Le cinéma populaire contemporain et la culture de consommation
Traduction : Geneviève Sellier
Depuis les années 1980, un débat important se déroule parmi les militantes américaines autour du terme « féministe » et de son emploi. Elles sont préoccupées par la question de savoir à qui accorder la légitimité politique. Andi Zeisler, dans un ouvrage récent We Were Feminists Once : From Riot Grrrl to CoverGirl®, the Buying and Selling of a Political Movement [1], a popularisé le terme de « marketplace feminism » [féminisme du marché]. Sa définition a beaucoup en commun avec des formes antérieures de féminisme qu’on a appelé dans ces débats « féminisme consumériste », « post-féminisme », « néo-féminisme » ou « féminisme au choix » [« choiseoisie »] dans les dernières décennies [2]. Pour les féministes comme Zeisler, cette modalité du féminisme populaire que certain·e·s considèrent comme une renaissance féministe et qui a émergé ces dix dernières années, manque de la conscience sociale que Zeisler juge cruciale pour pouvoir considérer ce mouvement comme authentique. Cette forme de féminisme populaire, « a marketplace feminism », vise selon Zeisler des groupes de consommatrices (composés de femmes ayant un minimum de sensibilité féministe), davantage que la promotion d’objectifs politiques. Une lecture de films populaires destinés à un public féminin met en avant un certain nombre de questions épineuses : pouvons-nous, en tant que féministes, lire les films qui relèvent de ce « marketplace feminism » comme utiles aux objectifs du féminisme tels que nous les concevions ? Le « marketplace feminism » tel qu’il s’exprime dans un film-événement, doit-il être considéré comme irrécupérable ? Je propose d’explorer ces questions à travers l’analyse d’une série de récentes fictions audiovisuelles populaires, ciblées principalement vers des publics féminins.
Le féminisme d’après la deuxième vague : une nouvelle problématique
Les formes dévalorisées de féminisme mentionnées ci-dessus, comme le « marketplace feminism », ont en commun de tenter de concilier les objectifs du néo-libéralisme avec le féminisme de la deuxième vague, en particulier le culte de l’épanouissement individuel. J’utilise le terme de « néo-féminisme » comme un terme global pour décrire ce type de féminisme qu’on peut illustrer par l’argument suivant :
Manger du chocolat m’apporte un sentiment de bien-être. Je suis une femme. Le féminisme consiste à aider les femmes à se sentir mieux. Manger du chocolat m’aide en tant que femme à me sentir mieux. Donc, manger du chocolat est un acte féministe parce que cela me permet de me sentir mieux en tant que femme.
Je parodie (à peine) ce que j’appelle la position néo-féministe pour la clarté du raisonnement. Ce que je souhaite souligner, c’est la perte de tout sens d’un intérêt collectif, pour ce qu’on nomme la société civile. Toutefois, il y a un consensus pour dire que le féminisme, au moins en tant qu’idée, a connu une renaissance populaire ces dix dernières années.
En 2007, il y a dix ans, la sociologue Rosalind Gill (née en 1963) se lamentait de ce qu’elle décrivait comme « un discours de retour en arrière » contre le féminisme, partie intégrante de ce qu’elle appelait la sensibilité « post-féministe » qui entretient des relations contradictoires avec les idéaux du féminisme de la deuxième vague [3]. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Dans un article de 2016, Gill peut déclarer que « le féminisme est de plus en plus perçu dans la culture de masse comme “ cool ” [4] ». Elle rejoint Andy Zeisler, sa cadette de dix ans, dans la condamnation de cette renaissance féministe comme « inauthentique », plus proche du post-féminisme, dans son lien avec le néo-libéralisme, que du militantisme qu’elle associe à la deuxième vague. Elle reconnaît pourtant des moments de militantisme légitime, comme lorsque des femmes britanniques utilisèrent la sortie du film Suffragette (Sarah Gavron, 2015) pour protester contre la baisse des subventions aux programmes contre les violences domestiques [5].
Pour R. Gill, le paysage actuel des féminismes (au pluriel) est diversifié, comportant toute une série de positions possibles, dont l’une confirme « la valeur et l’utilité d’une attention au post-féminisme [6] ». Implicitement, Gill suggère que ce qu’elle appelle « le nouveau féminisme générationnel » (en référence au numéro de ES Magazine du 2 octobre 2015, publié par l’Evening Standard de Londres) est la continuation de ce qu’elle a décrit en 2007 comme la culture post-féministe, correspondant à ce qu’elle définit comme une « sensibilité post-féministe ».
Je ne suis pas d’accord. Je sens qu’il y a un changement majeur dans la vision des femmes dans la société contemporaine, et dans la viabilité de cette vision pour les femmes et pour les humains en général. Ce changement majeur dans l’attitude, que je vais appeler « renaissance féministe » est très visible dans le cinéma populaire contemporain.
Renaissance féministe
Une manifestation visible de cette « renaissance féministe » est la protestation publique des féministes dans la dernière décennie sur les plates-formes médiatiques, depuis le NY Times jusqu’aux blogs féministes, contre le manque de films réalisés par des femmes et s’adressant à des publics féminins. Alors qu’il est évident que ceux que l’industrie appelle des films centrés sur des femmes sont minoritaires sur le grand écran, les films pour les femmes se sont développés constamment depuis dix ans, même si cela n’est pas forcément le résultat des protestations féministes. On peut classer ces films en trois catégories correspondant à trois modes de production.
Les franchises destinées au public adolescent forment la première catégorie, et la plus visible en salle. Inaugurés par la série Twilight en 2008, destinés à un public féminin de moins de 25 ans, ces films sont basés sur une série de très gros volumes écrits par une femme, Stephanie Meyer, qui ont été des succès significatifs dans le secteur de l’édition, que certain·e·s considèrent comme moribond. Par contraste avec le succès grandissant de cette franchise depuis 2007, on assiste au déclin du film dit « girly » ou « chick flick », basé sur la formule inventée par Gary Marshall (qui est mort en 2016 à l’âge de 81 ans), avec Pretty Woman, sorti en 1990, avec Julia Roberts et Richard Gere. Comme le savent la plupart des femmes jeunes et moins jeunes, Pretty Woman comporte une séquence iconique de « relooking » (souvent copiée depuis) qui célèbre ouvertement le plaisir de la consommation. Dans ce même contexte, Sex and the City 2 (Michael Patrick King, 2010) peut être vu comme marquant la fin d’une ère, où la franchise destinée aux adolescentes a remplacé les films « girly », comme la meilleure formule pour attirer le public féminin.
Ce n’est pas un hasard si Stacey May Fowles, dans sa recension de Once We Were Feminists en 2016, écrivait : « Réfléchissant sur les aventures de Carrie Bradshaw (la protagoniste de la série Sex and the City [HBO, 1998-2004]) pour la première fois depuis des années, j’ai été frappée de constater à quel point la représentation dominante de “l’autonomie des femmes” avait changé au cours de ma vie [7]. » Stacey Fowles considère sans doute Jennifer Lawrence incarnant Katniss dans la franchise Hunger Games (2012-1015), dérivée aussi d’une série de romans écrits par une femme, Suzanne Collins, comme un exemple de ce que j’appelle la renaissance féministe. Katniss, la cheffe rebelle des dépossédées dans un futur dystopique, contraste fortement avec la gentille Carrie et ses tentatives de devenir une écrivaine à succès dans le New York contemporain. Katniss et la série Hunger Games incarnent une franchise adolescente à succès très éloignée de la « chick flick » qui l’a précédée.
La seconde catégorie de films destinés à un public féminin qui a émergé ces dix dernières années est le film-événement, franchise en cours basée sur la célèbre série Grey de E.L. James, encore une écrivaine née d’un blog dérivé de Twilight. La troisième catégorie, qui émerge au milieu des années 1990, mais continue aujourd’hui, est le « petit film indépendant » réalisé par une femme. Nous avons assisté à une prolifération de ces « petits films », encouragés par les nouvelles technologies et les plates-formes médiatiques, comme All about Albert (2013) de Nicole Holofcerner, un film véhicule pour Julia Louis Dreyfus et James Gandolfini. Ces petits films ont souvent une thématique intéressante pour un public féminin. Les deux premières catégories de films – la franchise pour adolescentes et le film-événement – ont en commun (par opposition avec « le petit film ») qu’elles s’adressent d’abord à nos émotions et nous apportent du bien-être d’une façon ou d’une autre.
Le cinéma et les émotions
Les films pour adolescentes expriment la colère caractéristique de cet âge et proposent un monde imaginaire dans lequel cette colère a une fonction de transformation. Dans ce contexte, l’universitaire Jacques Aumont voit dans la franchise Hunger Games l’amorce d’une certaine conscience politique. Il écrit : « En termes de production récente, une série qui m’intéresse est Hunger Games. Cela vient du roman et le roman est plus intéressant que les films… Je trouve que dans ces films il y a la conscience d’un univers qui serait une métaphore du monde capitaliste. Ces films ont une pertinence politique, potentiellement très critique [8]. »
Particulièrement intéressante pour les féministes est la création systématique d’un personnage féminin fort – une jeune femme – prise entre l’enfance et l’âge adulte, qui montre une forte détermination et une capacité d’indignation. Ces personnages sont décrits comme agissant efficacement (jusqu’à un certain degré), mus par cette indignation contre le monde du film. Significativement, ces films intéressent les mères autant que les filles. En évaluant l’impact de ces films, je trouve pourtant que la perspective d’Andi Zeisler sur Mad Max : Fury Road (2015) est plus pertinente que celle d’Aumont sur la franchise Hunger Games. Ce genre de film propose ce qu’elle appelle « a marketplace feminism » et par extension « a marketplace revolution » [une révolution du marché] où, agissant sur les émotions, les films échouent à provoquer la réponse intelligente nécessaire au lent processus du changement social. Le changement est le résultat d’une évolution en général pénible, fastidieuse et frustrante, et non pas un événement – rien à voir avec une expérience cinématographique jubilatoire de deux heures, avec un début, un milieu et une fin.
L’expérience cinématographique contemporaine fait tout ce qu’elle peut pour réveiller nos émotions, par opposition à notre intellect. Pourtant, dans la capacité personnelle à l’indignation, il y a peut-être les graines d’une sorte différente de réponse et de pensée. Parce que les romans Hunger Games en particulier invitent à relire et à revisiter les histoires, nous pouvons peut-être espérer que quelque chose d’autre au-delà de la révolte adolescente puisse émerger de l’expérience qu’ils proposent.
Nous trouvons le même genre d’ambiguïté dans les histoires transmédiatiques construites pour les femmes adultes, comme dans le cas de la série Cinquante nuances de Grey, un exemple de film-événement pour les femmes de plus de 25 ans. L’origine de la franchise Cinquante nuances… illustre la complexité du récit transmédiatique (contrairement à la franchise pour adolescents). Elle a son origine dans la fan fiction pour Twihards [les fans inconditionnels de la franchise] ou plus vraisemblablement étant donné l’âge de l’auteure, pour « Twimoms » ou « TwiMamas » [Twi-mamans]. Le terme de Twimom suggère que le public des films ciblés vers des adolescentes est de de plus en plus composé de femmes de plus de 25 ans. L’auteure de la trilogie de Cinquante nuances de Grey, E.L. James (alias Erika Mitchel) avait beaucoup plus de 25 ans quand elle écrivit ces romans, comme apparemment, la plupart de ses fans, alors que l’héroïne du roman a à peine 20 ans et est étudiante à l’université. James était dans le milieu de la quarantaine quand elle vit le film Twilight qui l’incita à dévorer les romans, et finalement à écrire ses propres romans. Sa série transforme le thème du vampire en un thème de BDSM (Bondage, Punition, Sadisme, Masochisme), thème qui l’a amené à écrire ce qu’on décrit comme du « porno pour mamans [9] ».
Alors que les romans de James autorisent explicitement le désir des femmes d’un certain âge, dans ce cas non pas en ce qui concerne l’héroïne, mais le public, les films mettent en avant une autre histoire. Dans le film Cinquante nuances de Grey, comme l’a montré Pamela Church Gibson, « les scènes de sexe […] si essentielles au roman qu’elles sont été imitées par beaucoup de ses lectrices, ont été évacuées, pas seulement à cause de la censure, mais aussi à cause de la richesse et l’opulence qui caractérisent le film [10] ». Le premier et le deuxième films de la trilogie, qui ont coûté respectivement 40 et 55 millions de dollars (estimés), tombent clairement dans la catégorie des films moyens, comme les franchises pour adolescentes, et leurs résultats au box-office relèvent de la même catégorie, en général plus faibles que ceux des franchises pour adolescentes : le premier a récolté 571 millions de dollars (montant estimé) dans le monde, le second 379 millions (montant estimé) – un résultat médiocre dans la catégorie du film-événement mais très impressionnant pour un film destiné à un public féminin. Par exemple, Le diable s’habille en Prada (2006) a fait 327 millions de dollars de recettes dans le monde (montant estimé) [11]. Étant donné leur succès, ces films témoignent du pouvoir d’achat du public féminin, mais suggèrent aussi, comme Church Gibson le souligne, les limites du féminisme consumériste focalisé sur l’accomplissement individuel.
Le petit film
Pour finir, je voudrais mettre l’accent sur des films qui à mon avis continuent la tradition du woman’s film hollywoodien classique, qui a souvent été décrit comme proto-féministe par les critiques féministes des années 1970 comme Molly Haskell, à cause de la façon dont il donne la parole aux femmes et souligne les contraintes sociales qui pèsent sur les femmes. Je prendrai comme exemple Personal Velocity : Three Portraits (2002) parce que le film et sa réalisatrice, Rebecca Miller, la fille du dramaturge Arthur Miller, sont devenus emblématiques pour les chercheur.e.s féministes intéressé.e.s par les films de femmes contemporains (qu’il ne faut pas confondre avec le genre du woman’s film). Malgré les faibles performances de ses films au box-office (c’est vrai pour tous les films de Miller), elle s’est fait une place parmi les spécialistes du cinéma féministe et elle continue à faire des films.
Les femmes cinéastes qui travaillent dans ce qu’on appelle le film indépendant, et qui font des petits films comme Miller, Kelly Reichardt et Nicole Holofcener, se plaignent de ce qu’elles désignent comme les possibilités limitées données aux femmes dans la culture filmique contemporaine. Kelly Reichardt confie que « Sundance aide réellement, donc Sundance n’est pas un problème… vous réalisez seulement que c’est un monde d’hommes… mais vous savez, je ne veux pas faire de généralisation parce que j’ai aussi partagé un bureau avec un groupe d’hommes cinéastes qui m’aidaient constamment… vous constatez quand même que le pourcentage de réalisatrices représente une toute petite part du gâteau [12]… »
Je soutiens cependant que ces réalisatrices choisissent de diriger des petits films dans le même esprit que des réalisateurs comme Noah Baumbach et Jim Jarmusch. Pour les femmes en particulier, ce choix a une dimension politique que je qualifierai facilement de féministe. Choisir de faire de petits films est dans le contexte actuel une position fondamentalement féministe pour une réalisatrice. Les récents débats à propos de Wonder Woman (2017) de Patty Jenkins mettent en évidence le sens de ce choix par rapport à ce que l’on appelle un film à succès, c’est-à-dire en fonction de ses résultats au box-office.
Le sexisme d’Hollywood
Le blog Women in Hollywood a publié le 6 janvier 2017 des statistiques qui montrent que les films dirigés par des femmes totalisent 3% du montant des recettes du box-office en Amérique du Nord, qui s’élèvent à 11,1 milliards de dollars. L’association souligne que le problème n’est pas « … que les films réalisés par des femmes ne font pas de bénéfices. Ils en font. Le problème est que très peu de films à gros budget sont tournés par des femmes. Les femmes ne sont pas recrutées pour faire ce travail. Si l’on regarde quels réalisateurs ont été sollicités pour diriger des franchises – projets qui font les meilleures recettes au box-office –, ce sont massivement des hommes. Pour que les femmes aient un impact sur le box-office, il faudrait qu’elles aient les mêmes occasions de tourner des films à gros budget [13]. »
Jessica Kiang de IndieWire, résumant les résultats d’une étude publiée par Female Filmmakers Initiative le 27 avril 2015, suggère que la plainte de Women in Hollywood en 2016 n’est pas nouvelle :
Essentiellement, le rapport suggère un continuum d’attitudes enracinées, de préjugés, de pensées par défaut, d’actions non examinées et de suppositions non fondées de la part de tout le monde, depuis les financiers jusqu’au public… qui maintient les réalisatrices enfermées dans un ghetto, en marge des secteurs à succès [14].
Les réalisatrices qui se battent pour avoir le droit de faire un film, sont peut-être animées par des ambitions différentes que de tourner le prochain projet de franchise, aussi lucratif puisse-t-il paraître. Nicole Holofcenter, par exemple, réalise des épisodes de séries télévisées et adapte des romans à des fins alimentaires – mais elle fait des films pour elle-même [15]. Préserver cette autonomie est peut-être la position féministe ultime au XXIe siècle. Les femmes cinéastes qui regardent lucidement les politiques sexuelles de la culture contemporaine en prenant en compte leur complexité, et qui résistent aux avantages financiers énormes des franchises, que ce soit délibérément ou inconsciemment, à travers une certaine fidélité à leur propre vision, s’appuient sur l’héritage du féminisme de la deuxième vague pour l’accomplir au XXIe siècle.
L’histoire du woman’s film montre que l’industrie favorise les productions susceptibles de plaire aussi à un public masculin ; pourtant elle permet aussi l’émergence d’espaces pour d’autres types de récit comme les « petits films », mais encore faut-il que le/la spectateur/trice les cherche, quand ils sont rendus disponibles grâce à la prolifération des plates-formes médiatiques qui caractérisent la culture de la convergence aujourd’hui.
Wonder Woman
Récemment, pourtant, nous avons assisté à un changement dans la conception qu’a Hollywood du public féminin, qui s’est développé en même temps que ce que j’appelle la « renaissance du féminisme », avec le succès de Wonder Woman, dirigé par Patty Jenkins, un exemple emblématique, perçu comme tel par les critiques. Sans surprise, le film a suscité des réactions opposées de la part des critiques féministes. Avec un budget estimé à 149 millions de dollars, et des recettes au box-office estimées à 822 millions de dollars, Wonder Woman correspond à une superproduction à gros budget, le genre que Women in Hollywood voudrait voir tourner par des réalisatrices. Est-ce que Hollywood répond enfin à une protestation féministe légitime contre le manque de films spectaculaires pour les femmes, ou est-ce qu’il s’adresse à un public féminin parce que ses revenus diminuent avec le téléchargement qui connaît un succès croissant ? Je vais adopter une approche différente en essayant de situer le film dans le cadre d’une progression historique qui tente de raconter « l’histoire » du féminisme.
Á l’exception des séquences de début et de fin, le film se situe dans le passé, volontairement à une période où les femmes britanniques n’avaient pas encore le droit de vote, entre 1918 et 1928 (date à laquelle toutes les femmes adultes ont enfin pu voter en Grande-Bretagne). Situé pendant la première guerre mondiale, l’intrigue du film se déroule à un moment où l’essentiel du militantisme féministe de la première vague était suspendu. Significativement, l’héroïne, Diana Prince, la Wonder Woman du titre (Gal Gadot), a droit à sa petite scène de relooking dans un magasin. Elle reparaît, ce n’est pas un hasard, habillée dans un costume qui est immédiatement identifiable par le public d’aujourd’hui comme celui d’une suffragette. Le costume de suffragette fait écho au look de femme d’affaires qu’elle a dans la séquence d’ouverture, suggérant que l’executive woman est la représentation contemporaine de la suffragette, sans pour autant prendre part aux débats féministes actuels sur ce sujet. En associant Diana avec le féminisme du passé, un féminisme qui est honoré et légitimé depuis plus d’un siècle dans certains pays, le film évite les pièges inhérents au débat sur le rôle du féminisme aujourd’hui. En particulier, le film présente une héroïne féministe qui combat du côté des vainqueurs de l’histoire, que la plupart des spectateurs/trices soutiennent, surtout dans le monde anglophone.
Cette dimension du personnage de Diana contrebalance son apparence de « super-héroïne », où elle ressemble à une sœur perdue de Kim Kardashian, vedette de la télévision américaine. Ses lèvres pulpeuses (sans doute gonflées au collagène), ses cheveux longs, détachés, et partant dans tous les sens (comme si elle sortait du lit), ses courbes plantureuses et ses formes qui débordent, rappelant les pin-up des années 1940 et 1950, suggèrent qu’elle est prête aussi bien pour le sexe que pour le combat. Comme l’héroïne d’une intrigue traditionnelle de mariage (qu’on associe à Jane Austen), son lien avec le héros (même s’il meurt) révèle sa raison d’être. Elle conclut que « seul l’amour peut vraiment sauver le monde ». Afin de clarifier le sens de ce sentiment, son regard s’attarde sur la photo du jeune premier incarné par Chris Pine. Ses choix en matière vestimentaire sont pareillement archaïques : selon Vogue, « son accoutrement démodé est un des défauts de Wonder Woman », et le magazine suggère qu’Hollywood fasse appel à Iris Van Herpen pour mettre l’apparence de Wonder Woman au goût du jour [16].
Dans ce contexte, Wonder Woman propose une image qui permet aux femmes contemporaines qui se disent féministes « d’avoir le beurre et l’argent du beurre ». Elle affirme son affiliation avec une longue tradition de féminisme légitime et authentique (qui peut être contre le suffrage universel ?) tout en adhérant émotionnellement à une image de féminité qui évoque le monde de la télé-réalité où la valeur d’une femme se mesure à sa « capacité-à-être-regardée » (« to-be-looked-at-ness »), un concept familier à toutes les héritières de la seconde vague. La féminité dans le cinéma hollywoodien classique, selon les théoriciennes féministes, est définie par l’apparence : la femme féminine est celle qui peut être jugée telle d’après son apparence, ce qui fait écho au mantra familier emprunté à John Berger : « Les femmes paraissent et les hommes agissent [17]. » Wonder Woman résoud cette tension en étant agréable à regarder tout en agissant ; elle est après tout une héroïne d’action. Ce faisant, elle nous permet d’oublier ce à quoi je me suis référée comme le lent processus de transformation sociale, au profit d’une auto-gratification immédiate.
Suffragette (Sarah Gavron, 2015) fait également appel à nos émotions. La bataille du féminisme est présentée comme le résultat d’une action héroïque. En idéalisant « l’action héroïque », ces films effacent le processus par lequel les rôles des hommes et des femmes, le sens d’une société et notre façon d’être dans le monde ont évolué au cours d’une période de plus d’un siècle durant lequel à la fois les hommes et les femmes ont repensé ce que signifie être humain, processus où l’éducation et en particulier, ceux qui ont propagé l’idée de l’éducation pour tous, ont joué un rôle crucial. Je mentionne cet idéal aujourd’hui parce qu’il est menacé. Nous ne souhaitons plus enseigner aux jeunes comment penser. Nous voulons leur apprendre comment faire quelque chose, comment agir, d’une façon qui soit rapide et profitable du point de vue économique. Mais quel est le prix et le coût du suffrage universel ? Quel est le sens du suffrage universel si nous ne prenons plus la peine d’apprendre à penser ?
Changement social et durée
En contraste avec les gains rapides et spectaculaires d’un film-événement, les nouveaux systèmes de diffusion par de multiples plates-formes ont également donné une nouvelle vie à des formes de récit au long cours, des récits qui se déroulent au fil du temps, au fil des années, dans lesquels le/la spectateur/trice peut voir un personnage changer avec le temps. Il n’est pas surprenant que de nombreux réalisateurs se tournent vers la télévision. Pour qui s’intéresse aux réalisatrices, l’incursion la plus notable dans la forme sérielle est celle de Jane Campion avec Top of the Lake (2013-), dont la deuxième saison, « China Doll », a été projetée dans son intégralité au Festival de Cannes 2017, sans parler du Festival international du film de la Nouvelle Zélande à Wellington, où Campion est venue la présenter.
Son héroïne, Robin Griffin (Elisabeth Moss), est une officière de police spécialisée dans les agressions sexuelles. A travers sa sensibilité, le/la spectateur/trice est encouragé·e à explorer d’un point de vue critique ce qu’on appelle la « culture du viol ». Le viol n’est pas un acte isolé mais une série d’événements qui s’enchaînent dans le temps en déterminant le futur de tous les protagonistes, même ceux qui ne sont pas encore nés. La deuxième saison n’a pas été aussi bien accueillie que la première, probablement à mon avis parce qu’il n’y a pas de solution facile aux problèmes qu’elle explore. La légalité de la prostitution, le commerce des mères porteuses et les inégalités en termes de classe et d’origine ethnique et nationale ne peuvent être réglées par une Wonder Woman, mais seulement par un très long processus de changement. De la même façon, les féministes ont salué La Leçon de piano (Jane Campion, 1993), mais elles ont été beaucoup moins enthousiastes face au beaucoup plus sombre In the Cut (2003) situé dans le New York contemporain, avec sa conclusion ambivalente, et le fait que ce n’était pas vraiment un thriller, mais davantage une exploration psycho-sexuelle de la psyché féminine contemporaine.
La télévision a permis à Campion de créer un récit qui, selon les mots d’un critique du NY Times, traitait « davantage des images poétiques et des politiques sexuelles que du travail policier [18] ». Campion elle-même a déclaré : « D’un point de vue économique, les gens des milieux favorisés peuvent acheter ou louer des parties du corps d’autres personnes. Je pense que j’essaie d’attirer l’attention non seulement sur les droits des gens qui veulent des bébés, mais sur les bébés eux-mêmes [19]. » La multiplicité contemporaine des récits audiovisuels a produit une plus grande variété d’histoires à l’écran pour des publics féminins et pour des actrices comme Gwendoline Christie qui s’est battue avec HBO et Game of Thrones afin d’avoir l’occasion de jouer un autre type de personnage, comme celui qu’elle incarne dans « China Girl ».
Wonder Woman et Top of the Lake avec sa deuxième saison « China Girl », montrent l’importance des spectatrices comme consommatrices aux deux extrémités opposées de l’éventail des récits audiovisuels. Tous deux témoignent de la façon dont, au sein d’une culture anglophone globale, les effets du féminisme de la première et de la deuxième vague se font toujours sentir, même s’ils sont exprimés différemment dans ces deux formes médiatiques. Je ne suis pas prête à rejeter l’une parce que je préfère l’autre. Mais j’admets que je réserve mon admiration à Jane Campion. Patty Jenkins qui a fait ses preuves avec Monster (2004), film produit avec un budget de 8 millions de dollars, puis a réalisé Wonder Woman, a saisi une occasion de gagner toujours plus d’argent, comme les types de Hollywood avec leur casquette de baseball.
Campion a suivi un autre chemin. Alors que plus jeune, elle refusait de se réclamer du féminisme, aujourd’hui elle ne craint pas de déclarer, à propos de Christie qui lui a écrit pour lui demander un rôle : « J’ai reçu à l’improviste un email de Gwendoline… et j’ai répondu : “c’est ce que je cherche – quelqu’un qui se donne un défi passionnant”… J’aime jouer avec les stéréotypes concernant ce qu’une femme doit ou ne doit pas être [20]. » Avec « China Girl », Campion, selon le Télégraph, « construit la série sur un sujet qui est, selon les mots de Campion, typiquement féminin… pas seulement féministe, mais féminin [21]. » Le même article mentionne l’appel de Campion « à un jury du Festival de Cannes qui soit, une année, exclusivement féminin ». Pour moi, c’est une féministe.
Un avenir féministe ?
Le « marketplace féminism » n’est pas suffisant, mais c’est un signe que le féminisme est devenu, comme le suffrage universel, quelque chose qu’on espère, même si on ne l’obtient pas toujours. Des réalisatrices comme Jane Campion font plus que répondre au marché ; elles n’ont pas peur d’exploiter les nouvelles plates-formes médiatiques et les occasions qu’elles donnent pour raconter d’autres types d’histoire et poser d’autres types de question. Ce faisant, ces réalisatrices montrent la pertinence du féminisme au XXIe siècle.
Wonder Woman sert, par contre, à ranimer nos émotions. Face à un monde déchiré par le terrorisme et le changement climatique, où les femmes continuent d’être victimes des activités terroristes de groupes tels que Boko Haram au Nigeria, où le harcèlement sexuel des femmes sur les lieux de travail continue sans entrave, et où la culture du viol prend de nouvelles dimensions à l’ère de la pornographie sur Internet et des clips vidéo viraux, pour mentionner seulement quelques-uns des problèmes qui nous préoccupent aujourd’hui, la colère est la bonne réponse. Wonder Woman ne nous dit peut-être pas quoi faire, mais elle incarne dans notre imaginaire collectif un sentiment largement répandu d’indignation profonde, le refus du statu quo, la priorité du changement social, et plus largement une renaissance féministe, quelle que soit la forme qu’elle prend. Je me réjouis de ce message, et même si cela ne suffit pas, je ne peux qu’espérer que nous sommes prêt·e·s à le recevoir et à agir en conséquence.