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Cédric Kahn / 2024

Making of


par Geneviève Sellier / dimanche 28 janvier 2024

Un tournage qui fait l'impasse sur les violences sexistes et sexuelles...

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Making of est le douzième long-métrage de Cédric Kahn, dont le précédent film, Le Procès Goldman (2023), a connu un grand succès critique et public. Le point commun de ces deux films est leur casting majoritairement masculin. Making of relève en outre d’un sous-genre assez prolifique, le film sur un film en train de se faire, enrichi ici d’une couche supplémentaire, le making of. Voici le synopsis tel que résumé dans le dossier de presse :

" Simon (Denis Podalydès), réalisateur aguerri, débute le tournage d’un film racontant le combat d’ouvriers pour sauver leur usine. Mais entre les magouilles de son producteur (Xavier Beauvois), des acteurs incontrôlables (Jonathan Cohen, Souheila Yacoub) et des techniciens à cran, il est vite dépassé par les événements. Abandonné par ses financiers, Simon doit affronter un conflit social avec sa propre équipe. Dans ce tournage infernal, son seul allié est le jeune figurant (Stefan Crepon) à qui il a confié la réalisation du making of."

Sont absentes de ce résumé, la directrice de production (Emmanuelle Bercot) et l’épouse du réalisateur (Valérie Donzelli), ce qui confirme leur statut de personnages secondaires, bien qu’elles soient incarnées par des actrices qui sont aussi des réalisatrices.

Au moment où sort le film, le « scandale Depardieu » a braqué les projecteurs sur les pratiques de violences sexistes et sexuelles sur les plateaux de tournage, mais cette thématique est totalement absente du film de Cédric Kahn. Interrogé à ce sujet sur France Culture, il botte en touche : « c’est vrai qu’il y a beaucoup de jeunes femmes qui veulent être actrices, qui rêvent de ce métier, qui se retrouvent jetées en pâture sur des tournages, avec des vilains vieux messieurs (rire)… on a tous été témoins de ça… c’est un lieu où ça dérape ».

Mais en choisissant de raconter le tournage d’un film « sur le combat d’ouvriers pour sauver leur usine », thématique sociale relativement rare dans le cinéma français et que Cédric Kahn en tout cas, n’a jamais abordé, Making of donne une image « de gauche » du cinéma d’auteur, qui est assez loin de la réalité. On pense aux films de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon, La Loi du marché (2015), En guerre (2018) et Un autre monde (2021) qui restent l’exception par rapport à des films plus « intimistes » où s’est illustré Cédric Kahn, comme L’Ennui (1998) ou plus récemment Fête de famille (2019). L’Ennui d’après Moravia, couronné par le prix Delluc, mettait en scène un professeur de philosophie (Charles Berling) esclave de sa passion sexuelle pour une femme-enfant (Sophie Guillemin). Le film se focalisait sur les fesses et les seins de la très jeune actrice, tout en suscitant de l’empathie avec l’homme souffrant de cette aliénation. Le film était construit avec une complaisance certaine sur l’asymétrie constitutive du cinéma d’auteur masculin, entre un homme qui pense et qui souffre et une femme qui n’est qu’un corps…

Le fait que la thématique de Making of soit aux antipodes de celle de L’Ennui amène à s’interroger sur la « sincérité » de cette représentation d’un tournage de la part de Cédric Kahn. De la même façon que Truffaut dans La Nuit américaine balayait sous le tapis sa propre pratique qui consistait à coucher (ou à tenter de coucher) avec l’actrice qu’il avait choisie, Cédric Kahn met en scène un réalisateur soucieux de raconter la dure réalité de l’écrasement des ouvriers par le capitalisme, alors que lui-même s’est plutôt illustré par la représentation de ce qu’on appelle « la sphère intime », c’est-à-dire des rapports affectifs, amoureux et/ou sexuels.

Simon, le réalisateur est clairement connoté « cinéma d’auteur », ne serait-ce que par le choix de Denis Podalydès, figure emblématique de la culture cultivée, que ce soit au théâtre (sociétaire de La Comédie française où il est à la fois acteur et metteur en scène) ou au cinéma, où ses participations aux films « d’auteur » se comptent par dizaines. Mais le film, au lieu de raconter les rapports d’un « artiste » avec les femmes (en général multiples) qu’il désire, comme dans Tromperie (Desplechin 2021), met en scène un réalisateur que sa femme, une brillante chercheuse (Valérie Donzelli), a décidé de quitter, lassée de passer, elle et leurs deux enfants, après sa passion pour le cinéma.
Côté acteur, on trouve la même dénégation de ce qui a (enfin) émergé avec le scandale Depardieu, c’est-à-dire les comportements abusifs de certaines « stars » masculines (et réalisateurs) sur les plateaux. Alain, l’acteur star incarné par Jonathan Cohen, n’est préoccupé que de lui-même, faisant pression sur le réalisateur pour valoriser son personnage d’ouvrier leader de la lutte contre la fermeture de l’usine. De ce fait, son jeu très monolithique est assez lassant. Face à lui, Souheila Yacoub joue Nadia, une actrice débutante à qui il essaie constamment de voler la vedette. Mais c’est avec Joseph, un jeune figurant (Stefan Crepon), intronisé réalisateur du making of par Simon, qu’elle aura une histoire d’amour. Donc il ne sera pas question de domination masculine.

Cédric Kahn déclare dans le dossier de presse : « C’est un peu comme si j’avais organisé la rencontre entre celui que j’ai été et celui que je suis devenu. Adolescent, je vivais en province, je ne connaissais personne dans le cinéma, c’était un monde inaccessible et j’avais le rêve d’y accéder. Et maintenant, je suis ce réalisateur de plus de cinquante ans, aguerri, un peu usé, pris dans toutes les contradictions décrites. » En effet le film privilégie progressivement la relation entre Simon et Joseph comme un passage de relais entre « créateurs », puisque Joseph a reçu de Simon la mission de faire un film sur lui, Simon, plutôt que sur le tournage. Joseph défend une vision romantique du cinéma comme création d’un génie solitaire, ce que conteste vivement Nadia qui en revendique le caractère collectif, mais cela n’empêche en rien leur coup de foudre, dont on nous laisse entendre qu’il va durer au-delà du tournage. La fiction du petit gars d’une cité populaire dont un cinéaste confirmé reconnaît le talent en lisant le scénario qu’il lui a donné à la faveur d’un tournage, est aussi une dénégation de l’entre-soi qui prévaut dans le milieu du cinéma, et en tout cas de l’origine socioculturelle privilégiée dont viennent la plupart des « créateurs » du 7e art (Cédric Kahn lui-même est le fils d’un architecte et d’une pharmacienne).

Comme souvent dans le cinéma français, les films « sociaux » ont du mal à articuler les questions de classe, de genre et de race. Making of met en lumière les contradictions sociales du milieu du cinéma qui en font un lieu particulièrement hiérarchisé et sans contre-pouvoir, où l’alibi de l’art sert très souvent à sous-payer les techniciens et les personnels peu qualifiés ou débutants, ou même à ne pas les payer du tout, tandis que quelques stars reçoivent des cachets proportionnellement pharaoniques. Cédric Kahn montre comment l’idéologie « de gauche » dont se réclame le plus souvent le cinéma d’auteur, est rarement appliquée concrètement dans le travail du film. Mais on peut regretter qu’il ait complètement écarté tout ce qui concerne les violences sexistes et sexuelles qui sont également systémiques dans ce milieu.


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