Normal people, le deuxième roman de l’Irlandaise Sally Rooney, publié en 2018, met en scène la relation de deux jeunes gens, Marianne et Connell, issus de milieux sociaux différents, d’abord au lycée, puis à l’université. Le roman alterne le point de vue de chacun des deux protagonistes. Best-seller, il a donné lieu dans la foulée à une série de 12 épisodes, à laquelle l’autrice a participé activement. Le tour de force de la série est de nous donner accès à ce qui se passe dans la tête des deux jeunes gens sans jamais avoir recours à une voix off ou à un monologue intérieur. C’est à travers le jeu des deux jeunes remarquables acteurs que nous suivons les intermittences de leur cœur.
Leur relation commence en dernière année de lycée (high school) à Siglo, une petite ville au nord-ouest de l’Irlande, et se prolonge pendant leurs premières années dans la prestigieuse université de Trinity College à Dublin. Ce que traite la série (comme le roman) est la façon dont les différences de classe et les normes de genre affectent leur relation. Connell est le fils d’une mère célibataire qui fait le ménage chez la mère de Marianne, une riche avocate veuve qui a pignon sur rue. Élevé par une mère aimante, Connell est passionné de littérature, mais se conforme autant qu’il peut au comportement qu’on attend des garçons au lycée (membre de l’équipe de foot, il suit ses copains dans leurs virées) tout en essayant d’être gentil avec les filles que ses copains draguent et/ou insultent. Marianne a appris à se blinder face à sa mère froide qui lui préfère son frère, lequel frère ne rate pas une occasion de la brutaliser verbalement et physiquement. Elle est comme Connell une grande lectrice, ce qu’elle utilise pour rester en marge des formes de sociabilité lycéenne, en particulier l’injonction qui est faite aux filles de susciter l’intérêt des garçons.
Le point commun de Marianne et Connell, outre leur intérêt pour le travail intellectuel, est leur malaise face aux normes de genre. S’ils se parlent quand Connell vient chercher sa mère chez Marianne, ils s’ignorent au lycée, par crainte de susciter des ragots. Leurs échanges de commentaires sur les livres laissent bientôt la place à des échanges de baisers, puis à une relation sexuelle régulière, mais toujours clandestine. La terreur de Connell d’être découvert (Marianne est considérée par ses copains comme une affreuse bêcheuse) l’amène à inviter Rachel, avec laquelle il a vaguement flirté, au bal de fin d’année. Marianne en est si blessée qu’elle rompt avec lui.
Ils se retrouvent par hasard six mois plus tard lors d’une fête d’étudiants à Trinity College (il est en littérature, elle fait sciences po), et leur situation s’est inversée : c’est Marianne qui est devenue populaire, grâce à son aisance culturelle et sociale, alors que Connell souffre de son statut de transfuge de classe, qui le laisse à l’écart des sociabilités estudiantines ; il constate le snobisme des étudiants en lettres qu’il côtoie, qui discutent de littérature sans avoir lu les livres que lui dévore. Connell et Marianne finissent quand même par s’expliquer et reprennent leur relation, mais leur différence de classe va à nouveau les séparer, quand Connell, qui a perdu le boulot qui lui permettait de payer son loyer, est contraint de retourner vivre pendant les vacances chez sa mère, incapable de demander l’hospitalité à Marianne. Elle interprète son brusque départ comme une rupture et décide de sortir avec un autre garçon. Les malentendus se succèdent ainsi alors même que leur intimité reste leur bien le plus précieux, qu’ils tentent maladroitement de transformer en amitié.
Cette série exprime admirablement les souffrances des jeunes adultes au cours de leur éducation sentimentale, dans un contexte social où les normes de genre sont paralysantes, aussi bien pour les filles que pour les garçons. La mise en scène met en avant à la fois leurs tâtonnements sexuels et leurs tâtonnements sentimentaux, avec une délicatesse et une subtilité inédites. L’articulation des questions de classe et des questions de genre se fait à la fois par le contexte familial des deux protagonistes et par le contexte social du lycée puis de l’université. Mais c’est sans doute la focalisation sur leurs visages où s’exprime la plus petite de leurs émotions qui donne à la série sa portée universelle. Paul Mescal, qui incarne Connell, réussit la performance la plus impressionnante, sans doute parce que son point de vue est privilégié en termes de durée : sa situation – écartelé entre le modèle de masculinité dominante auxquels ses copains de lycée adhèrent et sa situation socialement dominée quand il arrive à l’université –, en fait sans doute un personnage plus intéressant à explorer que Marianne, que sa situation sociale privilégiée rend quelquefois aveugle aux difficultés de son ami. Mais la série explore avec beaucoup de pertinence sa dérive masochiste, conséquence d’un environnement familial et scolaire hostile qui lui font perdre toute confiance en elle, après sa rupture avec Connell. Comme beaucoup de femmes, elle accepte dans les rapports amoureux un niveau de maltraitance directement lié au peu de considération que la société patriarcale porte aux femmes.
La force de Normal People n’est pas seulement de dénoncer cette domination, mais de montrer combien elle est destructrice, pour les hommes qui l’intériorisent comme pour les femmes qui la subissent ; elle est aussi de valoriser une masculinité dominée qui s’accomplit à travers un long et douloureux périple pour reconnaître l’importance existentielle des émotions et des sentiments.
> En replay sur la 5 jusqu’au 15 mars