Favori des Oscars 2019 (la cérémonie est prévue le 24 février), Green Book a déjà raflé trois Golden Globes et approche les 110 millions de dollars de recettes (pour un budget de 23 millions). Succès critique également pour le film de Peter Farrelly, la presse comme les blogs saluant une comédie « qui fait du bien », ou encore « un grand film comique qui retourne les codes du racisme » (Jacky Goldberg dans les Inrockuptibles, le 18 janvier).
Un joli coup pour Peter Farrelly, que l’on connaissait essentiellement à travers les comédies à succès qu’il a réalisées avec son frère Bobby, dont Mary à tout prix (1998) reste l’exemple le plus fameux. Outre, à l’époque, son énorme succès international (deux fois plus de recettes que Get Out à dollar constant) qui propulsa la carrière de Ben Stiller et de Cameron Diaz, le film des frères Farrelly demeure l’objet d’interprétations tranchées, perçu d’un côté comme une infâme comédie misogyne et de l’autre comme la satire réussie d’une masculinité étasunienne infantile, narcissique et phallocrate. Avec Green Book, la polémique s’est positionnée sur le terrain des représentations raciales et de classe, négligeant toutefois les problématiques de genre.
Situé en 1962, Green Book se présente comme un road-movie mettant en scène la naissance d’une amitié interraciale entre Don Shirley (interprété par Mahershala Ali), un pianiste noir de talent décidé à faire une tournée dans les états ségrégationnistes du Sud étasunien, et son chauffeur Tony Lip (interprété par Viggo Mortensen), un Italo-Américain lié à la Mafia new-yorkaise dont les préjugés racistes vont s’atténuer au contact de son employeur. Rien de très original, donc, puisque ce modèle partenarial Blanc/Noir a connu à Hollywood au fil des décennies de multiples déclinaisons, si ce n’est que l’artifice consiste ici à inverser les situations sociales.
Tony Lip est videur dans une boîte de nuit et a l’habitude d’enchaîner les petits boulots à la limite de la légalité. Bon père de famille et bon mari, il paie de sa personne (il gagne un concours de plus gros mangeur de hot-dogs) pour assurer la subsistance du foyer tandis que sa femme Dolores (Linda Cardellini) gère le budget, s’occupe des enfants et de la tenue de la maison, mais ne semble pas avoir de vie en dehors. La vie de Tony Lip est ainsi pleine de vitalité, de mouvement, de bruit et d’émotions. Des parrains de la Mafia locale aux membres de sa famille en passant par ses amis, tout le monde appartient à un même monde, où les hiérarchies sociales s’accordent avec l’horizontalité des échanges. Le col bleu côtoie le complet veston, dans une utopie sociale qui prend l’apparence des espoirs d’ascension des immigrants et de leur foi en l’american way of life.
Don Shirley, de son côté, vit à l’étage du Carnegie Hall (célèbre salle de spectacles située à Manhattan), dans un « cabinet » qui est une sorte de non-lieu : il ne ressemble ni à un appartement, ni à un « cabinet » [1], mais plutôt à une « pièce mentale » qui figurerait dans un même mouvement le caractère factice, reconstruit, hétéroclite, fragile et précieux de la personnalité de l’artiste. Lorsque Don Shirley rentre dans son appartement à la fin du film, sa solitude entre en résonance avec le pathétique du décor, composé d’objets précieux et de meubles de collection. Le voyage en compagnie de Tony l’a dissocié de cette « image de lui-même » avec laquelle il se confondait au début, qui le faisait apparaître en tenue traditionnelle excentrique, sur un « trône » pour faire passer les auditions, regardant avec gourmandise deux défenses d’éléphant ouvragées savamment disposées sur un guéridon, comme un roi africain de pacotille débarqué en plein New York.
À l’approche de la cérémonie des Oscars, les louanges qui ont entouré la sortie de Green Book ne parviennent plus à étouffer les critiques négatives. Aux États-Unis, le frère de Don Shirley a affirmé que, même s’il revendique s’être « inspiré d’une histoire vraie », le film invente une amitié entre Don et Tony qui n’a jamais existé. D’aucuns se sont d’ailleurs étonnés que la famille de Don Shirley n’ait jamais été consultée durant la préparation du film. Nick Vallelonga, le fils du « vrai » Tony Lip et co-scénariste du film a rétorqué que le « vrai » Don Shirley (décédé en 2013) lui avait confié des informations que sa propre famille ignorait, et que Tony et Don avaient bien été amis.
Dans un entretien à Newsweek, Peter Farrelly a répondu avec désinvolture qu’il ne savait pas que des membres de la famille du pianiste vivaient encore (ce qui semble entrer en contradiction directe avec les affirmations de Nick Vallelonga), Mahershala Ali éprouvant de son côté un malaise suffisant pour se sentir obligé de téléphoner aux proches de Don Shirley afin de leur présenter ses excuses. Quant à Viggo Mortensen, il s’est réjoui dans ses entretiens d’avoir pu bénéficier de la proximité et de la disponibilité de la famille Vallelonga pour accéder à des documents et s’immerger dans la vie d’une famille italienne-américaine de la côte Est.
Sans prolonger ici ce débat, on peut néanmoins souligner que Peter Farrelly et ses scénaristes ont opéré des choix et que ceux-ci ont consisté à centrer le film sur le personnage de Tony. Inévitablement, ces choix ont des conséquences en termes de représentations et de discours, aussi bien qu’en termes formels. Je pense notamment sur ce point au travail du cadre qui « enferme » Don Shirley à l’intérieur d’une succession de tableaux scéniques au sein desquels sa mobilité est contrainte : sur son « trône », dans la voiture, sur scène, dans la cour du motel « réservé aux Noirs » où il sirote un verre de Cutty Sark [2], le corps de Don Shirley est le plus souvent exposé dans des positions statiques, qui expriment à la fois son impuissance (son incapacité d’agir), son statut d’objet de curiosité (pour le regard blanc « progressiste », il est un trophée de l’antiracisme « bien-pensant ») et sa disponibilité à être « sauvé » (par Tony). Sur le plan narratif, on notera à l’appui de cette idée que la tournée elle-même, bien que voulue par Don Shirley, lui échappe totalement dans son organisation et son déroulement (c’est la maison de disque qui a tout programmé et Tony qui est en charge de veiller à la bonne application des clauses contractuelles). On pourrait y voir une simple métaphore de la ségrégation raciale, mais c’est sans doute un peu plus complexe et pas seulement parce que l’idée d’« impuissance » peut alimenter l’opposition binaire établie dans le film entre la virilité de Tony et la « féminité » de Don Shirley.
Dans un long article intitulé « Why Do the Oscars Keep Falling for Racial Reconciliation Fantasies ? » (« Pourquoi les Oscars continuent-ils d’en pincer pour les fantasmes de réconciliation raciale ? », New York Times, 23 janvier 2019), Wesley Morris replace le film dans une veine hollywoodienne de l’amitié interraciale qui, de Devine qui vient dîner ce soir ? (Stanley Kramer, 1967) à Miss Daisy et son chauffeur (Bruce Beresford, 1989) garantit un succès sur tous les plans : auprès de la critique, au box-office et aux BAFTA (Grande-Bretagne), aux Golden Globes et aux Oscars [3]. Dans Miss Daisy et son chauffeur, Hoke (Morgan Freeman), un homme noir chrétien, devient le chauffeur attitré d’une retraitée blanche et juive, Daisy (Jessica Tandy). Sorti également en janvier, The Upside (réalisé par Neil Burger), le remake de Intouchables avec Kevin Hart dans le rôle tenu par Omar Sy, a rencontré un certain succès au box-office, approchant également les cent millions de dollars de recettes (pour un budget d’une quarantaine de millions).
L’« originalité » du film de Farrelly par rapport à cette « veine » hollywoodienne consiste ainsi à inverser les rôles : ce n’est plus un Noir qui conduit un Blanc ou une Blanche, c’est un Blanc (un Italien-Américain) qui conduit un Noir (fils d’immigrants jamaïquains dans la « vraie vie »). Ce faisant, c’est le modèle du white savior (sauveur blanc) qui est activé [4], d’une manière qui se veut un peu décalée dans la mesure où l’histoire de la racialisation des Italiens-Américains (comme celle des Juifs ou des Irlandais) dans le contexte étasunien permet de jouer sur une « proximité » avec l’expérience vécue par les Africains-Américains. Significativement, à la fin de Green Book, la famille de Tony rassemblée pour fêter Noël voit débarquer le vieux couple de prêteurs sur gages juifs, qui ont pris au sérieux l’invitation à dîner lancée comme une plaisanterie par Johnny (Sebastian Maniscalco). Alors que Tony s’apprête à refermer la porte derrière eux, Don Shirley arrive à son tour. La scène se présente donc ainsi : le petit peuple étasunien (issue de l’immigration pauvre, juive, européenne et ayant subi le racisme) accueille un homme noir, célibataire et sans famille, autour de la table de Noël, l’intégrant au sein de la famille.
Trente ans après Do the Right Thing (Spike Lee, 1989) et au moment où sortent également sur les écrans The Hate U. Give (George Tillman Jr.), Sorry to Bother You (Boots Riley) et Si Beale Street pouvait parler (Barry Jenkins), difficile de ne pas voir Green Book comme un exemple du type de contre-récit qu’Hollywood élabore en réponse au cinéma africain-américain [5], dont les modes de production, les codes mais surtout les partis pris politiques contreviennent souvent à l’équilibre consensuel en vigueur entre films « conservateurs » et films « progressistes » (à l’évidence, Black Panther relève de cette dernière catégorie, même si sa réception publique internationale a quelque peu débordé politiquement le discours très conventionnel du film). Ainsi, si l’on voit dans Green Book Tony répondre par un coup de poing à l’insulte raciste proférée à son encontre par un policier, la scène souscrit clairement à la thèse du racisme individuel (qui appelle une réaction individuelle).
Après tout, nous sommes dans le « Sud profond » des États-Unis, construit en opposition avec la cosmopolite New York : contrairement à nos compères new-yorkais, les « Sudistes » sont rustres et incapables d’évoluer. Mais Green Book étant un film « progressiste », cette vision binaire est nuancée par les timides réticences d’un jeune policier, rookie (débutant) moralement gêné par les épanchements racistes de ses collègues. Les Blancs « authentiques » (les WASP) sauvent l’honneur, on ne pourra pas dire qu’ils sont « tous » dépeints comme des xénophobes brutaux et sans cervelle. Il ne s’agit pas de nier l’ancrage profond de la mentalité ségrégationniste dans ces États – qui perdure de nos jours – mais de souligner que dans le film elle sert à dédouaner moralement Tony en tant que Blanc (ou aspirant au privilège blanc). Le « racisme du quotidien » dont il fait preuve (et dont il va précisément se départir au cours du voyage) est ainsi distingué du « vrai » racisme sudiste.
On ne sera pas surpris de trouver sur la question du racisme un propos très différent dans le film de Boots Riley, Sorry to Bother You (produit pour 3,5 millions de dollars par Cinereach, une fondation à but non lucratif), dont le discours marxisant articule une critique systémique du racisme et de la domination de classe [6].
Le film accorde par ailleurs peu d’attention aux conditions de naissance du guide auquel il emprunte son titre. Intitulé exactement The Negro Motorist Green Book (du nom de son créateur, Victor Hugo Green), ce guide paraissait annuellement [7]. Édité dans le contexte des lois Jim Crow (de ségrégation raciale), il a paru jusqu’en 1966 et permettait aux Africains-Américains de faciliter leurs voyages à travers le pays (ceux qui le pouvaient préféraient utiliser la voiture plutôt que les transports en commun). Objet qui matérialise l’expérience de discrimination raciale vécue par les Noirs, le « Green Book » du film n’est presque plus entre les mains de Tony qu’un prétexte narratif et moral qui va contribuer à le sensibiliser à la condition raciale de son employeur.
Dans un contexte de visibilité (un peu) accrue pour les minorités de genre et ethno-raciales et d’impact (relativement) croissant de leurs revendications, Green Book apparaît donc comme un contre-récit et comme une entreprise de réhabilitation morale de l’homme blanc. Le travail de Viggo Mortensen est une ré-élaboration transparente des rôles de Robert de Niro. Il a d’ailleurs pris une vingtaine de kilos pour le rôle et l’affiche ostensiblement à l’écran, comme si sa performance d’Italien-Américain viril, un peu cogneur mais bon cœur, devait gagner en authenticité à travers cette imitation des méthodes d’Actor’s Studio de De Niro [8]. Le duo fonctionne parfaitement dans la mesure où, de son côté, Mahershala Ali incarne une masculinité noire obamienne, toute en sophistication, maîtrise, élégance, culture et distinction.
Nombre des ressorts comiques du film reposent ainsi sur le contraste entre les deux personnages mais aussi entre les deux performances d’acteur. Don Shirley ne manque pas de corriger le langage fleuri de Tony à plusieurs reprises. Lorsque Oleg, un des musiciens de Don Shirley, converse avec ce dernier en russe, Tony est persuadé d’entendre de l’allemand – la confusion qui a fait beaucoup rire dans la salle où je me trouvais, mais il est difficile de savoir si le mécanisme qui provoque le rire se trouve dans l’aimable condescendance que l’on peut éprouver à l’égard de l’ignorance de Tony ou dans le ridicule que l’on trouve à l’affectation de parler en russe pour se donner rendez-vous au prochain motel sur la route. Plus aucun rire en revanche lorsque Tony et deux de ses relations de la Mafia se croisent par hasard à l’entrée d’un hôtel en Géorgie [9]. Les deux gangsters lâchent une série de considérations racistes à propos de Don qui attend en retrait. Tony tombe des nues lorsqu’il s’aperçoit que le pianiste comprend parfaitement l’italien.
Il faut dire que le modèle du white savior ne fonctionne pleinement que s’il y a échange. Don oblige Tony à faire demi-tour pour ramasser la boîte vide de « fried chicken » qu’il a jetée sur la route. Il lui apprend à écrire des lettres d’amour qui émeuvent jusqu’aux amies de Dolores. En bref, le rôle de Don est de donner à Tony les codes d’une « bonne éducation », de le « dégrossir » pour lui permettre de devenir le parfait modèle d’une masculinité blanche recomposée et post-raciale. Le désamorçage des conflictualités raciales, de genre et de classe via le couple Tony/Don est symboliquement matérialisé par un détail à la fois secondaire et signifiant : lorsqu’il rentre chez lui à la fin de la tournée, Don congédie Amit (Iqbal Theba), son assistant personnel, pour qu’il puisse rejoindre sa famille. Amit est un homme plus âgé que Don. L’ascendance pakistanaise de l’acteur qui l’interprète l’identifiait jusque-là comme un stéréotype du serviteur oriental dont la vie personnelle se résume à une entière dévotion à son maître. Durant leur conversation, le cadrage laisse voir un guéridon sur lequel est posé un jeu d’échecs dont toutes les pièces sont blanches. Ce « détail » manifeste ainsi à la fois la vision utopique promue par le film et le désir de « blanchisation » qui meut Don Shirley.
Cette recomposition de sa masculinité aboutit pour Tony à une meilleure compréhension et une meilleure maîtrise des codes de la « sensibilité féminine », lui permettant ainsi de consolider son couple. On pourrait interpréter cela comme une conséquence ou du moins un corollaire de son évolution sur la question du racisme. Cependant, une séquence au début du film me laisse penser qu’en réalité la « disparition » de son racisme ordinaire est la conséquence de la recomposition de sa masculinité. Cette séquence se situe peu après qu’il a fait spectacle de sa virilité en tabassant un gêneur au Copacabana. Chez lui, alors que deux plombiers noirs achèvent de réparer l’évier de la cuisine sous les commentaires racistes (en italien) des hommes rassemblés dans le salon, le filmage positionne Tony entre le groupe des hommes et les deux plombiers accompagnés de Dolores. Cette dernière les remercie et leur offre à chacun un verre d’eau fraîche qu’ils acceptent de bon cœur.
Tony observe la scène sans rien dire. Tandis que Dolores raccompagne les plombiers à la porte, Tony se rend dans la cuisine et après une brève hésitation jette les deux verres à la poubelle. Quelques instants plus tard, Dolores aperçoit les deux verres et les remet dans l’évier d’un air réprobateur. Tony se trouve donc à mi-chemin entre les injonctions du groupe masculin dominant (où une attitude raciste est de mise) et la morale « tolérante » de son épouse. Le récit du film est donc le récit du chemin qu’il va parcourir vers cette dernière. Cette interprétation me semble d’autant plus cohérente qu’à la fin du film, dans le groupe des hommes, plus personne ne manifeste d’attitude raciste que ce soit à l’égard du couple juif ou de Don.
Or, c’est par le biais de sa relation avec Don Shirley que Tony va se reconstruire, reléguant au passage le pianiste à n’être que le vecteur de l’accomplissement de la masculinité blanche (à la fin du film, même s’il s’est réconcilié avec ses « frères noirs » en adoptant leur musique, il est toujours célibataire et sans famille). Dès sa première apparition, Don est connoté « gay ». Il y a d’abord la décoration de son appartement sur laquelle s’appesantit le regard évaluateur de Tony. Les deux défenses d’éléphant dressées et entrelacées comme un symbole phallique évident complètent le tableau d’un intérieur encombré d’objets précieux et hétéroclites. Tandis que Tony s’assoit dans un fauteuil positionné face à un « trône » installé sur une petite estrade, l’apparition théâtrale de Don Shirley en fait immédiatement un personnage aux antipodes de la masculinité transparente de l’aspirant chauffeur. Indéniablement, cet homme-là n’est pas ce qu’il paraît.
Riche et célèbre, Don n’en reste pas moins seul et douloureusement blessé par le sentiment d’être exclu de sa propre communauté comme l’illustre cette séquence en champ/contrechamp qui le met en scène appuyé sur la Cadillac en panne face à un champ où une dizaine d’hommes, de femmes et d’enfants noirs en haillons s’échinent à travailler la terre sous un soleil de plomb. Pendant que Tony s’affaire à réparer la voiture, Don observe les paysans qui interrompent leur tâche pour se rassembler en ordre dispersé et l’observer en retour, de l’autre côté de la clôture. À travers cet échange de regards en champ/contrechamp, le film suggère un lien essentiel, naturel, entre Don et le groupe des paysans, dont l’allure « hors du temps » les fait apparaître comme une allégorie du peuple noir tout entier. C’est le refoulé de la conscience noire qui semble ainsi juger la réussite de Don. Le contrechamp des paysans rassemblés renvoie un regard de classe, qui évalue la bonne fortune du pianiste à l’aune de la condition majoritaire des « siens », mais c’est aussi un regard de race qui questionne une ascension obtenue « grâce » au déni de son identité noire.
Bien entendu, être rompu aux manières des Blancs de la haute société ne préserve pas Don du racisme. Au long de la tournée, au cours de laquelle il interprète avec brio les classiques de la « musique blanche », il déploie en vain des trésors d’aménité. Bien qu’invité d’honneur, on lui refuse l’accès à la salle de restaurant partagée par les autres convives ou même aux toilettes – on lui donne un cagibi en guise de loge et on lui indique des latrines installées au fond du jardin. Ces séquences dénoncent un racisme « à l’ancienne », fondé sur la ségrégation et l’animalisation des Noirs. Elles instillent indéniablement un certain degré de bonne conscience, invitant quiconque à se désolidariser de pareilles violences.
Cependant, le film est par ailleurs pris au piège de sa propre rhétorique – celle d’un antiracisme « bien-pensant » – comme l’illustre une séquence des plus déplaisantes, lorsque, traversant le Kentucky, Tony se met en tête d’initier Don aux délices du Kentucky Fried Chicken. Tony dévore goulûment des morceaux de poulet frit tout en conduisant. À l’arrière-plan, Don, écœuré par ce spectacle, refuse dans un premier temps d’y goûter. Tony se faisant de plus en plus insistant, Don finit par céder, attrapant un morceau du bout des doigts, craignant de mettre du gras sur ses vêtements et avouant, embarrassé, qu’il ne sait pas comment on fait pour manger cette nourriture (c’est-à-dire avec les doigts). À ce moment-là, Don est cadré de profil, en plan serré (laissant Tony hors champ), tandis qu’il tend les mains, la bouche entrouverte et la tête légèrement penchée vers l’arrière pour recevoir le morceau de poulet frit comme un animal impatient d’être nourri.
Sujet clivé, Don Shirley va être « accouché à lui-même » par le travail de Tony – opération paradoxale quand on pense qu’il est qualifié de génie à plusieurs reprises par différents protagonistes, mais constitutive du discours du film. C’est un génie stérile, qui n’enfante rien, qui rejoue les œuvres d’autres génies en les magnifiant pour le plaisir de la haute société blanche. Son royaume est fait de faux-semblants. Cependant, c’est grâce aux explications de Tony qu’il va découvrir pour la première fois à la radio les chansons des grands interprètes africains-américains du temps (Aretha Franklin, etc.). Cette découverte va lui permettre de se réconcilier avec lui-même et de laisser s’exprimer « l’homme noir en lui ».
La nuit qui suit le dernier concert de la tournée, Don et Tony la passeront dans un blues club où Don connaîtra l’apothéose d’un bœuf entre musiciens et public noirs sous le regard approbateur de son chauffeur. Mission accomplie pour le white savior qui a réconcilié l’homme noir avec les siens (et avec lui-même), réussite d’autant plus agréable à l’antiracisme « bien-pensant » qu’il s’agit ainsi de soigner le trauma qui risquerait de conduire à un ressentiment politiquement dangereux pour l’ordre racial. La révolte des hommes noirs est celle d’hommes blessés et incompris, nous dit-on, comprendre et prendre en compte leurs émotions permet de trouver la voie de leur guérison sociale. Dans cette vision, la « stérilité » de Don que j’évoquais précédemment, qui fait écho par ailleurs au motif de son homosexualité, permet opportunément de circonvenir la peur blanche de la reproduction / fertilité, de la multiplicité noires, tout en glorifiant le génie solitaire d’un homme noir en particulier.
Dans l’économie du film, l’assimilation entre homosexualité et féminité est évidente. Au cas où cela risquerait de nous échapper, le film y insiste en établissant régulièrement un parallèle entre le couple Tony/Dolores et le couple Tony/Don. Au début de leur road-trip, Tony parle sans arrêt. Lorsque Don lui demande « un peu de silence », Tony remarque, surpris : « Vous avez dit ça exactement de la même manière que ma femme ». Lors de la dernière étape, le rapprochement entre les deux hommes est tel qu’ils en viennent à partager la même chambre – Tony veut généreusement éviter à son employeur l’inconfort de l’hôtel pour personnes de couleur qui lui est réservé. La conclusion du film est encore plus explicite. Don Shirley se décide à quitter son appartement pour rejoindre Tony et sa famille le soir du réveillon de Noël. Il s’adresse à Dolores : « Buon Natale. Thank you for sharing your husband with me. » Dolores l’étreint et le remercie « de l’avoir aidé avec les lettres », autrement dit d’en avoir fait un homme complet. La transaction n’était pas là où elle paraissait se faire...
La solitude de Don explique son caractère introverti. Mais sa sensibilité va se déployer à travers les mots qu’il dicte à l’attention de Dolores, autrement dit dans un rôle de substitution qui est moins celui de l’amant caché derrière le prétendant (à la manière de Cyrano) que celui d’un partenaire, puisqu’il initie Tony à la poésie des mots et ce dernier finit par « piger le truc ». Ainsi, l’homosexualité de Don, qui est confirmée sans équivoque lorsqu’il est arrêté par la police en compagnie d’un autre homme, est-elle mise en scène comme une masculinité « faible », caractérisée par l’impuissance, le manque et la fêlure, mais aussi comme une masculinité féminisée, douée d’une sensibilité spécifique, qui rend l’homosexuel doublement inoffensif : il n’est une menace (sexuelle ou amoureuse) ni pour Tony, ni pour Dolores.
Alors que la relation de classe imposait a priori au début de leur relation transactionnelle une hiérarchie en faveur de Don (après tout, Tony n’est que son employé), très vite le chauffeur prend le dessus, jusque dans la manière familière, à la limite de la grossièreté – une marque de son authenticité, preuve que contrairement à son futur ami, il ne « joue pas » – avec laquelle il persiste à traiter le pianiste. C’est bien la masculinité « déficiente » de Don, lestée par le manque et l’impuissance, qui rend ce glissement possible (Tony n’a pas le choix, il doit prendre les choses en main).
Qualifié de feel good movie par une large partie de la critique, Green Book remplit indéniablement son office de film confortable et rassurant auprès d’une large partie du public blanc. Cependant, a fortiori dans le contexte actuel où plusieurs films du cinéma africain-américain déploient une conscience politique autrement plus « progressiste », il semblait nécessaire de rappeler ici que ce confort n’est pas neutre et qu’il est l’expression d’une position de race, de classe et de genre dont j’ai essayé d’identifier les mécanismes. Dans l’attente du résultat des Oscars, on pourra conclure sur la vitalité au cinéma du contre-récit blanc qui fait face à l’affirmation irréductible des subjectivités noires. La façon dont cette vitalité se nourrit d’une instrumentalisation des enjeux de genre et de classe demeurant par ailleurs un point rarement traité par la critique française.