Leto : « L’été ». L’été russe, dans ses contrées nordiques, est bref et explosif, chaud et sujet aux orages. L’été musical du film de Kirill Serebrennikov ressemble bien à l’été russe. La chanson qui donne son titre au film le dit : « Un jour en vaut deux, la nuit vaut une heure – c’est l’été – Quatre-vingt-douze jours » [1].
Le film
C’est l’été 1981. Des jeunes gens au bord d’une plage, les filles dansent, les garçons boivent, tout le monde s’amuse, parle musique, hors de tout contrôle. On finit nu dans la nuit autour d’un feu de joie. Il y a là, déjà, beaucoup de grâce, une grâce qui irriguera tout le film, y compris sa langue [2] et ses moments de violence. On fume des Biélomorkanal [3] (cigarettes de tabac noir équipées d’un embout de carton), la vie est belle : libre, semble-t-il.
Deux jeunes musiciens rejoignent le groupe, offrant une bouteille de vin moldave au « sachant » en matière de musique occidentale, Mike Naoumenko, amateur de Dylan, T-Rex, Lou Reed ou Blondie (Mike n’est pas un prénom franchement russe, au mieux une adaptation de Mikhaïl !). Mike, leader d’un groupe de rock de Leningrad, « Zoopark », est marié à Natalia et père du petit Génia (Eugène). C’est un homme paradoxalement tranquille et très « rock » ; il connaît l’anglais, lit la presse musicale « de l’ennemi de l’Ouest », traduit toutes les chansons qu’il peut dans de petits cahiers qu’il archive scrupuleusement, et s’entoure d’une bande de copains prompts à la fête. Victor Tsoï, musicien débarqué de Lettonie (alors soviétique), est admis dans la bande et s’installe dans la « communauté ».
Ses chansons sont bien accueillies, Mike prodigue de judicieux conseils, est certain du talent de Viktor, pour lequel il organise l’« examen » ouvrant le droit de se produire au club de rock de Leningrad, une salle de concert vaguement « underground » tolérée par le pouvoir brejnévien, organisée par lui. Les rangs sont essentiellement occupés par des jeunes filles, interdites de se lever, rappelées à l’ordre quand elles exhibent le cœur dessiné sur une feuille de papier destiné à leur favori. Des jeunes filles sages, qu’ont à l’œil les « vigiles » chargés du maintien de l’ordre dans la salle [4], vigiles soumis à un « double bind » cocasse : sévérité à l’encontre de toute manifestation contraire à la décence soviétique, mais – pour l’un du moins – goût prononcé pour le « rock » et affection pour les jeunes musiciens. L‘examen, auquel participe toute la bande de copains, voit tout le monde s’en tirer – dans une ambiguïté que le cinéaste a le bon goût de ne pas souligner lourdement – par le jeu subtil du double langage et de l’évitement des conflits. Viktor et ses musiciens vont-ils être agréés par le comité de censure du club de rock ? Il s’agit pour le groupe, qui a choisi de s’appeler Kino [5] (deux syllabes, c’est plus vendeur auprès des jeunes, ça claque), de passer sous les fourches caudines du comité, dirigé par une femme. Les textes, ça ne va pas. On prône le laisser-aller et la désespérance, on utilise ce qu’en Russie on appelle encore « niénormativnaïa lekcika » [6] (lexique non normé ?). Chacun d’y aller de sa justification : « je suis un glandeur » ? C’est pour lutter contre le désir de ne rien faire de la jeunesse. « Je bois de la bière » ? C’est pour lutter contre l’alcoolisme. Les « bliad » (m…) et autres grossièretés qui émaillent les textes ? C’est pour désigner ce qu’il ne faut pas dire… La bonne dame de la censure acquiesce, mais personne n’est dupe. Elle les aime bien, ces jeunes gens. À malins, maline et demi, et tout va bien, sous Brejnev, dans une URSS qui envoie en apesanteur chienne et hommes dans l’espace – ce que ne manque pas de mentionner discrètement le film dans les apparitions graphiques qui émaillent l’histoire – et qui continue d’exaspérer la population russe : conquérir le ciel, soit, mais ne pas savoir ne pas faire exploser les canalisations d’eau en hiver ?
Les filles
Les filles, les femmes : elles sont là, elles vivent leur vie, au club, dans l’appartement communautaire (kommounalka : ces appartements, nos colocations, étaient la règle à Léningrad, et connaissent un regain de faveur), dans la rue [7]. Obèses, ou vieilles, ou jeunes, elles gouvernent le quotidien : Natalia s’occupe de Génia, les « babouchki » ne manifestent aucune hostilité, bien au contraire, aux jeunes hommes, pas plus qu’aux rescapés de la « VOV » (« Grande guerre patriotique »). La communauté fonctionne, dans sa cuisine, dans ses couloirs, dans son partage. Nécessité fait loi. Natalia, en échange de la chambre, s’occupe de la chaufferie de l’immeuble [8]. Les invités s’invitent, venus de Vladivostok (9600 km !), Tcheliabinsk ou Kaliningrad : on ne les met pas à la porte, ils sont là, le pays est grand. Natalia, assure avec tendresse les soins à prodiguer au bébé Génia, le confiant sans réticence aux nounous de l’appartement ou à Viktor.
Dès sa première rencontre avec Viktor sur la plage, elle avait été séduite par ce « taiseux » exigeant, élégant et timide avec qui elle partage une cigarette. Il l’intéresse. Elle l’intéresse.
La critique française voit là un nouveau « Jules et Jim » : cette manie de toujours tout ramener à nous, à notre connu ! Natalia est touchée par Viktor, sa fragilité, sa manière de récuser parfois les conseils des « aînés », sa relative sobriété, son entêtement à créer « sa » musique. Elle confie, un soir, à Mike, qu’elle a envie d’embrasser Viktor. L’embrasser. Comment ? On ne sait s’il s’agit d’un chaste baiser, d’un désir plus sexuel, ou de cet élan d’empathie qu’une femme peut avoir à l’égard d’un homme – et réciproquement. Ou tout à la fois. Mike encaisse l’aveu, se réfugiant dans la dérision : « tu veux que je signe un papier ? ». Il faudra attendre un peu. Attendre qu’un soir, Mike prenne prétexte que les ponts de la ville sont fermés [9] : il restera « de l’autre côté », autorisant ainsi, jusqu’au matin suivant, l’éventuelle rencontre de Natalia et de Viktor. Rencontre qui a lieu, malhabile, timide, autour d’un bain à donner au bébé Génia, au cours duquel Viktor se montre compétent, attentif, alors que Mike n’a jamais prêté attention à ces soins primordiaux. « Génia ne fait jamais attention aux gens », dit Natalia, ajoutant : « il t’aime bien, toi ». La séquence amène à s’interroger sur la nature des soins qu’une femme apporte aux très petits garçons, et ceux que peut apporter un homme : le partage hésitant du mouvement des mains de Natalia et de Viktor sur le corps de Génia m’a semblé poser une question rarement évoquée. Il est vrai que le bain des très petits enfants est une activité presque exclusivement féminine, plus encore que le biberon ?
Quand Mike revient, au petit matin, il trouve Natalia seule dans leur lit. Silence. Mike ne peut s’avouer jaloux – mais il trouvera opportun de s’immiscer dans la prestation de Viktor par un solo de guitare qui enflamme le public : qui est le maître ?
Entre Mike et Natalia, la vie reprend son cours [10].
On retrouve Natalia et Viktor quelques années plus tard, Génia marche et parle. Rien d’autre que des destins qui se sont croisés, rien de plus, dans le rêve réalisé d’une forme de liberté. Dans l’ouverture des possibles. Romantisme russe ?
Un film russe
Ce film me semble être un film russe pour les Russes, contrairement aux films de Zviaguintsev ou même de Pavel Lounguine, destinés à séduire aussi – et peut-être surtout - le public occidental. La question de la maternité et de la paternité y est abordée de manière à ne pas heurter un public pour qui la Mère est encore une personne sacrée, et où la « virilité » musclée est une valeur sûre, qu’illustrent en effet les prestations sportives du président russe. La Mère est omniprésente, sous les aspects de Natalia, mais aussi de toutes ces femmes bienveillantes qui assurent le quotidien avec une certaine allégresse en dépit de conditions de vie problématiques. Aux hommes de boire, de rêver, d’exprimer leur violence, de paraître sur la scène, toutes les scènes. Une critique féministe est ici compliquée, quand il s’agit de comprendre, de respecter ou pas, une culture exotique qui nous apparaîtrait comme « cousine ». Les outils d’analyse qui sont les nôtres, auxquels nous tenons (on le voit sur ce site), nous les partageons avec nos cousin.e.s du « bloc occidental », nous condamnant peut-être à négliger, de ce point de vue, le reste du monde. La légèreté, la pudeur, les délires et les non-dits de Leto ne seraient-ils pas une invitation à la rencontre et aux questions partagées, dans l’hypothèse où Vladimir Vladimirovitch Poutine ne serait pas le seul citoyen remarquable de Russie à qui adresser des questions et avec qui mener une conversation ? Dans l’hypothèse d’une curiosité réciproque ? On n’en est pas là.
Notons par ailleurs que les incrustations un rien « punk », dans les scènes du train ou de l’autobus, de mots « électrisés » dans l’image (ceux qui ont vu comprendront !), n’auraient pas été désavoués par un Maïakovski : les mots, des images à lire. Un mélange… des genres, un floutage de la convention narrative qui fait écho au floutage de la description des sentiments et des pulsions.
Natalia
« En vrai », Natalia a assuré l’éducation de Génia après la disparition de Mike. Serebrennikov s’est inspiré du livre qu’elle a écrit. Elle a attentivement suivi le tournage, étonnée et ravie à la fois de la justesse de l’interprétation que le réalisateur présente de son histoire et des décalages qu’elle perçoit [11]. Elle conteste d’avoir été la « muse » de Mike – ah ! le statut de « muse » des femmes ! – rappelant qu’il avait été jusqu’à lui promettre de déclarer que ses chansons n’avaient rien à voir avec elle, épouse fort différente de l’image de la « féminité » présentée dans les chansons…Natalia ramène sa « relation amoureuse » avec Viktor à « une histoire de jardin d’enfants », une « pure amitié » fondée sur une « immense tendresse » et l’humour. Cette tendresse, Natalia la décrit aujourd’hui comme résultant de l’incapacité de Mike à « être un père », rôle que Viktor exerçait avec évidence auprès du bébé Génia, « comme s’il avait déjà élevé trois enfants ». Pas de Jules et Jim : Natalia n’est pas convaincue de l’amitié entre Mike et Viktor, elle décrit plutôt une relation de « maître » à « élève », un maître de bon conseil à l’égard d’un élève peu confiant en lui-même. Elle récuse toute relation « amoureuse » avec Viktor. Dans un entretien publié dans « Noj » (Le couteau), Natalia dit : « Qu’est-ce que le rock russe pour moi ? Un morceau de vie. De connaître et d’aimer de bonnes personnes », affirmant ensuite que sa « conviction magique que toutes les difficultés finiront bientôt et que tout ira bien » la portait, les portait alors en permanence, avec leurs petits boulots, leurs meubles bancals et leurs poches vides.
Natalia a eu d’autres enfants, et des petits-enfants. Elle s’adonne au tricot et à la broderie.
Viktor rencontre Marianna, qu’il épousera en 1984 et qui sera pour lui une excellente « conseillère marketing ».
L’accueil en Russie
Le film a été salué à sa sortie en Russie, en juin 2018. Le journal « Afficha » [12], y voit deux films en un : le film d’une « histoire tendre et chaste » entre Natalia et Viktor, « moins scandaleuse » que ce que l’on pouvait attendre, film qu’écraserait partiellement, dans un second film, le parti pris formel de Serebrennikov (passage du noir et blanc à la couleur, citations, coq-à-l’âne) : la critique cinéphilique pur jus s’attachant aux jeux de caméra et aux aspects formels plutôt qu’à l’histoire qui nous est racontée existe aussi là-bas !
L’agence Tass estime de son côté qu’il s’agit du meilleur film du réalisateur, remarquant que les rockers avaient fait advenir un « concept de liberté aussi incompréhensible que celui de nomenclature soviétique ». « Le papillon n’est pas encore mort [13], quand Tsoï n’est pas encore devenu Tsoï, debout sur scène face à la foule d’un stade, quand Naoumenko n’est pas devenu cet alcoolique plaqué par sa femme ». Tass insiste sur le personnage du « sceptique » qui intervient en contrepoint plusieurs fois, petit gars à lunettes à l’allure très trotskienne qui passe son temps à dire : « Ce n’était pas comme ça ». Et regrette que la fin du film laisse entendre que les personnages « s’envolent vers l’Occident - ou alors vers l’éternité » ? À Cannes, dit Tass, « c’était incroyable de voir des journalistes étrangers essayer de chanter en russe lors de la projection de presse, la première fois qu’ils entendaient ces chansons. ‘Je suis un fainéant, euh, euh, maman, maman’ [14]. » Concluant : « La musique n’a pas besoin de traduction ». L’agence Tass devenant sentimentale ?
Après
La chanson « Peremen » (« Changement ») de Kino a été l’hymne de la perestroïka de Gorbatchev. L’été a été court. Viktor Tsoï a disparu en 1990, Mike Naoumenko en 1991. Le film mentionne le suicide par immersion de l’un des musiciens. Ils ont été nombreux à disparaître prématurément. D’autres de cette génération s’en sont mieux tiré. Ils persistent à être en Russie des « phares » dont la lumière s’estompe sous la pression de la nostalgie et des mutations sociales, culturelles et politiques, au même titre que Vissotski [15], Galitch [16] ou Okoudjava [17]– « bardes » de la préhistoire. Ils ont été accompagnés et suivis par toute une génération de chanteurs et groupes : Boris Grebentchikov [18]– le « Boris » tout-puissant du film [19] – tient le cap (groupe Aquarium), Kipelov [20] donne dans le grandiose historique des Vikings de la « Rus » des origines, Leningrad [21] et Chnourov se délectent continument du « mat », longtemps interdits de séjour dans la capitale russe pour offense au bon goût et au bon lexique, réadaptant à leur sauce les « standards » soviétiques ou occidentaux (un magnifique « Monney monney » décalqué de Abba). Alexandre Skliar (groupe DDT [22]) s’est assagi et retrouve la poésie d’un Vertinski [23] en compagnie de Irina Bogouchevskaia [24]. Alica [25] (groupe « metal ») fait appel au crowdfunding et s’en sort. Les « concerts en appartement » du début du film donnent désormais lieu à une émission de télévision grand public. Parmi les femmes, une pensée pour Ianka [26] (Ianka Diaghileva, 1966-1991), la « Patti Smith » de Sibérie, « pionnière » s’il en fut, retrouvée à vingt-quatre ans morte dans la neige : mauvaise rencontre ? suicide ? accident ? Adepte du « magnitizdat » (enregistrement sur cassette, mais sous le manteau) et des « kvartirniki » (concerts dans un appartement). Sa tombe continue d’être fleurie. D’autres femmes se sont emparées de la scène : Zemfira [27], et même Tatou [28], et les Pussy Riot [29]. Minoritaires.
Kirill Serebrennikov, lui, fait l’objet d’un procès insensé : il lui est reproché, entre autres, de n’avoir pas produit dans son théâtre un spectacle… qui est à l’affiche.
Dans ce goût et cette expertise du malheur qui caractérise la culture russe, le film de Kirill Serebrennikov semble une vive étincelle, une étoile filante qui pourrait nous dire, à nous aussi, la fragilité des relations entre les personnes, les variantes possibles des états d’amour, la subtilité des rapports de force. Il y a eu une parenthèse presque secrète témoignant d’un mouvement de fond dans une société qui nous est géographiquement proche et culturellement plutôt méconnue. Et puis on s’informe un peu mieux sur ce qui peut agiter, hier, aujourd’hui, une société, ses femmes et ses hommes. Une société qui n’est pas la nôtre. Merci au cinéma. Nous étions trois dans la salle. C’est toujours ça.
La "vraie" Natalia avec le petit Génia
Petit florilège du rock russe sous Brejnev et juste après – forcément limité
Mike Naoumenko – лето – Leto – L’étéLa version originale...----Kino - Перемен – Peremen - Le changementL’"hymne" de la pérestroïka----Ianka (Diaghileva) - Домой - Domoï ! - À la maison ! L’intégrale…Quand on aime…На чёрный день – Na tchorni dien - un jour noirOui, un jour très noir : Ianka était dépourvue de tout optimisme.----Grajdanskaïa Oborona (Défense civile) – Я всегда буду против - Ia vsigda boudou protiv - Je serai toujours contreIl y a, parfois, dans les élections russes, un choix inédit chez nous : « contre tous » (Против всех).----Boris Grebentchikov - Человек из Кемерово – Tcheloviek iz Keremovo - L’homme de KeremovoLe charme du gourou…----Kipelov - Я свободен – Ia svodien - Je suis libreTrès bel hymne ! Pas loin de 50 000 000 de vues sur youtube.----Aria – Раскачаем этот мир – Rasskatchaiem etot mir - Balançons ce mondeDes durs de durs----Auction – Дорога - Doroga - La routeAmi et complice d’un ancêtre, Alexéi Khvostenko, qui a vécu à Paris avant de se voir restituer son passeport quelques mois avant sa mort.----DDT – Родина – Rodina - La patrieIouri Chevtchouk et sa patrie en belle au bois dormant…----Leningrad – Главное, ребята, сердцем не стареть – Glavnoié, ribiatia, sertsem ne stariet’ - L’important, les gars, le cœur ne vieillit pas(reprise « rock » d’un standard soviétique – ce dont est familier Leningrad – L’ensemble de l’album est savoureux « Второй Магаданский » (le deuxième habitant de Magadan – ville où arrivaient les « zeks » de la Kolyma)----Alexandr Bashlachev - Время колокольчиков – Vremia kolokoltchikov - Le temps des clochesUn précurseur----Nol - Я живу на улице Ленина – Ia jivou oulitsa Lenina - J’habite rue LénineComme une nostalgie ?
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