pour une critique féministe des productions audiovisuelles

♀ le genre & l’écran ♂


Accueil > Classique > Falbalas

Jacques Becker / 1945

Falbalas


par Geneviève Sellier / vendredi 23 février 2024

Un récit tragique d'émancipation féminine sous l'Occupation

Falbalas, dont le tournage commence le 1er mars 1944, est un film de transition entre l’Occupation et l’après-guerre. Il sortira d’ailleurs en juin 1945, après Les Enfants du paradis. Malgré une excellente critique à sa sorte, le film sera longtemps sous-estimé par les « auteuristes » des Cahiers du cinéma qui lui préfèrent Casque d’or, Touchez pas au grisbi ou Le Trou. Le troisième long métrage de Jacques Becker a été progressivement réévalué, à la fois pour le style de sa mise en scène et pour la description psychologique aiguë du processus créateur.

En revanche, on parle peu des aspects qui nous intéressent particulièrement ici : la manière dont le film expose et travaille les contradictions issues de la Défaite et de l’Occupation, exacerbées par l’idéologie pétainiste : crise profonde de l’identité masculine et de l’ordre patriarcal ; émergence de figures féminines autonomes. De plus Falbalas, comme Les Dames du bois de Boulogne, anticipe sur certaines séquelles d’une guerre dont on sait en ce début de 1944 que l’issue est imminente. Déjà se prépare la remise en ordre qu’un pouvoir masculin symboliquement régénéré par la Résistance va s’efforcer d’imposer, en particulier aux femmes.

Si Falbalas est l’un des rares filins de l’Occupation où l’on trouve de nombreuses allusions aux restrictions matérielles qui affectent la vie des Français pendant les « années noires » (par exemple le remplacement de la voiture par la bicyclette, même dans les milieux aisés), il parle aussi, à un niveau très profond, des déséquilibres de l’ordre patriarcal consécutifs au désastre de 1940 : familles incomplètes ou dispersées, pères impuissants ou absents, mères contraintes de tout prendre en charge, enfants orphelins.

Micheline (Micheline Presle) est orpheline et « déplacée » : elle arrive de Reims et vit chez sa tante, qui habite un hôtel particulier à Paris, en attendant de se marier avec le fils gentil, mais un peu terne d’un industriel soyeux de Lyon (Jean Chevrier). Elle rencontre un ami de son fiancé, Philippe Clarence (Raymond Rouleau), déjà grand nom de la haute couture, qui n’aura de cesse de la conquérir et y parviendra. Mais là où ce don juan irrésistible ne voit qu’une aventure propice à son inspiration, elle a découvert le désir et l’amour. L’affrontement de ces deux logiques contradictoires provoquera le drame.

La fausse stabilité de la famille bourgeoise est déjà suggérée par la « tribu » parisienne qui accueille Micheline et dont le père est invisible : la mère (Jane Marken) régente une troupe de dix enfants et adolescents, tous plus odieux les uns que les autres, qui se jettent sur Micheline comme un vautour sur sa proie. Cette dérision de la famille nombreuse et bien-pensante prend toute sa valeur face à l’idéologie pétainiste qui en a fait la clé de voûte d’une France « régénérée ». La séquence de la partie de ping-pong orchestre brillamment ce thème, dans le rythme mécanique des plans qui suivent le bruit sec des balles et les regards hypnotisés des spectateurs du match, comme autant d’automates qui donnent des coups à Micheline jusqu’à ce qu’elle s’effondre. Jeu d’adresse transformé par l’agressivité mortifère de la famille bourgeoise en machine infernale.

En contrepoint, la maison de haute couture est vécue comme une vraie famille, dont les membres se seraient choisis pour réaliser un grand œuvre. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une influence souterraine de l’idéologie pétainiste du travail, telle qu’elle s’exprime par exemple dans l’épilogue d’Au bonheur des dames, ajouté à Zola par André Cayatte pour prôner la collaboration de classe chère à Vichy.

En fait, toute la différence réside dans le point de vue de Becker qui prend constamment ses distances avec ce fantasme familial de l’entreprise, en particulier par le truchement du regard des employées (Lucienne/ Christiane Barry, Solange/ Gabrielle Dorziat et Anne-Marie/ Françoise Lugagne) sur leur patron (Clarence/ Raymond Rouleau). Certes le grand couturier présente Solange, la directrice de la maison, à Micheline comme « sa seule famille », mais le film décrit sans complaisance l’exploitation qui se cache derrière

l’intrication de l’affectivité et du travail : Clarence suscite la dépendance affective pour mieux utiliser son personnel, spontanément ou cyniquement, selon les circonstances et les individus. Même quand il en est encore à la phase de conquête dans ses rapports avec Micheline, le cynisme de ce don juan éclate dans la séquence où il lui parle au téléphone de solitude et de désespoir, tout en procédant avec entrain à l’essayage d’une robe pour sa nouvelle collection, entouré de six employées de la maison, discrètement complices... Goujaterie accomplie avec une aisance confondante qui met les rieurs de son côté.

La composition exclusivement féminine du personnel de la maison de couture met en évidence le renforcement de la domination de classe par la domination de sexe, et les constants glissements de la sphère publique à la sphère privée renforcent la suprématie masculine. Dans ce registre, Falbalas apparaît comme un véritable « ovni » dans le ciel du cinéma français, aujourd’hui comme hier ! L’espace de cette maison de couture s’organise autour du bureau du patron-créateur, véritable sanctuaire au fond d’une succession de couloirs où circulent les employées, comme autant de sentinelles protégeant l’artiste du monde. Un escalier dérobé conduit du bureau de Clarence à son appartement privé, saint des saints auquel n’accèdent que les élues (en général éphémères) du maître, le temps qu’elles favorisent son inspiration... Mais ce cocon finira par l’étouffer.

La critique radicale de la famille réelle comme de l’aspiration à une forme d’organisation sociale qui la prend pour modèle, passe par des figures de mère, dans une version caricaturale (Jane Marken) et dans une version valorisante (Gabrielle Dorziat). Dans le rôle de Solange, celle-ci dirige la maison de couture comme un harem et favorise les amours de l’enfant-roi de la maison, de façon à ce que les femmes désirables restent dans leur rôle de fétiche renouvelable à chaque collection. Son hostilité vis-à-vis de Micheline est directement liée à la revendication de la jeune femme d’accéder au rang de sujet. La mère aimante est aussi la meilleure alliée du patriarcat et le plus redoutable adversaire de l’émancipation des femmes. Gardienne du temple, elle perd pied au fur et à mesure que Philippe est confronté à la résistance d’une femme-sujet.

Les deux hommes que Micheline rencontre incarnent des facettes différentes d’une identité masculine en crise. D’un côté Daniel, le fiancé (à qui Jean Chevrier prête sa silhouette massive et rassurante), fils d’un grand soyeux de Lyon, commissionnaire d’un père lointain et invisible, homme doux, soucieux des convenances, amoureux transi occupé à des tâches domestiques (préparer l’appartement conjugal) – Micheline souligne d’ailleurs involontairement leur manque de désir réciproque en lui disant : « Mon bon Daniel ! Sérieux d’un bout de l’année à l’autre ». Face à lui, le feu follet Philippe, son ami et son contraire, génial et « pas sérieux » (en particulier sur le plan financier), désirant les femmes comme autant d’images propres à stimuler sa créativité, dans un processus de renouvellement sans fin. D’un côté une gentillesse sans désir, de l’autre un désir fétichiste qui collectionne les femmes comme des images. Comme le remarque Micheline Presle dans ses mémoires (1994) : « Moi, je trouve que j’ai parfois une tête de poupée de cire... C’est normal puisqu’à la fin, Philippe Clarence, en plein délire, voit le mannequin de cire se transformer en Micheline... Jacques l’a sûrement voulu ainsi, ce fétichisme va bien avec l’idée du donjuanisme. »

La rencontre entre Micheline et Clarence est à cet égard sans ambiguïté. L’image du mannequin de cire s’est déjà imposée dans l’esprit du spectateur, ainsi que la place privilégiée qu’occupe cet « ersatz » dans la vie du couturier : le film s’ouvre sur un plan de Philippe gisant avec un mannequin dans les bras, mannequin qu’on retrouve dans le premier plan de la scène suivante en flash-back trônant dans le bureau du maître. Or, quand Clarence sort de l’ascenseur de l’immeuble où il vient de rendre visite à son ami Daniel, la caméra est alors à la place de Philippe pour découvrir le visage d’une femme qu’on confond d’abord avec celui du mannequin, yeux grands ouverts, immobile, entouré d’un halo de cheveux clairs. Apparition devant laquelle le couturier reste muet. Il sort de l’ascenseur comme un somnambule, lui tient la porte, puis fait demi-tour et la suit. Un plan américain les fixe pendant la lente remontée silencieuse vers le futur appartement conjugal de Micheline et Daniel : Philippe y pénètre avec elle et devant Daniel médusé, joue les cicérones comme s’il était lui-même le fiancé... Dès la séquence suivante, nous apprenons que Philippe a dessiné une nouvelle collection dans la nuit, dont les croquis ont une ressemblance frappante avec Micheline...

Ainsi tout est dit sur « le coup de foudre » de Philippe, fixation fétichiste sur une image, réactivation d’un fantasme, où la femme elle-même n’a aucune part. La cage d’ascenseur figure le rapt amoureux de Micheline par Philippe, avec une connotation d’emprisonnement. Cette séquence met en évidence l’ambivalence de la figure de muse, forme fétichiste de la relation amoureuse propre aux artistes qui renforce l’inégalité entre les sexes : les femmes sont réduites à des effigies qui stimulent la créativité des hommes.

qui stimulent. L’image de la cage d’ascenseur s’articule également avec celle de l’armoire dans laquelle Philippe enferme, nouveau Barbe-Bleue, les robes qui évoquent ses successives conquêtes, dans une collection dont le caractère mortifère est pointé sans aménité par Lucienne, la maîtresse précédente qui assiste à sa propre « mise au placard ».

Pourtant Philippe, parce qu’il donne l’occasion à Micheline d’exprimer son désir sans se soucier des convenances (autre privilège de l’artiste), amène involontairement la jeune femme à prendre conscience de sa propre autonomie désirante, jusque-là profondément refoulée par son milieu social. Becker filme les deux personnages en respectant la dimension pulsionnelle, non maîtrisée de leurs réactions : ainsi rien ne laisse prévoir avant que Philippe n’enfonce littéralement la porte du salon où Micheline essaie sa robe de mariée, qu’il va lui proposer de tout plaquer pour partir avec lui. De même, la décision finale de Micheline de ne pas le suivre et de repartir seule chez elle n’est pas le résultat d’un schéma psychologique préétabli.

Comme dans d’autres films de l’Occupation (Secrets, Les Visiteurs du soir), le désir féminin est montré comme autonome, émanant d’un sujet qui s’y confronte dans l’exercice de sa liberté. D’abord naïvement flattée par l’intérêt que lui porte le couturier. Micheline se laisse aller à la coquetterie sous la protection de son statut de « fiancée de Daniel ». Très vite cependant, elle bascule vers autre chose, à partir de cette séquence de nuit qui s’ouvre sur elle debout derrière le phono comme sur une scène, accompagnant de sa voix un air de blues, regardant droit dans les yeux Philippe, son unique spectateur. On est passé d’une jeune fille maladroite parce qu’inconsciente de son charme, à une femme sûre d’elle qui donne à voir son plaisir et son désir.

Le choix du décor naturel des Tuileries, pour la scène décisive de la prise de conscience de Micheline, est exemplaire du refus de Becker de tout expressionnisme. Aucune fatalité dans cette histoire, mais un jeu de sentiments et de rapports de force dans une nature indifférente. En revanche, le choix par Philippe de ce lieu ouvert et baigné de lumière contraste violemment avec l’intimité nocturne de son appartement où la veille il a « conquis » Micheline, indiquant ainsi à la jeune femme que la parenthèse amoureuse est terminée... « L’explication » entre Philippe et Micheline se passe sous les yeux d’un vieil homme qui nourrit les moineaux, figure « franciscaine » et sympathique de patriarche déchu, face à Philippe qui révèle son adhésion au principe de base du patriarcat : la soumission des femmes aux hommes. La scène se terminera sur une remarque brutale de Philippe à ce spectateur importun, témoin gênant de sa muflerie. Cette séquence vient ainsi comme l’écho ironique du regard admiratif des arpètes dans la scène où Philippe jouait les amoureux transis au téléphone.

Dans cette scène de rupture, la caméra en plan rapproché met en valeur le cynisme de Philippe face à la sincérité de Micheline ; quand la jeune fille lui annonce « qu’elle ne peut plus épouser Daniel ». Philippe répond stupéfait : « mais il vous aime, ce garçon ! » avant d’affirmer : « Les femmes sont toutes les mêmes ! Le premier homme qu’elles rencontrent, il faut qu’elles le fassent souffrir ! »

Telle une aveugle qui recouvre brutalement la vue. Micheline sursaute en écho à l’envol des moineaux, et s’enfuit : elle a compris qu’elle n’est entre Philippe et Daniel qu’un objet d’échange, dont on peut faire plusieurs usages non exclusifs l’un de l’autre, du moment que les apparences sont sauves. Son statut d’artiste permet à Philippe de butiner sur les plates-bandes de ses amis en toute impunité. Mais le jeu ne peut marcher que si les femmes acceptent, bon gré mal gré, de n’être que des fleurs...

Ainsi, presque dans le même temps, le personnage féminin a la révélation de son désir, et comprend qu’il lui est interdit d’en avoir la maîtrise dans l’organisation sociale où elle vit. C’est le même homme qui lui permet d’abord d’exprimer ce désir et qui lui signifie ensuite son statut de simple objet du désir masculin. Cette contradiction est grosse de la fin tragique que nous connaissons déjà, dont le scénario suggère d’ailleurs qu’elle aurait pu être inverse : le suicide de Philippe suit à vingt-quatre heures d’intervalle celui d’Anne-Marie, sa collaboratrice et maîtresse deux fois humiliée. Ce suicide d’une femme est présenté comme un ultime sursaut de dignité contre les manipulations affectives dont elle a été l’objet de la part de Philippe.

Si le film montre explicitement la place privilégiée de l’artiste dans le dispositif d’oppression patriarcale, et présente le donjuanisme comme une névrose obsessionnelle, le souci de Becker de rendre crédible la séduction réelle du personnage, élément-clé pour comprendre la soumission des femmes qui l’entourent, produit cependant des effets ambigus sur les spectateurs et spectatrices. Tout d’abord le choix de Raymond Rouleau, sans doute le jeune premier le plus brillant de cette période (L’Assassinat du Père Noël, Premier Bal, Mam’zelle Bonaparte, Dernier Atout, L’Honorable Catherine), alors qu’on aurait pu imaginer pour incarner ce grand couturier au sommet de sa gloire un acteur un peu plus âgé qui se serait inscrit plus clairement dans le regard critique sur le patriarcat propre au cinéma de l’Occupation. Au lieu de cela, le jeu de Raymond Rouleau dans Falbalas allie élégance, légèreté et gravité tragique : il rend même un hommage (involontaire ?) au Gabin d’avant-guerre dans les dernières séquences, où Philippe, rejeté par Micheline et Daniel, hébété, les yeux grands ouverts sur le vide, n’est plus qu’une baudruche entre les mains de son ami (cf. Jean Gabin face à René Lefèvre à la fin de Gueule d’amour). Or, cette reprise, volontaire ou non, d’un élément essentiel du jeu de Gabin (Vincendeau, 1993), ancre davantage le personnage de Becker dans le désir du spectateur. Comme dans Pépé le Moko – mais dans une moindre mesure –, l’exploitation que le héros fait des femmes est en partie camouflée par un amour contrarié qui aboutit à son suicide.

La construction du film peut donc également se lire comme un portrait « empathique » du personnage masculin : les images du suicide de Philippe, que nous reverrons telles quelles à la fin du film, viennent d’abord en prologue à l’histoire (cf. Le jour se lève) et favorise un processus de victimisation, qui trouvera son plein épanouissement dans le cinéma d’après-guerre. Dans la première mouture du scénario, le récit également en flash-back, démarrait à partir de la visite de Micheline dans un hôpital psychiatrique où Philippe, devenu fou, finissait sa vie. Dans la version définitive, le suicide spectaculaire de Philippe, pleuré par un chœur féminin à l’antique, donne un caractère tragique plus affirmé à la destinée du personnage masculin.

Les effets ambigus de l’approche dialectique de Becker se manifestent fréquemment dans le film : quand le créateur, en mal d’inspiration, brutalise ou insulte une femme mannequin, le spectateur est invité à excuser ces « mouvements d’humeur », d’abord parce que le maître souffre, ensuite parce que la mannequin en question est présentée comme une prétentieuse idiote qui se croit le droit de donner son opinion parce qu’elle a (mais plus pour longtemps) les faveurs du maître... Quand le couturier arrive un beau matin avec les dessins d’une nouvelle collection que lui a inspirés la rencontre avec Micheline, les protestations des ouvrières, condamnées aux heures supplémentaires, sont balayées par la réflexion d’une des anciennes (Jeanne Fusier-Gir) : « Moi non plus, je l’aimais pas, cette collection ! » Ce personnage, râleur et sympathique, joué par une actrice typique des « excentriques du cinéma français » (Barrot/Chirat, 1983), est la « chouchoute » du patron, qu’elle sert avec dévotion tout en lui disant « ses quatre vérités ». Elle contribue ainsi à le dédouaner. Enfin lorsque Micheline éconduit Philippe qui vient la chercher après avoir déserté sa maison de couture la veille de la présentation de sa collection, le spectateur est tenté de se mettre du côté du personnage masculin, stupéfait et anéanti par le refus de Micheline, alors qu’elle paraît moins atteinte.

C’est que la balance n’est pas égale entre Philippe et Micheline : que pèse une jeune bourgeoise provinciale face à l’inspiration d’un créateur de haute couture ? Que pèsent les « complications sentimentales » d’une jeune fille (selon les termes de Solange) face au patron d’une entreprise qui emploie trois cents personnes ? Si Becker a volontairement fait de Micheline une forme vide dans laquelle s’engouffre la névrose du couturier , le public le plus rétif à remettre en cause les schémas traditionnels de rapports de sexe n’a pas de mal à dévaloriser le personnage féminin, s’identifiant à Solange quand elle souffle à Micheline : « Tout ça, c’est votre faute... » D’autant plus que le film fait (à juste titre) la part belle aux activités trépidantes de Philippe, pendant que Micheline se livre – dans le hors-champ du récit – aux courses forcément un peu dérisoires d’une jeune fille à marier.

Cependant, malgré ce déséquilibre narratif et dramatique, l’importance du personnage féminin est tout à fait consciente chez Becker, comme en témoigne une déclaration ultérieure du cinéaste à propos de ce film : « l’époque de l’Occupation a marqué le début d’une certaine émancipation des jeunes filles des milieux aisés. Certaines se sont mises à prendre un amant avant le mariage. Ce comportement n’existait préalablement que chez les jeunes filles des milieux plus modestes ; moins riches, elles étaient plus pures moralement et plus désintéressées. » (Arts du 29 décembre 1954) Et le jeu de Micheline Presle transforme ce personnage un peu mince en une héroïne pathétique dont l’aventure intérieure ne peut trouver aucun écho dans un milieu où les femmes n’ont pas d’existence autonome.

Quand elle aborde ce rôle, elle est déjà au sommet de sa carrière de jeune première, depuis le double rôle dramatique de Paradis perdu (Abel Gance, 1939) jusqu’au personnage faussement léger de La Nuit fantastique (Marcel L’Herbier, 1941), en passant par la comédienne au destin tragique de Félicie Nanteuil (Marc Allégret, 1942). Becker utilise à la fois sa sensualité et ses qualités dramatiques pour construire un personnage féminin moderne pris entre des normes de genre et de classe aliénants, et un désir d’émancipation qui émerge maladroitement. Condamnée à la solitude et à la culpabilité, éjectée du récit par le suicide de Philippe, elle annonce, sans doute à l’insu de Becker lui-même, les prochaines défaites des femmes dans le cinéma d’après-guerre.



(Extrait de La Drôle de guerre des sexes du cinéma français 1930-1956, Nathan 1996 ; rééd L’Harmattan, 2019.)


Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.