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Cet étrange objet filmique de Guéorgui Danielia, réalisateur soviétique et géorgien, est dans la veine humoristique, voire sarcastique de ses films précédents (Afonia, Je m’balade dans Moscou…), peu appréciés de la censure, mais extrêmement populaires. Kin-Dza-Dza est tourné en 1986 alors que Gorbatchev, dans ce qui est encore l’URSS, prend une décision importante : rationner les ventes d’alcool, mesure simple qui, parmi d’autres, met en danger le budget de la Fédération en raison du manque à gagner pour les finances publiques. C’est l’époque où les Russes tanguent entre capitalisme abhorré et libéralisme à l’occidentale au parfum de liberté, et affrontent chaos économique, social et politique.
Rien de mieux qu’un film pour le dire, moyennant une dystopie délirante, filmée dans un désert représentant une planète inconnue des humains, qui a été ravagée par des guerres et la surexploitation des ressources.
Aventures
Le film s’ouvre sur une scène banale de la vie soviétique : Vladimir Machkov, dit plus tard « Tonton Vova » (Stanislav Lioubchine), retour du travail, est prié par sa femme de sortir acheter du pain et des pâtes. Tout dénote la « classe moyenne » : la femme aux fourneaux, la modestie des demandes, le mobilier, les vêtements… Vladimir est chef de chantier dans le BTP.
Dans la rue, un gringalet muni d’un violon et d’un gros sac (Guedevan, dit « le Violoniste – Levan Gabriadze) le sollicite pour secourir un clochard qui prétend venir de la « planète UZM 147 dans la ticture (la galaxie), galaxie bêta dans la spirale (l’univers) ». Voilà qui donne le ton.
Pour complaire au clochard, Tonton Vova presse le bouton d’un objet énigmatique. Laissant le clochard sur terre, nos deux héros se retrouvent à la seconde en plein désert. Ils interrogent leurs souvenirs scolaires : Karakoum, Gobi, Kyzylkoum [1] ? Tonton Vova décide : « C’est Karakoum, prenons la direction d’Achgabat [2] ». Ils papotent. Guedevan vient de Batoumi [3] où il est en apprentissage dans le textile après avoir échoué en « relations internationales ». Il est censé rapporter à un célèbre violoniste son précieux instrument.
Non, ce n’est pas Karakoum, c’est Pliouk, une planète ravagée par les guerres et l’assèchement de toutes les ressources, sauf la « haute technologie ».
Mouchoir sur la tête noué aux quatre coins pour l’un, énorme chapka pour l’autre, sous un soleil de plomb, l’urgence serait de trouver de l’eau. L’espoir : soudain apparaît un point dans le ciel vide : grinçant et brinquebalant se pose un véhicule tenant du tire-bouchon géant, la pépélatse en novlangue plioukienne, d’où débarquent deux énergumènes crasseux, Ouef et Bi (Evgueni Leonov et Youri Yakovlev), au cri de « Kou ».
Pliouk, où ils prennent pied, a réduit le langage à son minimum, disposant d’un vocabulaire d’une quinzaine de mots très fantaisistes, le mot « kou » devant remplacer tous ceux qui manquent [4]. (Toutefois, Ouef et Bi se débrouillent en russe quand il le faut).
Les deux énergumènes sortis du tire-bouchon réclament de l’argent. « C’est un pays capitaliste », dit Tonton Vova, le rationnel de la bande, porteur des valeurs du soviétisme finissant. À défaut d’argent, Ouef chaparde le blouson de Tonton Vova et la chapka de Guedevan, mais aussi une bouteille. Il boit, et recrache, dégoûté. Ce n’est pas de l’eau, c’est du vinaigre. Le véhicule spatial repart, puis revient, à la recherche d’allumettes. Puisque Tonton Vova fume, c’est qu’il a des allumettes, dont le soufre est le carburant du véhicule.
Tout le film sera ponctué des chantages entre les deux équipes, la « capitaliste » et rusée équipe de Pliouk, la « soviétique » terrestre de Vova, saisie de doutes. Le périple à bord du véhicule peut commencer, et offrira au spectateur toutes sortes de situations désopilantes, avec quatre acteurs au mieux de leur expressivité. Il faut accepter de porter un grelot au bout du nez, supporter des explosions venues de nulle part, faire semblant d’être de bons soviétiques, encaisser les mensonges sur la « gravipatse », ce véhicule capable d’atteindre n’importe quelle planète, traverser de sombres souterrains, négocier une bouteille d’eau, s’adonner à des concours de crachats, échapper à des inondations souterraines, éviter les policiers, apprendre révérences et génuflexions, affronter des objets « technologiques » de bric et de broc, se masquer de muselières, négocier chaque allumette…
Des femmes furtives
La première femme apparaît au bout de 30 minutes ! Les femmes en effet sont singulièrement invisibles sur cette planète Pliouk. C’est ce qui m’a décidée à écrire pour genre-ecran.
Cette première apparition ressemble à ce qu’on appellerait une « hôtesse » : dans une séquence qui dure à peine trente secondes, elle accueille l’équipe sans un mot sous ce désert où toute forme de vie est d’abord souterraine.
La deuxième femme apparaît à la 50e minute, « artiste » trimballée sur une plate-forme à roulettes. Autoritaire, elle exige de loin que Tonton Vova joue du violon. Il joue et entonne une chanson de cabaret rapidement devenue culte [5], et qui le reste : « Mama, mama, que vais-je faire ? » [6]. La jeune femme accepte alors qu’il embarque, avec le Violoniste, sur son improbable véhicule, les mettant en garde : « Si tu me touches, j’appelle les flics. Je me plaindrai auprès de Raïssa » (Raïssa est le prénom de la femme de Gorbatchev). Elle disparaît rapidement.
Troisième apparition : deux ou trois femmes en guenilles font brièvement irruption dans le désert, dansant sur la chanson « Mama, mama… » chantée par Guedevan, Tonton Vova au violon (désaccordé), pour disparaître sous une grande roue dans les tréfonds du désert.
Un dialogue s’instaure entre les quatre « héros » du film sur le racisme des deux sociétés, sur la domination universelle qu’exercent quelques-uns sur tous les autres, domination qui s’exerce aussi et massivement sur les femmes. Ils tentent de soudoyer une femme dissimulée dans une pyramide de métal - quatrième apparition, invisible -, qui leur fournirait du carburant.
Enfouis dans une usine souterraine, ils sont guidés par une femme (cinquième apparition fugace) dotée de seins aussi énormes que des pastèques qui suscitent des regards lubriques, puis ont affaire à une rombière peu aimable (sixième apparition, quelques secondes) qui autorise Tonton Vova à échanger avec Lucia, sa femme sur terre, usant d’un genre de téléphone plus ou moins télépathique. Il voient passer deux créatures de rêve vêtues façon Hollywood (septième apparition, quelques secondes), avant de sortir des sous-sols crasseux pour chanter (faux) un « Stranger in the night » mémorable se terminant par… « Stranger in the kou », à une femme au regard extatique (huitième apparition, 1 minute 15 au mieux).
Les voici enfin chez le PJ, dictateur de la planète, manifestement homosexuel, avant de reprendre pied sur un beau gazon, parmi les fleurs : la Terre ? Non, Alpha, où des jeunes filles tout en blanc vaporeux (neuvième apparition), un gourou et sa fille essaient de les dissuader de retourner sur terre, mais acceptent de leur faire remonter le temps avant de les rapatrier en URSS.
Tonton Vova accroche son manteau à une patère, la télévision chante « Mama mama… », tout va bien. Il sort acheter du pain, dans la rue Guedevan lui demande le chemin pour la rue de l’Arbat. Ils se reconnaissent et se sourient avant de se quitter. Guedevan a confié à Raïssa les menus objets récoltés sur Pliouk, et Raïssa les a transmis à l’Unesco ! Il y croit, moqué par sa tante.
L’avenir est à périr de rire
Voici donc un film totalement politique qu’un regard russe, dans une Russie en faillite, porte sur la « guerre froide », la conquête de l’espace, la séculaire ivresse en Russie, la compétition technologique, le langage comme outil de pouvoir, l’exploitation des ressources. Les Russes d’aujourd’hui, à en croire les milliers de commentaires récents sur internet [7], restent des fans convaincus du film, replaçant toute l’histoire dans leur présent : Kin-Dza-Dza prend une tournure prophétique. Beaucoup s’étonnent de n’avoir pas compris le film quand ils étaient enfants, mais en découvrent, venu l’âge mûr, toutes les subtilités. Là où les dystopies sont généralement sombres, Kin-Dza-Dza est un cauchemar carrément hilarant : les angoisses prêtent à rire ! Mais de manière subliminale, elles invitent au sérieux. Kin-Dza-Dza est vu en Russie comme une parodie de la lutte entre deux systèmes, dont aucun n’échappe à une sévère critique : tout s’achète, tout se vend, tout se négocie, la corruption est reine, tous les coups sont permis. Ce rire aide-t-il à masquer l’absence d’une moitié de l’humanité ? Puisque les femmes – à peine des passantes en arrière-plan–, ont des rôles qui tiennent approximativement 5 minutes sur 135. Hôtesse, chanteuse, mère de dictateur, gardienne, filles, possibles « ouvrières » invisibles, elles se tiennent derrière les hommes, qu’elles soient séduisantes ou repoussantes. Elles accentuent le caractère cocasse de l’aventure.
Alors, les hommes ?
Les mondes masculins des dystopies « occidentales » dessinent pour la plupart un monde sombre et violent. Mais c’est avec à la fois beaucoup de subtilité et une énorme dérision que Danielia campe l’humanité de Pliouk et de ses visiteurs. Quatre personnages masculins sont incontournables : Tonton Vova et Guedevan, Ouef et Bi. Se tissent entre eux des relations souvent violentes, en effet. Ouef et Bi, qui se disent artistes, n’hésitent jamais à voler tout ce qui leur tombe sous la main, ni à enfermer les Terriens dans des cages, ni à les abandonner en plein désert. Ouef ira jusqu’à casser le précieux violon du XVIIe siècle sur la tête de Bi. Ce dernier est souvent apathique et en retrait, il laisse à Ouef l’initiative, par paresse ou incompétence, et surtout pour échapper aux querelles incessantes. Les dominations sont clairement établies : les Tchatlans ("Plioukiens de souche") sont les maîtres des Patsaks. Les premiers se distinguent par un pantalon de couleur jaune, le pantalon de couleur framboise lui étant encore supérieur, les seconds par un pantalon jaune. Les codes de conduite sont stricts et déterminent les occasions de génuflexion, d’écart des bras, de toucher de la tête, de distance par rapport à l’autre.
Tonton Vova semble nettement plus clément et souriant, il procède le plus souvent par ruse et par ultimatum, ce qui est une autre version de la force. C’est un fin négociateur : « Une allumette ? Si tu nous déposes sur Alpha ». L’agent de maîtrise dans le BTP sait mener une équipe. Guedevan, plus naïf, rêveur et spontané, est le champion du chapardage, dérobant caillou, grelot, babioles. Tonton Vova porte bien son surnom : il parraine Guedevan, parfois un peu lâchement, le calmant pour avoir la paix quand son cadet s’énerve. Mais il peut aussi le laisser au pied d’une dune en signe de désapprobation. On a bien un rapport de domination que Guedevan conteste parfois, domination d’un « bon soviétique » sur un looser précaire et géorgien.
Filouteries, mensonges, chantages, injures. La vie est mouvementée, dans la dispute et la négociation permanentes. À travers mille détails qui semblent minuscules, on reconnaît, dans une version parodique et absurde toute une gamme de menus codes du quotidien qui caractérisent les statuts sociaux, affectifs et sexuels de toute société, selon des modalités diverses.
Les autres habitants de Pliouk, « la masse », vivent dans des sous-sols, pitoyables dans leurs hardes, le cheveu en bataille, dépourvus de langage, soumis à une sorte d’esclavage où les rapports hiérarchiques ne jouent que sur l’humiliation, tandis que PJ, le dictateur, se prélasse dans une piscine luxueuse aux murs matelassés couleur fuchsia. La musique seule réussit à attendrir les Plioukiens. Guedevan et Tonton Vova l’ont vite compris et l’utilisent comme protection.
La dystopie, genre politique, aime-t -elle les femmes ?
Les femmes n’auraient-t-elles pas droit de cité dans les dystopies ? Depuis plusieurs années, des dystopies à visée féministe sont apparues dans les pays occidentaux, qu’elles relèvent de la littérature ou du cinéma. Un féminisme dont Juliet Monnain , pour La Servante écarlate, conteste la sincérité quand il est scénarisé par un homme : « Il faut que nous soyons bien borné·es pour voir en la deuxième saison de La Servante écarlate, insulte télévisuelle aux femmes, une fiction au propos révolutionnaire. »
Et si l’on tient plus largement le compte des femmes figurant au générique des dystopies, on remarque surtout qu’elles occupent une portion très congrue : deux dans 1984 (1956), trois dans le premier Mad Max (1979), une dans Brazil (1985). À partir de La Servante écarlate (dix rôles féminins sur dix-sept), le score s’améliore un peu : cinq dans The Island (2015) et dans Clones (2019), neuf dans Player One (2018), mais une seule véritable protagoniste dans Furiosa, une saga Mad Max (2024).
La misogynie au cinéma, c’est aussi qu’il est permis de raconter des histoires sans une seule femme, histoires dystopiques, d’horreur ou de science-fiction : selon un décompte de Sens critique, c’est le cas de Douze Hommes en colère (1957, Sidney Lumet), La Grande Évasion (1963, John Sturges), Le Limier (1972, Joseph L. Mankiewicz), The Thing (1982, John Carpenter), Gerry (2002, Gus Van Sant)…
« Mama, mama, que vais-je faire… ? »
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Voir le film - avec une erreur de montage : la fin se trouve en milieu de film !
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À noter la très délirante bande-son du film, que l’on doit à Gia Kancheli, musicien et compositeur géorgien familier du minimalisme musical. Et le "Stranger in the night" de Vova/Guedevan.
Stranger in the night version KZZ :
Mama mama version Guedevan :
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