Après une brillante carrière hollywoodienne (son dernier succès est le discutable Gravity), le cinéaste mexicain Alfonso Cuaron choisit de revenir à son enfance dans un milieu favorisé de Mexico, en décentrant son regard sur la nounou indigène avec qui il a gardé des liens très forts.
Ce choix inhabituel à propos d’un récit d’enfance autobiographique, le plus souvent construit à partir du point de vue de l’enfant, est d’autant plus intéressant que la protagoniste cumule toutes les dominations, de genre, de classe et de race. Et les choix esthétiques de Cuaron – un noir et blanc peu contrasté, de longs plans fixes largement cadrés – vont dans le même sens : la volonté de prendre de la distance avec la subjectivité enfantine, pour lui substituer un regard conscient de cette domination.
L’histoire se passe pendant l’année 1971, alors que le futur cinéaste a 10 ans, et le départ de son père, traumatisme familial, coïncide avec un traumatisme national, le massacre d’étudiants par des paramilitaires.
Mais c’est Cléo, la nounou, dont Cuaron nous raconte la vie, essentiellement dominée par les besoins et les désirs de la famille dans laquelle elle vit ; on la suit aussi à l’office, dans ses relations avec l’autre domestique (indigène elle aussi) et dans les rares sorties qu’elle fait hors de la maison familiale, focalisées sur sa rencontre avec un jeune amateur d’arts martiaux, qui prend la fuite quand elle lui apprend qu’elle est enceinte. On suit son voyage dans un village reculé pour retrouver le père de son enfant, où on assiste à une inquiétante démonstration collective d’arts martiaux dirigée par un « gringo » aux allures de gourou, allusion cryptique aux complicités américaines dans l’organisation de la répression. On comprendra à la fin que le jeune homme fait partie des paramilitaires qui tirent sur les étudiants.
Comme elle est dans une « bonne » famille, elle ne sera pas jetée à la rue, mais accompagnée à l’hôpital par une gynécologue amie de la famille (le père est médecin), qui la suivra jusqu’à l’accouchement d’une petite fille mort-née.
Dans la description de sa famille, le cinéaste évite la caricature aussi bien que la complaisance. Au moment où l’histoire commence, le père part en voyage mais on comprend peu à peu, à travers les bribes de conversation de la mère au téléphone, qu’il a abandonné sa famille pour aller vivre avec une autre femme. La mère oscille entre colère, résignation et virée alcoolisée… et Cléo subit sans broncher ses sautes d’humeur.
Le cinéaste a donc fait le choix de raconter la vie de Cléo, y compris en dehors de la famille. Mais nous ne saurons pas tout de la vie de Cléo, loin de là, et le personnage soumis et mutique du film paraît ne pas tout à fait correspondre à la personnalité de la « vraie » nounou.
Kristopher Tapley dans sa critique du film pour Variety [1] cite le cinéaste : « J’étais un enfant mexicain blanc de la classe moyenne, vivant dans sa bulle. Je n’avais aucune conscience. Je faisais ce que mes parents me disaient : tu dois être gentil avec des gens qui sont moins privilégiés que toi. » Tapley relate que la nourrice de Cuaron, Libo Rodriguez, à qui est dédié le film, était une indigène d’un village de l’Etat d’Oaxaca, arrivée dans la famille quand il avait 9 mois. Elle parlait à Cuarón de ses difficultés en tant que fille, du froid ou de la faim. Mais en tant que petit garçon, il regardait ces histoires presque comme des aventures. Elle lui parlait de son père, qui pratiquait une forme de football mésoaméricain presque disparu, ou de sorciers-docteurs qui tentaient de guérir les habitants de son village. Pour lui, c’était très excitant.
Mais il ne reste rien de ces échanges excitants dans le film, comme le remarque Richard Brody, le critique du New Yorker [2] : Cléo est la plupart du temps muette, on ne sait rien de son village, de son enfance, de sa famille ; Cuaron fait du personnage de la nounou un stéréotype qu’on retrouve dans beaucoup de films faits par la classe dominante ou l’élite cultivée sur les dominés : une figure qui endure en silence, un ange silencieux dont l’incapacité ou le refus de s’exprimer est transformé en vertu stoïque. Pour Richard Brody, la dignité silencieuse des travailleurs pauvres est un stéréotype que ces réalisateurs partagent avec le public des salles d’art et d’essai, ce qui les dispense d’aller voir de plus près des éléments de la vie de leurs héros qui ne suscitent ni louange ni pitié.
Et en effet, le trait le plus frappant du personnage de Cléo, c’est l’incapacité de parler, même avec les personnes qui la traitent avec bienveillance (la gynécologue) ou amitié (Adela, l’autre domestique). On ne la voit même pas parler avec les enfants, contrairement à ce que suggèrent les souvenirs du cinéaste. Elle est une incarnation du care, elle se consacre aux autres et endure sans jamais se plaindre. Même sa liaison avec l’amateur d’arts martiaux ne nous permet pas d’accéder à sa subjectivité : c’est lui qui, nu comme un ver, lui fait une démonstration d’arts martiaux qu’elle regarde sans réagir, assise dans le lit.
Le seul moment où on la voit sangloter, c’est quand on lui présente son bébé mort-né « pour qu’elle lui dise adieu ». Et dans la dernière péripétie du film, quand, après avoir sauvé de la noyade deux des enfants alors qu’elle ne sait pas nager, elle éclate en sanglots sur la plage en disant : « c’est moi qui l’ai tuée… je ne voulais pas qu’elle naisse » (on comprend qu’elle parle de son bébé).
Malgré toutes les qualités indéniables de ce film, on peut donc se demander s’il ne reconduit pas un stéréotype typique d’un rapport de domination sociale très ancien : celui du/de la maître-sse avec ses domestiques, à qui il/elle est d’autant plus attaché.e qu’ils/elles sont dépourvu.e.s de toute capacité de s’exprimer.
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Polémiquons.
1. Roma, 30 décembre 2018, 12:50, par Ginette Vincendeau
Je suis tout à fait d’accord avec l’analyse de Geneviève Sellier sur la représentation de la servante en tant que personnage ’noble’ et surtout silencieux. Mais à mon avis il faut signaler aussi, parce que c’est tout de même assez rare, un aspect très fort du film, qui célèbre la solidarité féminine et offre un portait impitoyable des hommes mexicains - ce sont les femmes qui ’assurent’ tandis que les hommes, du médecin au soldat, sont faibles, traitres ou menteurs.