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Justine Triet / 2023

Anatomie d’une chute [2]


par Guillaume Allègre / vendredi 17 novembre 2023

Les vérités de Justine Triet

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Dans Anatomie d’une chute, un couple d’écrivains vit avec leur fils malvoyant à la montagne. Un jour, le fils retrouve son père mort d’une chute, qui pourrait être un accident, un suicide ou un homicide. La mère est mise en examen peu après. Suivra un procès médiatisé qui nous est montré du point de vue du fils malvoyant suite à un accident. La présence dans le public d’un témoin crucial n’est pas tout à fait réaliste, comme le souligne Geneviève Sellier, mais le film sacrifie peut-être une part de réalisme pour atteindre sa vérité (le vrai romanesque).

Anatomie d’une chute est présenté par la presse comme un film sur la chute d’un couple. Étrange film sur le couple où l’on voit le conjoint dans deux scènes seulement qui de surcroit mettent en question la véracité des images que l’on voit. Le film porte en fait moins sur le couple, que sur les vérités que l’on (se) construit. Il fait voir plusieurs régimes de vérité : la vérité judiciaire puisque c’est un film de procès, la vérité policière puisque c’est aussi une enquête policière, la vérité journalistique, la vérité de la conjointe accusée d’homicide, celle du fils, celle du psychanalyste du défunt, celle de la réalisatrice, et celle du spectateur. Que croire, alors que toutes les alternatives (homicide, accident, suicide) semblent improbables à première vue ?
Le film pourrait former un diptyque avec Onoda, 10 000 nuits dans la jungle de Artur Harari, le conjoint de Justine Triet et coscénariste d’Anatomie d’une chute. Dans Onoda, des soldats japonais sur une ile des Philippines refusent d’accepter la défaite de l’Empire.

Mais alors que ces soldats décident contre toutes les évidences de croire que la guerre n’est pas finie, dans Anatomie d’une chute la décision quant au vrai, prise par le public, la justice et les protagonistes fait suite à un long processus contradictoire, même si elle relève toujours d’un pari. C’est toute la différence entre ces deux situations : dans l’établissement de la vérité, c’est bien le processus qui compte. En cela, le film n’est pas qu’une description du processus judiciaire. C’est en fait une description plus générale de la recherche de la vérité par la délibération contradictoire. Le processus judiciaire y joue le schéma type du processus délibératif, d’où l’aspect un peu théâtral et non réaliste. Ce processus de recherche de la vérité doit s’arrêter, même en l’absence de preuve. Comme le dit la « nounou » chargée de s’occuper du fils durant le procès et de protéger son témoignage : à un moment, il faut décider de ce que l’on croit. Au final, la conviction que se forge le fils à ce moment est l’élément qui convainc le jury et probablement le public.

Le film est moins un film sur le couple qu’un film sur l’absence. Absence de couple amoureux, absence de la vue chez le fils, absence d’évidence pour expliquer le décès. Que fait-on face à ces absences ? Comme on est au cinéma, on projette, on remplit les vides. On projette ses vérités : le père se représente en victime (selon sa conjointe) ; le psychanalyste et l’institution policière le représentent en victime parce que les faits ne collent pas tout à fait aux aprioris. Il est nécessairement la victime puisqu’il est mort, mais la victime de qui ? De lui-même, de sa conjointe non-aimante ou de sa conjointe en rage ? Elle est nécessairement le bourreau car elle est présente : dans les librairies où elle publie avec succès, à la barre du tribunal.

Le film est-il féministe ? En projetant, on pourrait répondre « forcément » puisque c’est un film réalisé par une femme sur une femme accusée d’homicide conjugal. Forcément si l’on pense que le film entend rechercher la vérité par la raison et que cette approche cartésienne est un fondement du féminisme. D’ailleurs dans le film la délibération contradictoire acquitte la femme inculpée alors que la police, la psychanalyse et peut-être aussi notre intérêt pour des histoires intéressantes (l’homicide étant plus intéressant que l’accident banal), la condamnaient par avance. La raison l’emporte ainsi sur la psychanalyse et la capacité de se raconter des histoires (la mythologie). Le film est féministe aussi car il montre que les femmes peuvent être l’égal des hommes dans la domination lorsque ce sont elles qui ont le pouvoir dans le couple. « Je ne crois pas à la réciprocité dans le couple », dit l’écrivaine durant la dispute. Cette dispute est en partie inversée par rapport aux stéréotypes genrés, le mari se plaignant de ne pas avoir assez temps du fait de ses tâches domestiques et reprochant à sa femme de s’appuyer sur lui personnellement et professionnellement pour sa réussite professionnelle. Alors qu’elle est accusée d’homicide conjugal, c’est lui qui se plaint de la servitude conjugale, ce qui renverse l’image commune de l’homicide du mari commis par la femme victime de violences conjugales.

La scène de la dispute est annoncée très tôt dans le film mais n’arrive que dans le dernier tiers. Elle est mentionnée au procès du fait d’un enregistrement retrouvé sur une clé USB. Est-elle la clé du film, car donnant un témoignage objectif sur le couple ? Ou cette réalité objective est-elle elle-même ambiguë car interprétable ? Le film en donne une restitution visuelle alors qu’il ne s’agit que d’un enregistrement audio dans le procès, ce qui pose la question du statut de ces images. Cette scène n’éclaire finalement pas le procès car ce n’est pas le couple qui est l’objet du procès. Cependant elle éclaire un peu sur ces écrivains en tant que couple. Elle est éclairante car la conjointe fait preuve d’une incroyable rationalité froide : « tu n’es pas une victime », lui assène-t-elle avec apparente justesse. Ce que l’audio capturé laisse entendre est que à ce moment-là, chaque conjoint détient sa vérité et que ces deux vérités ne se rencontrent plus. Or le couple, contrairement à un tribunal, n’a pas pour objet d’établir la vérité. Vouloir l’établir à ce moment par l’argumentation rationnelle n’est pas cohérent avec l’objet du couple, disons le bonheur conjugal. Le conjoint n’est, lui, présumément pas de bonne foi : il aurait provoqué la dispute comme matériel pour son roman. Cela expliquerait la présence de cet enregistrement qui devait alimenter une fiction et qui finit comme élément objectif dans le procès. Quant au couple, la dispute montre que, depuis l’accident du fils, il n’a pas réussi à reconstruire sa vérité. Mais la vérité du couple, contrairement à la vérité judiciaire, n’a pas à s’appuyer sur les faits : le couple, à l’image du film que nous regardons, est une fiction écrite à quatre mains.

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Polémiquons.

  • Après un long hiver cinématographique je peux reprendre le chemin vers les salles obscures. Dernièrement, grâce à la rediffusion d’Anatomie d’une chute", j’ai apprécié ce film.
    Indépendamment des différentes interventions sur ce site et des multiples interviews de la réalisatrice, des scénaristes et de l’actrice principale, ce film pourrait également aborder le sujet relatif à la difficulté de faire "famille" lorsque les adultes œuvrent dans le même domaine créatif (culturel, scientifique, etc.).
    Les nombreux travaux féministes ou pas traitant de la création artistique (mais pas que ....) au sein de couples mettent en exergue la difficulté de reconnaître simultanément le mérite des deux protagonistes, l’entrave de l’action de création (ou de l’acquisition/expression de savoirs) ou de la réussite sociale d’un des deux protagonistes (souvent la femme ..... ).
    Dans ce film les deux adultes sont écrivain-es. C’est un échec générant des tensions dans lesquelles l’enfant devient la cause et l’enjeu des controverses.
    Justine Triet et Arthur Harari sont tous deux scénariste et réalisateur - trice. Ils vivent en couple.
    Espérons que ce film ne soit pas prémonitoire.
    Cela serait catastrophique pour la création artistique !

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