec le même réalisme. Lorsque l’espion, Philip Vandamm (James Mason), se rend compte que son second fait sans doute sur lui une fixation homoérotique, il dit simplement : « Je suis flatté, Leonard » et l’incident est aussitôt intégré à l’intrigue policière. Au lieu de manifester le moindre embarras, Leonard tirera sur lui avec une balle à blanc pour dévoiler la duplicité d’Eve. De la même façon, la sexualité d’Eve est directement intégrée au scénario œdipien. Quand Roger Thornhill découvre qu’il a couché avec la maîtresse de l’espion, il va d’autant plus se méfier de la blonde et l’Œdipe sera bloqué.

Comme dans la plupart de ses films, Hitchcock ajoute une mère abusive pour bétonner le blocage. La double identité des héros masculins reflète leur incertitude sur leur vérité humaine. Qui est Roger ? Le publicitaire ennuyeux qui travaille dans un bureau de Madison Avenue ou l’espion flamboyant. Qui est Brad, l’artiste cynique ou le Texan sans malice ? Les classiques hollywoodiens attaquent les femmes, mais suent l’angoisse masculine par tous les pores de leur celluloïd.

Si l’universalité du scénario œdipien confère à North by Northwest son atemporalité, le travail d’Hitchcock exerce aussi un contrôle minutieux sur la réalisation pour échapper aux clichés de l’époque. Comme il n’était pas satisfait des tenues que proposaient les stylistes de la MGM pour Eva Marie-Saint, il alla lui-même, en compagnie de l’actrice, choisir ses toilettes à Bergdorf Goodman, un grand magasin chic de New York. Leur goût est impeccable et traversera les siècles. Pour le seul intérieur associé à un des personnages, Hitchcock prendra pour modèle le style du plus grand architecte du siècle, Frank Lloyd Wright. La maison de Philip Vandamm, où se situe la dernière partie du film, a été construite en maquette pour imiter les lignes modernistes de ses créations. Hitchcock fait plus encore pour pérenniser son œuvre. Le film nous invite à un voyage somptueux à travers l’espace américain. Il nous promène de la côte Est avec Manhattan au Midwest avec Chicago, puis dans les immenses étendues de la Prairie, où Roger Thornhill va flirter avec la mort, pour finir à l’Ouest dans le Sud-Dakota. Nous sommes invités à admirer les différents paysages d’un pays aussi vaste que magnifique. Plus encore, le film offre un véritable catalogue des lieux iconiques de l’Amérique du XXe siècle et ces choix sont toujours justifiés par le scénario. On en trouve facilement la liste exhaustive dans les articles sur le film et on en sélectionnera deux parmi les plus marquants : les Nations-Unies et le Mont Rushmore. Le gratte-ciel où siège les Nations-Unis à Manhattan sert de décor au meurtre du père œdipien. Ce lieu est non seulement en rapport direct avec le scénario d’espionnage et de guerre froide, mais représente aussi le cœur de la puissance américaine au XXe siècle. Destinée à régler les conflits politiques internationaux, l’organisation des Nations-Unies est un marqueur durable de l’hégémonie mondiale des États-Unis. Le Mont Rushmore est lui aussi fortement chargé symboliquement. Roger Thornhill y apprendra la vérité sur Eve, ce qui permettra au scénario de se débloquer. Avec les visages des présidents sculptés dans la pierre, le Mont Rushmore représente un des lieux de mémoire les plus majestueux de l’histoire états-unienne. Nous savons par ailleurs que les falaises où ces statues ont été taillées faisaient partie d’un territoire appartenant aux Sioux. Le Mont Rushmore nous ramène ainsi à l’origine des États-Unis et aux gestes destructeurs et sacrilèges des premiers pionniers envers les Amérindiens.

Grâce à ses cadres monumentaux, Hitchcock vient inscrire son récit au cœur d’une large vision de l’histoire. Alors que Pillow Talk évoque un moment de la société américaine, North By Northwest est délibérément ancré dans une civilisation. Cette vision olympienne est le travail d’un étranger, un Anglais transplanté, un immigrant capable de prendre un certain recul avec ce qu’il observe. Le film reflète certes les valeurs de l’époque avec le mariage obligatoire en fin de parcours, mais offre pendant son déroulement la représentation globale d’une civilisation à son apogée. Le Mont Rushmore est pour les États-Unis un marqueur aussi puissant que le Parthénon pour la Grèce ou le Colisée pour l’Italie.

1959 est une année charnière entre deux états de la culture occidentale et un moment clé dans l’histoire du cinéma. On voit partout proliférer des notes dissonantes contre les valeurs établies et se multiplier les remises en cause. Avec l’immense succès de Some like it hot / Certains l’aiment chaud (Billy Wilder) qui fait 25 000 000 dollars de recettes en 1959, les identités sexuelles sont remises en question, mais c’est également l’année de Suddenly, Last Summer / Soudain l’été dernier (Joseph Mankiewicz) avec sa vision glaçante de l’homosexualité. Apparemment la censure avait autorisé que ce sujet tabou fasse l’objet d’un film parce que sa réalisation offrait une image totalement négative de l’homosexualité. Certes. Associant étroitement cette « déviation » au cannibalisme et à la lobotomie, il est clair que le film ne cherchait pas à faire du prosélytisme. Il fait encore frémir en 2024. Pourtant, en 1959, son succès avec 6 400 000 dollars de recettes prouve que le sujet interpelle l’Américain·e moyen·ne. 1959, c’est aussi l’apparition explicite du problème racial dans une œuvre grand public avec le film magnifique de Douglas Sirk, Imitation of life / Le Mirage de la vie, qui fait la même recette que Suddenly, Last Summer, 6 400 000 dollars. Dans la scène la plus douloureuse du film, on voit une jeune femme métisse se faire tabasser par son soupirant blanc lorsqu’il découvre ses origines afro-américaines.

En France, 1959 marque bien sûr, avec Les 400 Coups et Hiroshima mon amour, la naissance de la Nouvelle Vague qui va transformer le langage du cinéma. Il n’est pourtant pas besoin de traverser l’Atlantique pour assister à cette révolution. Cette même année, John Cassavetes sort une version révisée de Shadows, un film qu’il avait conçu en1958 dans le cadre d’une classe expérimentale. La question raciale est centrale dans cette œuvre novatrice qui filme une fratrie de jeunes Noirs, dans les rues de New York. Il s’agit de deux frères musiciens de jazz et de leur sœur au teint plus clair. Tournée en noir et blanc et accompagnée d’un thème musical de Charlie Mingus, c’est une œuvre largement improvisée qui présente des scènes de racisme ordinaire à Manhattan. Elle offre aussi une représentation radicalement nouvelle de la sexualité féminine. La jeune femme y évoque de façon émouvante l’épreuve que représente la perte de sa virginité. Lorsque que son partenaire blanc manifeste un malaise profond en découvrant qu’elle vient d’une famille noire, elle part avec un autre jeune homme qui, lui, est afro-américain. Le film ne fera que 1937 dollars au box-office européen, (il n’a été distribué qu’en Angleterre et en France), mais sera primé à Venise en 1960. Shadows est considéré aux États-Unis comme le premier de ces films indépendants qui vont au cours des décennies suivantes s’opposer à la toute-puissance des studios hollywoodiens.

En 1959, Hollywood se porte encore bien et le grand succès de l’année est Ben Hur avec 73 226 000 dollars de recettes. Pendant trois heures d’épreuves effroyables, le héros fait preuve d’un indéfectible attachement à sa fiancée et future épouse.

PS : Une dernière remarque à propos de Pillow Talk. L’héroïne s’appelle Jan Morrow, ce qui phonétiquement ressemble beaucoup à Jeanne Moreau. Celle-ci tenait en 1958 la vedette dans l’œuvre scandaleuse de Louis Malle, Les Amants. Pillow Talk ne manque pas d’humour et on peut imaginer qu’il s’agit d’une allusion ironique des scénaristes : voilà la Jeanne Moreau de l’Amérique puritaine.

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Polémiquons.

  • Merci pour ce regard sur l’année 1959.
    Une précision cependant : sous ses apparences de récit chretien, Ben Hur porte un sous-texte homosexuel, attesté par ses auteurs notamment dans le documentaire « The Celluloid Closet ». Son scénariste Gore Vidal et son réalisateur étaient bien conscients que le personnage de Ben Hur était l’objet d’une attirance de la part de son antagoniste Mesala, a la
    suite d’amours de jeunesses. Ils avaient cependant pris le parti de ne pas en parler à Charlton Heston au vu de ses opinions politiques…

  • Absolument. Cela fait partie de notre lecture actuelle du film. L’histoire est devenue publique en 1996, lorsque Charlton Heston, qui avait finalement eu vent du complot destiné à le tenir dans l’ignorance du sous-texte homosexuel, écrivit une lettre furieuse au Los Angeles Times pour protester vigoureusement. Gore Vidal lui répondit dans ce même journal et donna le détail du rôle de chacun dans cette affaire. Apparemment Stephen Boyd avait été "ravi" lorsqu’on lui avait proposé d’orienter son jeu dans ce sens et William Wyler avait prévenu ses collaborateur de surtout ne rien dire à Charlton Heston.
    Le scénario est tiré d’un roman best-seller, Ben-Hur : A Tale Of the Christ, publié en 1880 par Lew Wallace. Ce livre est considéré comme le plus grand roman chrétien du XIXème siècle. Je ne dirais donc pas que Gore Vidal était "conscient" de la dimension homosexuelle, mais qu’il a choisi de l’inclure dans le film.
    Gore Vidal est aussi le co-scénariste d’un autre film de 1959 : Soudain l’été dernier. Il écrivit le scénario en collaboration avec l’auteur de la pièce, Tennessee Williams.

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