Série états-unienne de Shonda Rhimes, diffusée entre 2012 et 2018 sur ABC (7 saisons, 124 épisodes de 41 minutes)
Pourquoi j’ai adoré la série Scandal !
En avril 2018 a pris fin Scandal de Shonda Rhimes [1], une série états-unienne particulièrement innovante, bien que diffusée sur les networks et donc soumise aux contraintes des annonceurs publicitaires, contrairement aux séries diffusées sur les chaînes par abonnement comme HBO ou Netflix.
Avec Scandal, Shonda Rhimes, productrice de la série médicale à succès Grey’s Anatomy, a franchi une nouvelle étape en donnant le premier rôle à une actrice africaine-américaine, Kerry Washington, qui incarne Olivia Pope, chargée de communication proche de la Maison Blanche, inspirée par Judy Smith, avocate africaine-américaine qui après avoir « coaché » Monica Lewinsky, est devenue l’attachée de presse de Georges Bush senior, chargée de limiter l’impact médiatique des scandales comme l’affaire Clarence Thomas... À titre privé, elle a également défendu BP lors du scandale de la marée noire dans le Golfe du Mexique… Elle défend aujourd’hui Angelina Jolie dans son divorce avec Brad Pitt. Non seulement les causes qu’elle défend ne sont pas toujours défendables, mais elle est mariée, mère de deux enfants et n’a jamais eu de liaison avec le président…
Quand la série commence, Olivia Pope dirige un cabinet dont la spécialité est de gérer les crises (en particulier les scandales susceptibles d’affecter des personnalités politiques) ; son cabinet est composé au départ de 5 membres (3 hommes et 2 femmes), dont on comprend peu à peu qu’Olivia les a « sauvé·e·s » d’une situation dramatique, soit personnelle, soit professionnelle, soit délictuelle, et qui lui sont totalement dévoué·e·s ; chacun·e a une compétence particulière, du piratage informatique aux investigations les plus pointues, en passant par l’intimidation physique quand c’est nécessaire…
Mais le pitch de la série est dans la relation amoureuse clandestine qui a commencé avant le début du récit, entre Olivia et celui qui n’était à l’époque qu’un candidat (blanc) à la présidence des Etats-Unis en perte de vitesse, Fitzgerald Grant (Tony Goldwyn), qu’elle a accepté d’aider par amitié pour son ancien professeur, Cyrus Beene, devenu le directeur de cabinet du candidat.
Quand la série commence, leur histoire est officiellement terminée depuis que le président est entré en fonction, et le flash-back qui retrace leur rencontre n’intervient que dans le 6e épisode, alors qu’elle a accepté de gérer la crise ouverte par une jeune stagiaire de la Maison Blanche qui menace de révéler qu’elle a eu une liaison avec le président (allusion transparente à l’affaire Monica Lewinsky que Judy Smith avait eu à gérer du côté de la jeune femme).
La série va constamment tresser le récit au présent (les « scandales » que le cabinet doit gérer au bénéfice de diverses personnalités publiques) et les retours en arrière sur la campagne qui a permis, dans des conditions qu’on découvrira frauduleuses, l’élection de Fitzgerald Grant.
Contrairement à la série A la Maison blanche (The West Wing, 1999-2006), la vraisemblance n’est pas le souci principal de Scandal (c’est un euphémisme). Son originalité réside dans la façon dont elle construit les rapports homme-femme. Olivia Pope est d’abord remarquable et remarquée par les autres protagonistes pour son intelligence : bien que l’actrice soit très belle, ce n’est pas ce qui la distingue dans la série, mais sa capacité à comprendre et à dénouer les situations humaines les plus compliquées, avec une autorité qui s’affirme sur sa petite équipe comme sur ses client·e·s.
Pour une spectatrice en particulier, le plaisir que procure cette série vient de ce que, contrairement à ce qui se passe le plus souvent dans la vie sociale, cette figure féminine est mise en scène d’abord comme un cerveau. Elle n’est jamais réduite à son apparence physique (sa beauté ou sa couleur de peau). Sa démarche aussi rapide qu’assurée, son élocution à la vitesse d’une mitrailleuse, son sérieux (elle ne sourit quasiment jamais), son regard qui transperce ceux et celles à qui elle s’adresse, sont autant de traits qui transgressent les conventions du cinéma hollywoodien que Laura Mulvey a théorisé dans son fameux article « Plaisir visuel et cinéma narratif », à travers les concepts de « to-be-look-at-ness », la capacité d’être regardée, par un « male gaze », un regard masculin. Ici c’est elle qui porte sur les autres un regard plein d’acuité qui perce les apparences trompeuses et les mensonges, le plus souvent masculins, mais détecte aussi les souffrances cachées, le plus souvent féminines.
Beaucoup d’épisodes tournent autour des rapports de domination genrés tels qu’ils se déploient dans le monde politique de Washington. D’autres, plus rares, mettent en jeu le racisme constitutif de la société états-unienne. Le grand absent de la série, ce sont les rapports de classe : toutes les histoires se passent dans le milieu privilégié de la capitale fédérale, très loin de l’Amérique profonde telle qu’elle s’est révélée à la faveur de l’élection de Donald Trump. Ce point aveugle est littéralement mis en scène à travers un personnage sosie de Donald Trump, Hollis Doyle (Gregg Henry), un magnat du pétrole qui a truqué les élections qui ont permis à Fitz Grant d’accéder au pouvoir, et qui finira par se présenter contre lui lors de son second mandat ; aussi vulgaire que démagogue, il incarne l’idéologie des « white trash », adeptes des armes à feu et hostiles aux étrangers : mais, contrairement à ce qui va se passer dans la réalité (la 3e saison est diffusée pendant la campagne Clinton / Trump) , quand Olivia parvient à dénoncer la démagogie du candidat populiste, il doit se retirer… Dans ce domaine, Scandal apparaît comme représentatif de l’aveuglement des démocrates face au phénomène Trump.
En revanche l’engouement des fans (majoritairement jeunes et féminines) pour le couple Olivia / Fitz (contracté en « Olitz » sur les réseaux sociaux) témoigne d’un changement dans les normes de genre. Non seulement Olivia incarne superlativement une figure de compétence professionnelle et d’indépendance affective, mais c’est elle qui suscite l’admiration du président et non l’inverse. Leurs relations sont constamment tendues par les exigences qu’elle a vis-à-vis de lui et vis-à-vis d’elle-même : elle refuse d’être réduite au statut de maîtresse clandestine (comme dans Back Street, de Fanny Hurst), elle fait toujours passer son métier avant ses relations amoureuses ; elle finit par assumer le fait d’avoir une relation amoureuse avec deux hommes en même temps (le président, qui est par définition indisponible, de par son mariage et de par sa fonction, et Jake Ballard, l’officier missionné par le président pour l’espionner, qui tombe amoureux d’elle mais révèlera peu à peu sa face sombre de membre d’une sorte de super CIA secrète).
Les scènes de sexe sont plus explicites que celles de Grey’s Anatomy, en particulier entre Olivia et le président, mais elles sont surtout articulées autour de la question du consentement et du plaisir féminin ; si c’est Fitz qui prend l’initiative d’exprimer son désir (alors qu’il est marié et qu’elle est sa chargée de communication pour la campagne présidentielle), il attend toujours qu’elle décide (ou non) d’y donner suite, compte tenu de la dissymétrie de leur relation. Shonda Rhimes innove aussi en évoquant à plusieurs reprises une pratique sexuelle qui met en avant le plaisir féminin. Par exemple, dans l’épisode 22 de la saison 2, après une réunion secrète du premier cercle autour du président dans la cuisine de la Maison Blanche, Fitz demande à Olivia d’utiliser ses « superpouvoirs » pour convaincre l’opinion de la légitimité de son divorce et de la possibilité d’un second mandat qu’elle ferait avec lui en tant que « First Lady », puis il l’enlace et descend la fermeture éclair de son pantalon, et à la question d’Oliva : « What are you doing ? », il répond : « I use my super power » en se baissant pour lui faire un cunnilingus (hors champ bien sûr…) ; on reste sur le visage extatique d’Olivia…
Cette scène de sexe est particulièrement audacieuse parce qu’elle inverse les représentations habituelles des rapports hétérosexuels à l’écran, où l’on veut nous faire croire que le plaisir féminin est provoqué par la pénétration ou par la fellation. Au contraire ici, c’est la pratique par l’homme du sexe oral sur sa partenaire qui est associé non seulement au plaisir féminin mais aussi au plaisir du partenaire. La scène est d’autant plus forte que le partenaire masculin qui trouve du plaisir à pratiquer un cunnilingus est le président des Etats-Unis ! D’une manière générale, le plaisir sexuel est systématiquement représenté dans cette série du point de vue des personnages féminins [2].
Les péripéties (de plus en plus rocambolesques) qui jalonnent les 7 saisons de la série (les baisses d’audience suggèrent qu’il y a eu sans doute 2 saisons de trop…), mettent en évidence l’impasse du mariage traditionnel (c’est-à-dire patriarcal) à travers le personnage de la « First Lady », Mellie Grant, qui va prendre de plus en plus d’importance, passant au fil des épisodes du rôle d’opposante à la relation amoureuse entre Olivia et le président, à celui de protagoniste politique à part entière, après son divorce qui l’amène à briguer à son tour la présidence des Etats-Unis avec succès, grâce à l’efficacité d’Olivia devenue sa chef de cabinet.
L’importance des figures féminines de pouvoir (il faudrait ajouter le beau personnage de Susan Ross, la députée qui accède à la vice-présidence et se distingue par son éthique rigoureuse et son physique non conforme) ne fait pas disparaître pour autant la domination patriarcale incarnée par le père d’Olivia, Eli Pope alias Rowan, commandant de l’agence ultra secrète, instrument des basses œuvres, qui sous prétexte de « défendre la République » échappe à tout contrôle, même du pouvoir exécutif. Cette figure patriarcale impitoyable et indestructible, qui manipule aussi bien le président qu’Olivia elle-même, est paradoxale : le père rappelle constamment à sa fille qu’un Noir doit être deux fois meilleur qu’un Blanc pour n’obtenir que la moitié de ce qu’un Blanc peut obtenir, et justifie sa férocité et son cynisme par sa situation de racisé, mais il est construit par la série comme une instance exclusivement répressive. On peut également s’interroger sur la figure maternelle, Maya Lewis alias Marie Wallace (Khandi Alexander), qui sort littéralement des oubliettes lors de la saison 3, mais se transforme quasi-immédiatement de victime du père en super-manipulatrice de celui qu’elle a épousé autrefois pour le trahir, terroriste prête à se vendre au plus offrant, y compris à tuer le président pour « sauver » sa fille Olivia d’une relation qu’elle juge humiliante.
Il faut aussi reconnaître que si la série s’est caractérisée par une désinvolture de plus en plus grande avec la vraisemblance la plus élémentaire, jusqu’à l’incohérence quelquefois, ce défaut devient vraiment rédhibitoire dans les deux dernières saisons, malgré des aspects intéressants dans la description de la campagne électorale qui aboutit à l’élection de Mellie Grant. On a l’impression que la série a été victime de son succès d’audience et n’a pas su s’arrêter à temps…
Comme toute bonne série grand public, Scandal est pleine de contradictions mais elle a tenu jusqu’au bout l’idée d’une héroïne qui ne veut pas renoncer à une existence indépendante où elle peut s’accomplir. En cela, elle témoigne d’une forme de féminisme populaire dont on trouve peu d’exemples dans les fictions audiovisuelles françaises, que ce soit au cinéma ou à la télévision.