extrait de La Drôle de guerre des sexes du cinéma français, p. 267-69
Les acteurs eux aussi voient leurs rôles évoluer en fonction des problématiques dominantes de l’après-guerre. Ainsi la seconde carrière de Danielle Darrieux témoigne singulièrement des aspirations et des peurs qui habitent la société française de cette période. La jeune fille fraiche et audacieuse, d’une sincérité émouvante, qui exprimait avant-guerre sur le ton rassurant de la comédie, le dynamisme encore contrôlable des « nouvelles femmes », se transforme progressivement dans les années cinquante en une figure redoutable parce qu’intelligente, exprimant la peur des femmes autonomes.
Encore cantonnée au registre léger dans Occupe-toi d’Amélie (Claude Autant-Lara, 1949), La Ronde (Max Ophuls , 1950), La Maison Bonnadieu (Carlo Rilm, 1951) ou Adorables créatures (Christian -Jaque, 1952), l’actrice amorce bientôt un virage dramatique avec La Vérité sur Bébé Donge (Henri Decoin, 1952), Le Bon Dieu sans confession (Autant-Lara, 1953), Madame de… (Max Ophuls, 1953), Bonnes à tuer (Decoin, 1954), L’Affaire des poisons (Decoin, 1955), Le Septième Ciel (Raymond Bernard, 1957) et enfin Marie Octobre (Julien Duvivier, 1958) qui clôt brillamment cette série de femmes dangereuses.
Son physique discret, son port altier et la subtilité de son jeu semblent la prédestiner à incarner des femmes intelligentes : mais la périodes veut que cette intelligence ne puisse être qu’une arme offensive contre les hommes. Déjà dans La Ronde, elle mettait les rieurs de son côté, en interrogeant d’un air faussement naïf son mari (Fernand Gravey) pour l’amener à disserter doctement sur les privilèges libertins des hommes mariés, interdits aux femmes honnêtes. En fait, nous savons qu’elle vient de tromper son mari avec le charmant et jeune Daniel Gélin. Dans La Maison Bonnadieu, Danielle Darrieux « embobine » aussi son cocu de mari (Bernard Blier) en faisant porter le chapeau de ses aventures par la bonne, tandis que dans Adorables créatures enfin, elle se débrouille pour plaquer son jeune amant (encore Daniel Gélin) quand son mari lui offre un alléchant voyage à l’étranger.
Mais la jeune bourgeoise devenue criminelle de La Vérité sur Bébé Donge (d’après Simenon) opère un changement qualitatif dans l’image de l’image de Danielle Darrieux. Incarnation implacable d’une justice qui ne pardonne pas, elle laisse le mari qu’elle a empoisonné (Jean Gabin) se débattre dans les affres de sa conscience jusqu’à lui enlever tout espoir de réconciliation. Autant dire qu’elle le tue une seconde fois. Pourtant le spectateur se garde de la condamner car tous les souvenirs convoqués par Gabin comme autant de tentatives pour comprendre ce meurtre, donnent raison à sa femme. Sans doute cette dimension féministe et le ton tragique du film explique-t-il son relatif échec commercial…
L’image de Danielle Darrieux va bientôt s’enrichir de connotations plus explicitement malfaisantes, comme dans Le Bon Dieu sans confession (d’après Paul Vialar), véritable manifeste contre les femmes intelligentes. On y suit l’enterrement de Monsieur Dupont (Henri Vilbert), incarnation du Français moyen, compromis dans le marché noir sous l’Occupation mais amoureux dupé de Danielle Darrieux, la grande bourgeoise qui a profité toute sa vie de lui sans rien lui donner, en lui jouant la passion pour renflouer sa propriété de famille, sans que son mari (le bellâtre Yvan Desny) ait à travailler. Sa duplicité sert en fait à absoudre le personnage masculin. En ce sens, le film est exemplaire de la période : les hommes y sont médiocres et faibles, plutôt bêtes ; mais le spectateur est invité à les regarder avec indulgence parce qu’ils sont victimes de femmes supérieures qui les écrasent et les dupent. Le récit très éclaté, correspondant aux points de vue successifs des protagonistes de l’histoire d’Henri Vilbert, brouille les cartes pour effacer les responsabilités politiques de celui qu’on enterre (c’est un profiteur de l’Occupation) et mettre en avant les responsabilités morales de la femme qui l’a trompé sentimentalement.
Dans ce film comme dans beaucoup d’autres de la période, l’intelligence féminine est forcément un instrument de mort dirigé contre les hommes, comme une sorte d’aveu inconscient que les femmes ont sans doute des raisons de vouloir se venger.