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Federico Fellini / 1986

Ginger et Fred


par Geneviève Sellier / jeudi 8 août 2024

les retrouvailles mélancoliques d'un vieux couple

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Revoir Ginger et Fred aujourd’hui est une expérience doublement intéressante [1].
D’une part bien sûr, pour la satire aussi brillante que prémonitoire de la télévision de divertissement inventée par Berlusconi : Fellini réalise le film au moment même où il perd son procès intenté au Cavaliere contre les coupures publicitaires pendant la diffusion des films de cinéma à la télévision italienne. Rome est envahie par les clochards et les sacs poubelle, et dans les studios de télévision se bousculent des phénomènes de foire et des « artistes », amateurs et professionnels, invités pour l’émission spéciale de divertissement de Noël. Une atmosphère de fin du monde s’impose dès la première séquence dans le hall surpeuplé de la gare de Rome où pend un énorme cochon censé symboliser l’abondance de la société de consommation, pendant que des migrants africains font la manche, dans un bruit assourdissant. Fellini met son imagination débordante au service d’une description apocalyptique des coulisses d’une émission de divertissement, où se bousculent des spécimens d’humanité haut en couleurs.

Mais l’autre fil du récit, qui relève davantage du mélodrame que de la satire, concerne les retrouvailles d’un couple de danseurs de claquettes après trente ans de séparation, à la faveur de l’émission de Noël consacrée aux sosies : eux sont les sosies de Ginger Rogers et Fred Astaire, qui ont eu leur heure de gloire au sortir de la guerre. Guilietta Masina et Marcello Mastroianni, les deux interprètes favoris de Fellini, rendent hommage au maître en incarnant ces deux personnages qui appartiennent au spectacle populaire d’avant la télévision.

Le film s’ouvre sur la silhouette menue et fragile d’Amelia – incarnée par Giulietta Masina, compagne et interprète de Fellini depuis 1942 –, qui a bien du mal à se frayer un chemin dans la foule compacte qui descend du train, avec sa valise, son boa blanc et son carton à chapeau. Présente dans quasiment tous les plans du film, elle incarne une féminité modeste et résiliente, face à l’exhibition obscène de bimbos hypersexualisées qui sont l’image de marque de la télévision berlusconienne. Refusant obstinément de dire son âge, elle est là pour refaire le numéro de claquettes qui l’a rendue célèbre trente ans plus tôt.

Quand elle arrive dans l’hôtel où sont hébergés les participants à l’émission, elle cherche désespérément son ancien partenaire, Pippo alias Fred, qu’elle finit par trouver dans la chambre voisine de la sienne où ses ronflements l’empêchent de dormir. On découvre avec elle un homme terriblement décati et imbibé, qui semble à peine la reconnaître.

Commence alors le second acte du film, l’histoire de leurs retrouvailles, et une réflexion sur les effets différents de la séparation et du vieillissement sur lui et sur elle. Tout d’abord physiquement, on est frappé par un phénomène que les sociologues ont abondamment documenté : les hommes vieillissent plus mal que les femmes, surtout quand ils ne sont pas en couple. Leur incapacité à s’occuper de leur santé physique et mentale est le corollaire de l’assignation des femmes au care.

Au moment du tournage, Guilietta Masina a 65 ans, Mastroianni en a 3 de moins, mais Fellini parvient à transformer l’acteur en un pitoyable loser, alors qu’Amelia/Masina est toujours parfaitement apprêtée et gracieuse. On comprend peu à peu que Pippo a été gravement affecté par leur séparation, à la fois professionnelle et affective, jusqu’à se retrouver en hôpital psychiatrique, et que s’il s’est marié par la suite, sa femme l’a quitté. En revanche, Amelia s’est mariée, a eu des enfants et des petits-enfants qui attendent avec impatience de la voir à la télévision.

On suit Amelia et Pippo en train de répéter laborieusement leur numéro de claquettes dans les toilettes inachevées du studio, puis on assiste à leur performance sur le plateau télé de l’émission, tout à coup interrompue par une panne d’électricité qui les laisse dans l’obscurité. Au moment où Pippo semble avoir convaincu Amelia de fuir ce cirque télévisuel, les projecteurs se rallument et ils sont contraints de reprendre leur numéro. La mascarade se transforme alors en une performance aussi émouvante que fragile, où Pippo et Amelia se métamorphosent en Ginger et Fred, Amelia guidant Pippo (et non l’inverse), le visage maquillé de celui-ci cachant mal son épuisement ; il tombe, se relève et le couple finit son numéro sous un tonnerre d’applaudissements (l’émission est en direct et en public). Malgré leur triomphe, on les prie à peine poliment de dégager pour laisser la place au numéro suivant.

On les retrouve le lendemain à la gare, chacun s’apprêtant à retourner dans ses pénates. Amelia prête de l’argent à Pippo avant de le quitter, ils s’étreignent et lui reste à errer dans la gare, parmi les migrants et les clochards… Fellini met en scène leurs retrouvailles mélancoliques comme un duo de solistes au-dessus d’un orchestre cacophonique, retrouvant la verve de ses meilleurs films dans cette fresque amère et apocalyptique.

À l’opposé de ce que veut nous faire croire toute l’industrie audiovisuelle, Ginger et Fred suggère que les femmes vieillissent bien mieux que les hommes, grâce à leur ancrage dans la vie quotidienne et à leur souci des autres et d’elles-mêmes.

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Polémiquons.

  • Merci Geneviève pour cette lecture intéressante où nous, les femmes sortons grandes gagnantes... c’est une jolie façon de voir une des facettes de ce film très riche.
    Pour la part, il m’a rempli de malaise. Cette incassable petite butte témoin d’un temps où l’ordre le plus stricte régnait, au risque de se perdre... Vous l’avez vous-même dit : maternité, grand-mère heureuse, tenue impeccable jusqu’à la caricature... La rencontre des deux mondes et de leurs débords est un peu tragique, non ?

  • Chère Geneviève, je serais un peu moins optimiste que toi concernant le personnage de Ginger : c’est vrai qu’elle vieillit mieux que Fred…mais comme une bonne mère de famille et grand-mère, certes active ( elle dirige semble-t-il l’entreprise familiale depuis la mort de son mari) mais qui a renoncé à toute ambition artistique, à sa passion ( la danse). Cette féminité modeste et apparemment résiliante est donc aussi un renoncement pas une victoire…et puis autre chose : toutes ces créatures outrageusement sexualisées qui font le paysage et l’arrière plan permanent de la télévision berlusconienne sont en un sens des émanations felliniennes, comme des caricatures de ses propres fantasmes ( très masculins, par exemple « La Cité des femmes ») et de son propre univers qui auraient perdu ici toute poésie. C’est pourquoi je trouve que la tonalité mélancolique du film l’emporte, un peu à tous les niveaux…

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[1Merci à Sylvie Robic de m’avoir permis de revoir ce film dans d’excellentes conditions