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James Gay-Rees et Paul Martin / 2023

Break point


Aleli Messina / mardi 16 avril 2024

Sexisme et racisme ordinaires dans le tennis professionnel

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Le Tennis au-delà du gazon et de la terre battue

Break Point est une série documentaire britannique de Netflix qui suit une nouvelle génération de joueur/ses de tennis (Paola Badosa, Ons Jabeur, Maria Sakkari, Ajla Tomljanovic, Aryna Sabalenka, Jessica Pegula, Félix Auger-Aliassime, Matteo Berrettini, Taylor Fritz, Thanasi Kokkinakis, Nick Kyrgios, Casper Rudd, Stefanos Tsitsipas, Holger Rune, Frances Tiafoe, Tommy Paul, Alexander Zverev, Ben Shelton), alors qu’ils participent aux plus grands tournois internationaux et se disputent les places au classement mondial laissées vacantes par d’anciens champions de tennis. La série présente les coulisses de la vie d’un.e joueur/se de tennis professionnel en le/la suivant dans ses déplacements d’un tournoi à l’autre, ainsi que dans ses séances d’entraînement et de kinésithérapie. Elle présente également des interviews de joueur/ses, de journalistes sportifs et de champion.nes de tennis à la retraite qui parlent de leurs difficultés face à la compétition et à la défaite, ainsi que de la pression exercée par le sport. Bien qu’il n’ait pas atteint le même niveau de succès que le docu-série sur la Formule 1 (Drive to Survive) des mêmes créateurs, Break Point a tout de même atteint un bon niveau d’audience, en particulier en Australie et en Irlande (Sportskeeda, 25 janv. 2023), et a été généralement bien accueilli par la critique.

La saison 1 s’ouvre sur Nick Kyrgios, surnommé le "mauvais garçon" du tennis, alors qu’il participe dans son pays à l’Open d’Australie 2022. Le talent de Kyrgios pour ce sport est reconnu, mais sa réputation de showman et de tête brûlée sur le court le précède. On le voit dès que Kyrgios perd son deuxième match dans le tournoi masculin en simple et qu’il insulte le public et l’arbitre et détruit sa raquette. Dans ses interviews, Krygios explique qu’il a besoin d’exprimer ses émotions sur le court de tennis, ce qui l’amène à se déchaîner et à jurer. Sa mère parle également du changement de tempérament de son fils lorsqu’à 19 ans, Kyrgios a gagné contre le vétéran considéré comme l’un des plus grands joueurs de tennis, Rafael Nadal. Ce match a propulsé le jeune athlète au rang de vedette internationale, ce qui s’est accompagné de pressions et d’attentes de la part du public. Kyrgios explique qu’il lui a été difficile, en tant que jeune adulte, de faire face à la célébrité et au succès soudains, tout en étant jugé publiquement pour ses comportements.

Cette lutte émotionnelle et mentale est également mentionnée par d’anciens champion.nes et d’autres joueur/ses présenté.es dans la série documentaire. Nous voyons donc les joueur/ses dans leurs moments d’émotion, souvent en train de retenir leurs larmes, de détruire leurs raquettes ou de jeter des objets par tristesse, colère ou frustration. Dans l’épisode 4 de la saison 1, la joueuse espagnole Paula Badosa parle de la pression liée à son succès précoce à l’adolescence, de la compétition en tant que joueuse très bien classée dans le monde (numéro 2 à l’époque), du stress lié au fait d’être constamment en déplacement et de sa lutte de longue date contre la dépression. Dans une séquence, elle explique à son équipe qu’elle n’était pas dans le meilleur état mental possible pendant un match, et son attaché de presse lui dit que si cela se reproduit, il vaudrait mieux qu’elle se retire de la compétition et qu’elle fasse une pause. Ce n’est pas une scène que l’on voit souvent dans cette série, ni même dans le sport en général. Badosa est l’une des premières joueuses de tennis à parler ouvertement de ses problèmes de santé mentale et à travailler avec des professionnels de santé mentale pour l’aider à gérer sa carrière. Dans une interview, elle parle des joueurs qui préfèrent ne pas parler de leurs problèmes de santé mentale de peur de paraître faibles. La devise selon laquelle il faut "continuer à se battre" est toujours d’actualité dans le sport, peut-être même au détriment de l’athlète.

Il est intéressant de noter que dans la série, sauf Kyrgios qui a mentionné un séjour dans un service psychiatrique, seules les joueuses (Badosa, Swiatek, Sakkari) ont parlé ou ont été montrées en train de travailler avec des professionnels de la santé mentale. L’expérience de Badosa, qui a connu des succès précoces et de fortes attentes de la part du public, n’est pas très éloignée de celle de Kyrgios. Pourtant, la première n’est pas connue pour son côté caractériel ou ses emportements sur le court. Il est grand temps que nous reconnaissions que la charge émotionnelle et mentale que subissent les athlètes dans le sport mérite une attention médicale et professionnelle. Nous devons également éradiquer l’idée que les problèmes de santé mentale sont synonymes de faiblesse. Il faut peut-être commencer par donner aux hommes l’espace nécessaire pour parler de leur santé mentale et faire en sorte que le public soit moins tolérant (et moins amusé) à l’égard du double standard que représentent les "mauvais garçons" du sport. En effet, je me demande dans quelle mesure une "mauvaise fille" du tennis pourrait avoir du succès. Il n’y en a pas dans cette émission.

Kyrgios est certainement l’un des joueurs les plus controversés de la série. Ses frasques de mauvais garçon sur le court ont été largement diffusées, car les producteurs espéraient certainement que cela ferait de la bonne télévision. Dans l’épisode 6 de la saison 1, Kyrgios participe à Wimbledon, l’un des tournois les plus importants et les plus prestigieux du monde du tennis. Il dit ne pas respecter les règles et de ne pas être accepté dans ce monde en tant qu’homme racisé dans un sport à dominante blanche. Pendant ce temps, son adversaire, le joueur grec Stefanos Tsitsipas, parle de l’histoire, de la royauté et de la tranquillité de Wimbledon, avec son code vestimentaire entièrement blanc (sans ironie). Dans le reste de l’épisode, Kyrgios a le même comportement lors de son rallye à Wimbledon : il s’emporte contre les officiels et frappe des balles de frustration. Si l’irresponsabilité de Kyrgios est incontestablement problématique, je pense qu’il faut se pencher sur le racisme sous-jacent (parfois manifeste) dans la manière dont le public et les médias dépeignent Kyrgios comme un « méchant ». Le tennis a connu son lot de mauvais garçons. Mais alors que ses homologues blancs (comme Medvedev) sont décrits comme des têtes brûlées, antisportifs, grossiers ou arrogants, les clips des journaux télévisés et des talk-shows présentés dans la série font référence à Kyrgios comme un "monstre des antipodes", un "pantin", un "robot". La série montre également un incident survenu au cours de sa carrière, au cours duquel un autre athlète australien aurait dit à Kyrgios de "retourner d’où il vient" parce qu’il est une honte pour le pays (le père de Kyrgios est grec et sa mère mélanésienne). Il est également difficile d’écouter Tsitsipas décrire la technique de Kyrgios comme "une approche éduquée du tennis". Il poursuit en disant que le tennis est un sport de gentleman qui valorise le respect par-dessus tout, et qu’ils "ne jouent pas au basket".

Ces cas de racisme ne sont malheureusement pas surprenants. Le tennis, en tant que sport, est encore très blanc. Sur plus de 20 joueurs de tennis présentés dans la série, seuls 6 ne sont pas blancs. Dans l’épisode 9, le commentateur présente le joueur américain Frances Tiafoe comme le premier Noir à atteindre une demi-finale de l’US Open depuis 50 ans. Cela témoigne d’un incroyable manque de diversité dans ce sport. La plupart des athlètes participant aux grands tournois viennent également de pays occidentaux, car il est difficile de participer à ces compétitions sans une forme de soutien de l’État ou du parrainage d’une marque. Dans l’épisode 4, un entraîneur de tennis professionnel parle de la disparité entre le montant des contrats de sponsoring qu’un athlète d’un pays riche peut obtenir par rapport à un athlète d’un pays plus pauvre. La joueuse tunisienne Ons Jabeur parle de son statut d’outsider sous-estimée parce qu’elle a choisi de travailler avec une équipe entièrement tunisienne. Dans d’autres interviews, elle a également déclaré qu’il était difficile d’obtenir le soutien de sponsors en raison de sa nationalité (Ubitennis, 15 octobre 2021). Il est à noter que dans la série, elle et la joueuse de tennis polonaise Iga Swiatek sont les seules joueuses du top 10 à ne pas porter un équipement Nike ou Adidas. Néanmoins, les succès de Jabeur dans le sport sont relatés dans la série, car elle est devenue la première femme africaine et arabe à concourir pour un titre majeur en simple au tennis.

Tout au long de la série, nous voyons également le travail que font les compagnes des joueurs, ce qui ne semble pas être le cas de leurs homologues masculins. Les partenaires de Nick Kyrgios, Taylor Fritz, Frances Tiafoe et Alexander Zverev sont toutes bien visibles dans les épisodes qui suivent les athlètes masculins. La plupart de ces femmes sont présentes lors des séances d’entraînement et sont assises au bord du terrain lors de chaque match. Dans l’épisode 9, la compagne de Tiafoe depuis 7 ans, Ayan Broomfield, raconte comment ils se sont préparés et ont travaillé à rester concentrés pour l’US Open 2022. Dans l’épisode 3 de la saison 2, elle parle de l’augmentation de la visibilité de Tiafoe après l’US Open, et de la façon dont ses performances sont affectées par le public qui vient assister à ses matchs. Les interviews des compagnes donnent également un aperçu de la vie domestique et de l’état émotionnel des athlètes. Dans l’épisode 3, Fritz parle à sa petite amie, Morgan Riddle, de la chronologie de leur relation par rapport à son classement au tennis. Riddle parle du stress et de la pression que Fritz subit en tant qu’athlète professionnel. Fritz dit de Riddle qu’elle fait partie de son équipe, ce qui est vrai pour tous ces hommes, car il est indéniable que leurs compagnes sont très impliquées dans leurs carrières. Elles prennent le temps d’être présentes aux tournois et, comme le montrent leurs interviews, ces femmes apportent le soutien émotionnel dont les athlètes ont besoin.

En revanche, les joueuses ne s’entraînent le plus souvent qu’avec leurs entraîneurs et leur personnel, à l’exception de celles qui sont mariées (Jabeur et Pegula). Les compagnons de Pegula, Sabalenka et Badosa apparaissent également dans la série, mais ils bénéficient de moins de temps d’antenne que les compagnes. Cela suggère un déséquilibre dans la quantité d’efforts et de travail que les femmes consacrent à leur couple par rapport aux hommes. Bien sûr, la disparité du temps d’antenne pourrait également être due à une vision masculine de la narration, qui préfère présenter les femmes à l’écran comme des personnages secondaires par rapport à l’homme, personnage principal. Le mari de Jabeur est une exception, puisqu’il est en fait employé comme entraîneur de fitness de sa femme. Lorsque nous suivons les joueurs en dehors du terrain, le travail habituellement invisible de leurs compagnes devient un peu plus visible : elles les conduisent à l’entraînement, les accompagnent aux matchs et aux événements, les aident à gérer leur emploi du temps et leurs tâches ménagères. C’est particulièrement clair dans la séquence dans l’appartement de Zverev où il demande à sa petite amie, Sophia Thomalla, ce qu’il va porter pour un événement caritatif. Elle lui tend un sac de vêtements et il est évident qu’il n’a aucune idée de ce qu’il contient. L’atmosphère désinvolte de cette scène nous indique que cela fait partie de leur dynamique de couple - elle prépare ses vêtements, ce qui lui libère un peu plus de temps et d’espace mental. C’est une scène que nous ne voyons dans aucun des couples des athlètes féminines.

Il est également regrettable que de nombreux problèmes auxquels les joueuses de tennis sont confrontées dans l’industrie aient été simplement passés sous silence dans la série. Dans l’épisode 4 de la saison 1, Chris Evert, championne de tennis à la retraite, parle des femmes qui s’efforcent toujours d’obtenir les mêmes récompenses dans les tournois et la même couverture médiatique que les hommes. Ce souci est également exprimé par des joueuses actuelles, notamment Jessica Pegula. Dans son interview, elle raconte que les gens ont été surpris de voir à quel point son salaire était inférieur à celui des joueurs masculins, bien qu’elle ait été classée numéro 1 aux États-Unis. Cependant, l’émission ne s’attarde pas sur cette discrimination, ni sur les mesures prises pour y remédier. Elle s’attarde davantage sur le fait que les joueuses d’une vingtaine d’années n’ont plus le temps d’atteindre le niveau de réussite dont elles rêvent. Et chaque tournoi est présenté comme leur « dernière chance ».

Dans l’ensemble, la série est divertissante, même pour quelqu’un qui ne connaît pas grand-chose au tennis ou qui ne suit pas les tournois. Son style documentaire brillant réussit à rendre un sport qui peut parfois être lent et trop calme facile à regarder et à raconter. Bien que le choix des joueur/ses ait été discuté par les critiques, il est indéniable que bon nombre d’entre elleux contribuent à l’aspect dramatique exigé par le public de Netflix. Cependant, il serait intéressant de voir une version de cette série avec plus de femmes derrière la caméra. Peut-être qu’alors nous verrions moins les hommes comme des héros infatigables, et qu’il y aurait plus de discussions sur les raisons pour lesquelles l’âge d’une femme semble avoir plus d’importance dans le sport.

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