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Andrew Dominik / 2022

Blonde


Par Marion Hallet / jeudi 6 octobre 2022

Marilyn Monroe réduite à une figure de victime


Marilyn Monroe est l’une des plus grandes icônes du cinéma mondial. Plus qu’une personne, elle est un symbole culturel omniprésent qui a pris, au cours des décennies, une signification particulière et parfois différente pour chacun, y compris une signification féministe en raison de sa détermination et de sa combativité face à une industrie hostile dominée par les hommes. Évoquez son nom et une myriade d’images vous viennent à l’esprit : ses jambes dévoilées au-dessus d’une grille de métro, la belle blonde idiote dans Les hommes préfèrent les blondes, ou son « joyeux anniversaire » au Président Kennedy – elle est la bombe sexuelle, l’incarnation ultime d’un type de féminité mythique.

Le film Blonde, comme le roman éponyme de Joyce Carol Oates dont il est adapté (2000), retrace l’ascension de Monroe vers la gloire jusqu’à sa « chute » (un schéma narratif récurrent des biopics féminins – c’est d’ailleurs un problème : Blonde est une fiction, mais emprunte tous les codes du biopic) et tente d’accéder à la vie intime de Norma Jeane – son nom de naissance, Marilyn étant un pseudonyme –, ses pensées et ses sentiments, auxquels aucun de nous n’a pourtant accès. Oates a d’ailleurs toujours été claire sur le fait que son livre est une fiction et non une biographie : elle s’est inspirée de l’héritage cinématographique de Monroe et a imaginé ou réarrangé des aspects fondamentaux de sa vie. Même si l’entreprise est problématique, on peut louer l’idée qui la sous-tend : Monroe est bien plus qu’un symbole unidimensionnel et l’explorer permet de mieux comprendre la complexité de sa persona. Mais l’adaptation n’y parvient pas et c’est le film le plus lamentable que j’ai vu depuis longtemps : il trahit à la fois le roman et Marilyn Monroe.

La Monroe qui a vécu et la Monroe de Oates comportent une multitude de significations que l’on ne retrouve pas du tout dans l’adaptation d’Andrew Dominik. Le film Blonde est un cauchemar dégradant, une litanie de souffrances qui dure près de trois heures. Le film est agressif, répétitif et étouffe tout ce que l’on pouvait trouver d’intérêt dans le roman : l’autrice explore Hollywood en tant que microcosme de la société américaine, ses artifices et ses systèmes d’exploitation ; sur plus de 1000 pages, elle développe son intérêt pour les archétypes sexués et élabore une vision de la société où les hommes sont les responsables et les femmes les victimes, sexualisées et objectifiées.

Blonde reprend certains éléments du roman, eux-mêmes « distillés » et condensés, comme disait Oates, de la vie de Marilyn : enfant, elle est confiée à un orphelinat car sa mère est psychologiquement instable et son père absent (elle pensait que son père était Clark Gable, qui n’est pourtant pas nommé dans le film) ; viennent ensuite les années pin-up et le moment de sa « découverte » (son viol) par Mr. Z., un puissant dirigeant de studio, et ses premiers succès, ses premiers grands films. Elle entretient une relation poly-amoureuse avec deux fils de stars (ceci est une invention tirée du roman), mais rompt après avoir décidé d’avorter. Elle épouse un « ancien sportif » puis divorce ; son succès va grandissant ; elle épouse un « dramaturge », fait une fausse couche et divorce. Elle appelle ses maris « Daddy ». Elle devient de plus en plus instable et consomme des médicaments et de l’alcool. Un « Président » la viole dans une chambre d’hôtel, elle avorte à nouveau. Elle meurt d’une overdose, seule sur son lit, avec une dernière vision du père qu’elle n’a jamais connu.

Toute la complexité du roman se perd dès le début du film : la moitié du roman est dédié à l’enfance, à l’adolescence et aux premiers rôles de Norma Jeane, or le film réduit ces années à un traumatisme raconté en 15 minutes, suivi d’un montage de photographies de pin-ups. Adapter, c’est faire des choix, et le film préfère se focaliser sur cette ridicule relation à trois que Norma Jeane aurait entretenue avec Charles « Cass » Chaplin Jr. et Eddy Robinson Jr., les fils de deux légendes d’Hollywood. Ce trio, inventé par Oates, occupe une trentaine de pages sur les plus de 1100 que compte la version en édition poche : y consacrer autant de temps et d’importance est donc un contre-sens ; et pourtant cette relation réapparaît (comme dans le roman) à la fin de la vie de Marilyn quand Eddy apprend à Norma Jeane la mort de Cass et qu’il se faisait passer pour son père dans ses lettres à Marilyn (en réalité, Charlie Chaplin Jr. est décédé six ans après Monroe). Cette trahison bouleverse Norma Jeane et participe à son suicide, mais diverge complètement du roman puisque l’héroïne de Oates ne se suicide pas – elle est tuée par le clan Kennedy (elle tombe enceinte, avorte, mais les Kennedy veulent s’assurer de son silence et font passer son assassinat pour un suicide). Marilyn est trahie dans les deux cas : Oates renforce une théorie du complot, mais le film centre la quête du père au cœur de la vie et de la mort de Norma Jeane – Marilyn avait une passion pour la psychanalyse, c’est vrai, mais cette façon de concentrer le propos du film sur les figures paternelles dépouille Norma Jeane de toute agentivité. Elle n’est pas un personnage aux yeux de Dominik, mais une caricature freudienne.

La Marilyn du film endure et subit bien plus qu’elle n’est le sujet actif de sa propre histoire. Le roman est bien plus riche car on sent un réel intérêt d’Oates pour Monroe et la femme qui se cache derrière elle. Le film ne parvient jamais à suggérer sa véritable personnalité, il est implacable et sadique envers Norma Jeane, alors que le roman est audacieux et éclectique de par son style d’écriture (certains passages sont des poèmes, des dialogues, les narrateurs changent, etc) et les thématiques abordées (la célébrité, le métier d’acteur, la condition féminine, les abus masculins). Marilyn a en effet connu son lot de souffrances au cours de sa (trop courte) vie, mais si le réalisateur souhaitait dénoncer les pratiques de l’industrie hollywoodienne qui ont porté préjudice à Marilyn et à son talent, il reproduit exactement les mêmes pratiques. Le film se vautre tellement dans la victimisation de Monroe qu’il en est vulgaire, irrespectueux même. Il pêche lui-même par ce qu’il souhaite dénoncer, un comble. Même si le roman fait référence à des moments où elle était « heureuse, joyeuse, souriante, chantant et dansant toute la journée », on ne les voit jamais dans le film. Il nous enferme dans une boucle misérabiliste. Ainsi, le film passe aussi à côté de ce que signifie Monroe pour le public.

Oates explore le travail de Monroe en tant qu’actrice et la véritable réflexion qu’elle mettait dans chaque performance. Elle présente Monroe comme une actrice exceptionnelle qui, avant même ses cours à l’Actors Studio de New-York, puise dans son expérience personnelle et sa mémoire émotionnelle pour livrer des performances d’une intensité bouleversante – le fondateur du Studio et développeur du style de jeu d’acteur appelé la Méthode, Lee Strasberg, dira que les deux meilleurs acteurs qu’il ait jamais rencontrés étaient Marlon Brando et Marilyn Monroe. Le film montre lui aussi qu’Hollywood n’offre que peu de débouchés à ce talent artistique et cantonne l’actrice dans des rôles centrés sur son sex-appeal. On nous montre une personne cultivée, réfléchie et perspicace, dont l’idéal et le rêve artistique sont le théâtre. Mais le livre développe bien plus cet aspect quand le film ne fait que suggérer ce que Marilyn aurait pu réaliser sur scène. Par exemple, lors de la scène du premier cours de Monroe à l’Actors Studio, où elle lit le rôle principal d’une pièce d’Arthur Miller – celui qui deviendra son époux n’est en fait jamais nommé, ni dans le livre, ni dans le film – qui l’observe avec scepticisme, doutant de la capacité de l’actrice hollywoodienne à interpréter ce rôle complexe, il aurait été intéressant de montrer ce fameux moment d’interprétation par Monroe. Mais la scène saute directement aux applaudissements enthousiastes de ses camarades et à l’admiration stupéfaite et émue du dramaturge.

Le roman parvient à évoquer la dictature des apparences à Hollywood et ses effets sur Norma Jeane. Pour chaque moment d’humiliation ou d’oppression, il y a aussi la façon dont Monroe le surmonte. Marilyn (comme d’autres) a en effet consciemment créé son look, sa persona, son mythe, et si elle est devenue une star en même temps qu’un sex-symbol, les hommes dans sa vie privée sont vite devenus possessifs jusqu’à vouloir qu’elle cesse les activités qui l’avaient rendue célèbre. Ceci a contribué à créer l’image d’une femme qui n’existait que pour les hommes. Bien que Monroe soit aussi vue comme une incarnation puissante de la féminité, il s’agit d’une féminité destinée au regard des hommes. Il ne reste dans le film, qui peut être visuellement attirant, que la complexité émotionnelle d’une publicité pour parfum.

Le film ne montre pas les efforts de Monroe pour échapper à la pauvreté, sa détermination à développer sa carrière ; sont aussi passées à la trappe ses opinions progressistes (elle défendait les droits civiques), ainsi que le contrôle qu’elle a pris sur sa propre carrière en créant sa société de production afin de choisir et développer ses propres projets ; pas un mot non plus sur le fait qu’elle a défié la presse et son studio (la Fox) pour partir à New-York, suivre les cours de l’Actors Studio et épouser Miller qui avait des liens avec le parti communiste ; rien sur ses connaissances en littérature, sa poésie, son travail et son dévouement d’actrice, ni sur sa dépendance obsessionnelle, pendant plusieurs années, à l’égard de sa professeure de théâtre Natasha Lytess – d’ailleurs on ne nous montre aucune des relations sociales et professionnelles de Marilyn, outre celles qu’elle entretient avec des hommes. En bref, tout ce qui a trait à la dévotion qu’elle porte à son art est presque inexistant, marginal. Le film (comme le roman) peut se défendre derrière le fait qu’il est une construction purement fictionnelle, mais Monroe n’est plus là pour contester quoique ce soit, or il est évident qu’il s’agit de sa vie, de ses déboires, de ses aspirations qui sont là exploitées en tragédies. En passant de l’écrit à l’écran, on ajoute un aspect visuel et des codes esthétiques très connus et identifiables à Monroe car elle est toujours présente dans la culture visuelle populaire. La version cinématographique de Blonde, diffusée mondialement sur Netflix, n’en est plus que trompeuse pour les spectateur·rice·s qui ne savent plus distinguer les éléments qui sont inventés (la relation amoureuse à trois, issue du roman), ceux qui se basent sur des rumeurs et viennent les renforcer (le viol par un Président qui conforte l’idée d’une liaison), ou ceux qui sont avérés (la violence de DiMaggio, Miller et son utilisation vampirique de Monroe dans son œuvre). Je n’en reviens toujours pas que, 60 ans après sa mort, il faille encore rappeler qu’elle était une artiste aux multiples talents et facettes, dont l’œuvre englobe tous les genres et comprend plus de 30 films.

Ce premier film original Netflix interdit aux moins de 17 ans, aurait pu avoir l’ambition d’explorer les thèmes du sexe et du désir qui sont intrinsèques au mythe et à la vie de Monroe, ce qui était révolutionnaire à l’époque cadenassée dans laquelle elle évoluait, même si sa sexualité à l’écran était suggérée plutôt qu’explicite. Marilyn était en effet considérée comme l’incarnation d’une certaine féminité instinctive, comme si elle puisait dans une sensualité naturelle qui émanait d’elle. Cette façon de voir Marilyn a fait d’elle une star universelle, mais ces descriptions touchant plus à l’incarnation qu’à son jeu l’ont dévaluée, elle et ses compétences d’actrice. Elle a été poussée à adopter des aspects socialement normés de la féminité, comme celui de la femme au foyer idéale lors de son mariage avec le champion de baseball américain Joe DiMaggio.

En revanche, le film ne lésine pas sur les moyens pour nous montrer ses grossesses d’une façon que j’ai trouvée exhibitionniste, grotesque, vulgaire et essentialisante. L’un des fœtus va jusqu’à lui parler et la réprimande. Il s’agit d’une réplique sans grande importance dans le livre de Oates, une peur fugace que toute future mère pourrait ressentir : « Et Bébé dans son ventre qui s’accrochait à elle. Tu ne me feras pas de mal, cette fois, n’est-ce-pas ? Pas comme tu as fait la dernière fois ? ». Dominik choisit délibérément de donner forme à cette pensée (le fœtus est représenté comme un bébé complètement formé) et l’effet est ridicule et cruel. Représenter les fœtus de façon si appuyée est également hautement problématique. Si l’intention était de montrer le peu de contrôle que Monroe avait sur son propre corps (une notion qui est développée avec nuance dans le livre), c’est ici tout à fait raté et ces séquences ressemblent plutôt à de la propagande anti-avortement, ce que confirme Planned Parenthood, l’organisation qui rassemble les centres de planning familial aux États-Unis. Le droit à l’avortement vient en effet d’être abrogé au niveau fédéral aux États-Unis, et il est de plus en plus difficile pour les personnes précaires d’y avoir accès – ceci aura très vite des conséquences terribles et tragiques sur la vie et la santé des femmes, ainsi que sur les systèmes de la petite enfance, de l’accueil, de l’éducation, de l’économie et des soins de santé aux États-Unis. L’image d’un fœtus réclamant sa « maman » est régulièrement utilisé par les groupes anti-avortement qui harcèlent les femmes visitant les centres de planning familial. La scène du fœtus parlant à Marilyn suggère que les femmes ressentent de la honte et de la culpabilité longtemps après avoir avorté (chaque expérience est unique, mais pour les femmes qui le pratiquent, un avortement est d’abord un soulagement, une libération), et le film passe sous silence l’endométriose ainsi que les vrais problèmes de fertilité qu’a connus Marilyn, entre autres une grossesse ectopique, c’est-à-dire une grossesse pathologique qui se développe en-dehors de la cavité utérine – aujourd’hui la vie de femmes américaines est en danger, forcées de poursuivre ce type de grossesse car, en dépit de la littérature scientifique et de tout discernement, y mettre un terme est vu comme un avortement dans plusieurs États du pays.

Marilyn souhaitait ardemment être mère et son vœu ne s’est jamais réalisé, mais sa vie ne se résume pas au traumatisme des fausses couches et (potentiels) avortement(s) – le livre et le film suggèrent qu’elle s’est fait avorter au moins deux fois, mais rien ne prouve que ce fut le cas. Par exemple, le choix de prendre le vagin de Marilyn comme point de vue sur la personne pratiquant son avortement (un inédit pour moi !), trahit la violation du corps de la personne. Ces images sensationnalistes ne sont qu’un exemple parmi une gamme d’effets visuels et sonores (noir et blanc, couleurs, changement de forme des images, floutage, ralenti, distorsions sonores) qu’Andrew Dominik choisit en vue sans doute de passer pour un « auteur » doté d’un « style ».

L’actrice cubano-espagnole Ana de Armas interprète Marilyn de façon tout à fait convaincante (et reconnaissons son travail colossal, ainsi que celui des équipes des costumes, du maquillage et des coiffures), même s’il s’agit d’une succession superficielle de tableaux reproduisant méticuleusement les poses, les expressions, les mimiques, les films et les photographies connues de Marilyn (en studio, sur plateau, etc.) et de ses couples. De Armas ne possède évidemment pas l’aura de Monroe, son incroyable et unique mélange de gravitas, de douleur, de légèreté, de naïveté et d’innocence qui la rendent inimitable.

Blonde aurait de toute façon été incapable de nous présenter la « vraie » Monroe, une star étant toujours une construction médiatique, une entité polysémique composée d’éléments divers : ses rôles à l’écran, son style de jeu, ce que les médias rapportent de son existence « à la ville », ses interventions dans les médias, ses contrats publicitaires, ses chansons, etc.). Mais au lieu de reproduire un discours victimisant éculé, il aurait pu proposer un point de vue critique sur l’idéal de féminité blanche que Marilyn a incarné dans les années 1950 et 1960. Pour un portrait plus nuancé de Monroe, on peut regarder la série musicale Smash (deux saisons, NBC, 2012-2013, créée par Theresa Rebeck) qui raconte la création d’une comédie musicale de Broadway sur la vie de Monroe – et c’est bien plus amusant !

N.B. :Joyce Carol Oates n’a pas été impliquée dans la production de Blonde, mais elle s’est dite satisfaite de l’adaptation et a défendu le film dans un entretien au New Yorker ainsi que sur son compte Twitter. Elle qualifie le film d’« œuvre d’art » et le dit « émotionnellement épuisant » ; que ce n’est pas un film « pour les âmes sensibles » et qu’il est « probablement plus proche de ce qu’elle [Marilyn Monroe] a réellement vécu » . Well… nobody’s perfect !


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