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Suzanne Lindon

Seize printemps


Ginette Vincendeau / mardi 15 juin 2021

un conte de fées semi-incestueux


Voici un film bien français, pur produit du cinéma d’auteur contemporain, y-compris dans sa dimension ‘entre-soi’ et sa vision béate d’une situation potentiellement toxique : les rapports amoureux entre une très jeune fille et un homme adulte.

L’intrigue de Seize printemps est simplissime. Suzanne (Lindon) est une lycéenne de seize ans qui s’ennuie avec ses copines et copains de son âge et s’amourache d’un acteur de théâtre de son quartier, Raphaël (Arnaud Valois), âgé de 35 ans. Ils se retrouvent dans des cafés où ils boivent des diabolo-grenadine, balbutient quelques petits riens les yeux dans les yeux, s’émeuvent à écouter le Stabat Mater de Vivaldi et dansent un slow à une soirée – puis Suzanne comprend que cette liaison est impossible et elle rompt.

Le film faisait partie de la sélection au festival de Cannes de 2020 et la plupart des critiques, en France et ailleurs, ont surtout noté la délicatesse et la justesse de ce portrait des amours d’une adolescente, d’autant plus que Suzanne Lindon a déclaré à la presse avoir commencé à écrire le texte quand elle avait 15 ans.

Lindon actrice ne manque pas de charme en adolescente un peu gauche – rappelant la jeune Charlotte Gainsbourg dans les deux films de Claude Miller, L’Effrontée (1985) et La Petite voleuse (1988), et Arnaud Valois (révélé en 2017 par le film de Robin Campillo, 120 battements par minute) est excellent. Sur le plan de la mise-en-scène, le film se présente comme une jolie bulle aux couleurs pastel, où tout le monde est beau et gentil dans un univers de conte de fées. Le revers de la médaille est la vacuité d’une intrigue ultra-mince – même pour un film de 73 minutes – et le narcissisme du premier film d’une ‘fille de’.

L’actrice-scénariste-réalisatrice est en effet la fille de Sandrine Kiberlain et Vincent Lindon et sans lui retirer la possibilité d’avoir du talent, cette filiation n’est pas étrangère au fait qu’une jeune fille de 19 ans sans formation puisse réaliser un film (quand on connait la compétition acharnée qui règne pour intégrer les écoles de cinéma et dans le métier en général).

A cet égard, il n’est pas surprenant que le film reproduise le milieu privilégié de la jeune réalisatrice avec quelques clins d’œil vers la cinéphilie – par exemple les plans insistants sur l’affiche du film Suzanne de Maurice Pialat (sorti en 1983 et plus connu sous son titre À nos amours). Les très sympathiques parents de Suzanne, interprétés par Frédéric Pierrot et Florence Viala, ainsi que sa sœur (Rebecca Marder), les copains et copines, sont tous impeccablement « cools » – tout est sourire et harmonie, pas un mot plus haut que l’autre. L’action se déroule dans un coin pittoresque du 18e arrondissement, près du Théâtre de l’Atelier (où se produit Raphaël), et que ce soit dans les cafés, les rues, au lycée ou au théâtre, la population parisienne est uniformément blanche, aimable et bien habillée. On a beaucoup reproché au film de Jean-Pierre Jeunet, Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001), tourné dans le même quartier, de montrer une image édulcorée et « blanchie » de Montmartre, mais le film de Jeunet au moins, avec ses effets spéciaux, s’assumait sur le plan stylistique comme une fantaisie au deuxième degré. Dans un registre plus « naturel », Seize printemps propose une image de la capitale qui n’en tient pas moins de la carte postale.

Toute aussi irréelle est la vision des rapports entre Suzanne et Raphaël. Contredisant ce qu’on sait de la réalité dans la majorité des cas sur les rapports entre les hommes d’âge mûr et les jeunes filles, le film nous montre Suzanne poursuivre Raphaël de ses assiduités et lui, succomber sans jamais exploiter la situation. Quelle chance, Raphaël est non seulement beau (ce qui attire Suzanne au premier abord), mais également talentueux, raffiné et un parfait gentleman qui baise la main des jeunes filles. Le film se situe délibérément dans un registre platonique et « poétique », signalé notamment par une scène de danse entre Suzanne et Raphaël au café : Raphaël prête ses écouteurs à Suzanne pour qu’elle écoute un sublime morceau d’opéra de Vivaldi, et bien qu’elle seule (à part les spectateurs) entende la musique, ils se mettent spontanément à « danser », assis, avec des mouvements des bras et de la tête parfaitement synchronisés ; en d’autres termes, l’amour les met au diapason.

Dans ses interviews, Lindon revendique le droit de faire un film apolitique : « Je ne fais pas de films pour que les gens comprennent quoi que ce soit. Dans mon film il n’y a rien de politique. » Interrogée sur le décalage entre son film et le contexte actuel, elle affirme « Pour moi ce film n’a rien à voir avec #MeToo, sauf que c’est une histoire entre une jeune fille et un homme plus âgé. La manière dont ils s’aiment n’a rien à voir avec ce qu’on entend sur #MeToo. C’est juste une histoire d’amour ». D’accord, mais alors pourquoi flirter avec une imagerie à la Lolita, avec la queue de cheval enfantine de Suzanne, sa chambre avec un poster de Bambi, Raphaël lui achetant des bonbons ou dégustant avec elle des tartines de confiture de fraise et des diabolos grenadine ? Par ailleurs, un glissement semi-incestueux un peu trouble a lieu, de la part de Suzanne, entre son père et Raphaël : c’est après que celui-ci lui ait dit qu’il préférait les jupes aux pantalons chez les filles qu’elle met une micro-jupe pour aguicher Raphaël ; plus tard le père semble inconsciemment valider sa relation avec Raphaël (bien qu’il l’ignore) en lui disant que les jeunes hommes, « à cet âge-là sont un peu cons ». Vers la fin, lorsqu’elle rentre en pleurs et confesse à sa mère être tombée amoureuse d’un « adulte », celle-ci ne semble pas s’en troubler.

Comme le dit l’un des rares journalistes (de langue anglaise en l’occurrence) à adopter une distance critique par rapport au film, « personne ne semble troublé qu’un trentenaire sorte avec une lycéenne », puis il ajoute « Mais quoi, on est à Paris » .

Il fut un temps où en France on se moquait du « puritanisme anglo-saxon » concernant les affaires de mœurs. Depuis #MeToo et les révélations plus récentes de Vanessa Springora et Camille Kouchner entre autres sur les abus sexuels visant les adolescent·es, notre compréhension des questions d’emprise et de consentement a changé de manière irréversible. Suzanne Lindon est libre de faire un film sur les états d’âme d’une adolescente choyée de la bourgeoisie parisienne, et on ne peut que saluer le nombre toujours grandissant de femmes cinéastes en France. Mais quand on voit la manière imaginative, vigoureuse et politique dont, ailleurs, des femmes cinéastes s’inspirent de ces questions, par exemple le film d’Emerald Fennell, Promising Young Woman (2020), on ne peut que déplorer cette exception française qui continue de revendiquer la « séduction » comme mètre-étalon des rapports homme-femme.


générique


Polémiquons.

  • "Par ailleurs, un glissement semi-incestueux un peu trouble a lieu, de la part de Suzanne, entre son père et Raphaël : c’est après que celui-ci lui ait dit qu’il préférait les jupes aux pantalons chez les filles qu’elle met une micro-jupe pour aguicher Raphaël ; plus tard le père semble inconsciemment valider sa relation avec Raphaël (bien qu’il l’ignore) en lui disant que les jeunes hommes, « à cet âge-là sont un peu cons ». "

    Autant, je comprends la plupart de vos critiques à l’égard du film, autant je ne vois pas ce qui justifie le reproche du quasi inceste dans ce passage (ou comment faire une grosse critique sans s’engager). Et comme il s’agit du titre de votre critique, je trouve ça vraiment gonflé.

  • D’un autre niveau, d’une autre qualité, d’une autre grandeur : https://www.brefcinema.com/films/odol-gorri

  • (message envoyé une première fois sans mail, envoyé à nouveau avec mail cette fois)

    "Lindon revendique le droit de faire un film apolitique" : donc de droite. Ne pas faire de la politique est le privilège des dominants, pour les autres c’est une question de survie, ou au minimum de dignité humaine.
    Si la jeune Lindon commence à prendre les spectatrices pour des idiotes, c’est mal barré.
    Puisqu’elle est encore jeune, et qu’elle a apparemment quelque admiration pour la "culture", il faudrait lui rappeler que pour Thucydide, "Un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile."
    Donc de droite, ou « citoyen(ne) inutile » selon l’analyse de l’apolitisme par Thucydide ? Et pourtant Lindon, à cause de sa filiation, avait plutôt ma sympathie à la base.

    "Suzanne Lindon est libre de faire un film sur les états d’âme d’une adolescente choyée de la bourgeoisie parisienne, et on ne peut que saluer le nombre toujours grandissant de femmes cinéastes en France. " :
    C’est un choix cornélien : se réjouir qu’une femme adhérant au patriarcat ait la parole ? Vraiment ? tant que cet accès médiatique est réservé aux femmes de droite (dixit la première citation), on pourra encore et encore, regretter que les femmes pauvres, l’écrasante majorité, en restent exclues. Et je ne sais pas si on doit vraiment se réjouir d’entendre des femmes défendre la structure oppressive.

    Je ne blâme pas la gamine Lindon, à son âge c’est sûrement plus de l’inexpérience qu’une position politique assumée. D’autres femmes du milieu n’ont plus cette excuse. Elle n’a pas encore eu le temps de bien intégrer ce que veut dire "patriarcat" (et malheureusement pour elle, si elle n’arrive pas à le percevoir par empathie ou imagination, elle le verra plus tard, quand elle sera "périmée", dans une quinzaine d’années, comme toutes les femmes). Mais en attendant, les hommes sont bien contents d’avoir trouvé une nouvelle innocente pour défendre leur oppression, et pouvoir se cacher derrière elle pour justifier leurs abus.

  • En réponse à lejocelyn je maintiens le motif quasi-incestueux, symbolique bien sûr mais suggéré par de nombreux détails dans le récit et la mise-en-scène, comme je l’ai indiqué. Le motif est confirmé par les références appuyées au film de Pialat À nos amours, lui-même centralement sur ce thème, quoique (bien entendu) sans comparaison sur le plan maturité et talent.

  • @Ginette Vincendeau : Vous devez vous méprendre sur le sens d’inceste alors. À ma connaissance, l’inceste désigne uniquement les relations sexuelles entre personnes apparentées, alors que dans ce film et le film de Pialat à priori, on a plus affaire à des questions liées à la pédophilie.

  • Je vais voir tout film réalisé par une française : qu’a-t-elle à dire en matière de genre. Donc j’ai vu ce film situé dans notre époque.
    Oh ! Pas un seul téléphone portable ! Un détail ? La réalisatrice a 21 ans donc elle est née au début des années 2000 et elle était âgée de 16 ans vers 2015-2016 : dans son milieu culturel bourgeois (même de gauche) pas de téléphone portable ? Je me suis dis cette réalisatrice ne vit pas dans son temps ou alors elle reproduit un concept conservateur de l’amour ou elle ne sait pas retranscrire de manière romanesque son époque ou etc.
    Donc je me mets en version veille critique.
    Issue d’un milieu culturel qui sépare l’homme de l’artiste, célébrant les très grands réalisateurs-violeurs ou les écrivains pédocriminels (entre autres), la réalisatrice nous narre l’histoire d’amour (autobiographique ?) entre une femme de 16 ans (ouf ! l’âge est légal) avec un homme de 35 ans (un acteur, préservons l’élite !). Cette jeune femme est entreprenante sous des allures de sainte nitouche (toutes les mêmes !), l’homme est perturbé (il perd le goût du théâtre, les femmes sont dangereuses !).
    Certes il n’y a pas de scènes de sexe ou d’étreintes langoureuses habilement remplacées par des « pas de danse ». Mais nous ne pouvons pas qualifier ce film d’avant-gardiste ou de progressiste. Il est plutôt conservateur voire réactionnaire.
    Cette jeune française ne se révoltera pas contre le monde de ces parents. Comme le démontrent certain(e)s la droite a gagné la bataille culturelle.

  • Sur les conseils d’une jeune femme j’ai regardé les interventions de Suzanne Lindon (France inter et Bristol TV cannes). Je souhaiterais apporter quelques modulations à mes remarques premières.
    15 ans début de l’écriture du scénario, 19 ans réalisation et interprétation du rôle principal, 20 ans sélectionnée par le festival de Cannes 2020, 21 ans invitée sur les plateaux TV (dont le Quotidien). Une fiche Wikipédia (scolarité lycée Henri IV, mannequin pour une marque). Souhaitant s’affirmer et trouver sa voie, ses parents ont été exclus de cette aventure.
    Reconnaissant une inégalité homme-femme, elle se dit humaniste plutôt que féministe car rejetant les extrêmes (féminisme agressif, vengeur, dominateur).
    Véritable journal intime (même si elle n’a pas vécu d’histoire d’amour avec un homme adulte), ce film sincère correspond à sa conception de l’amour. Elle a souhaité que ce film ne puisse être daté, qu’il soit universel (d’où l’absence des moyens numériques, inesthétiques à ces yeux et trop « cliché » de la jeunesse). Pour elle l’amour est un antidote à l’ennui : ces deux personnages, dans leur milieu respectif, s’ennuient puis s’aiment d’un amour pur, platonique mais réel, sensuel, (d’où les pas de danse), très respectueux et se retrouvent.
    Si elle reconnaît qu’il est compliqué et scabreux de montrer un amour entre une jeune fille et un adulte, qu’elle a des difficultés à réaliser des scènes de sexe, elle affirme qu’on apprend des différences d’où l’écart d’âge de ces deux personnages.
    Souhaitant être actrice, pour elle, le théâtre est un lieu grandiose et mystérieux, acteur est un métier qui fait rêver. De plus l’exercice de ce métier lui a permis de faire apparaître l’ennui du personnage masculin.
    Elle se dit nostalgique d’une époque au cours de laquelle les gens étaient moins familiers, plus pudiques. Mais elle est heureuse d’avoir 20 ans aujourd’hui car on peut réaliser ses rêves.

    Est-elle simplement consciente qu’elle est une privilégiée …. ? Que sa conception de l’amour est surannée, des relations hommes-femmes compatible avec le patriarcat bourgeois en vigueur ? A-t-elle conscience qu’elle justifie la relation entre un homme adulte et une très jeune femme dans une France qui ne peut interdire strictement les relations sexuelles avec des mineur(e)s ?

  • Certains commentaires sur l’article de Ginette Vincendeau montrent que la notion qu’elle utilise de "couple incestueux" est prise dans un sens littéral, ce qui n’est pas le cas bien sûr. Il s’agit d’une notion que Ginette Vincendeau a forgée à propos du cinéma français des années 1930, dont le schéma narratif dominant, tous genres confondus, met en scène un homme d’âge mûr, incarnation du patriarcat traditionnel, qui jette son dévolu sur une très jeune femme, en suscitant la connivence du spectateur, aussi bien chez Marcel Pagnol que chez Sacha Guitry, ou sur un mode plus critique chez Carné, Grémillon ou Renoir. C’est la différence d’âge (celle d’un père par rapport à sa fille) qui justifie l’emploi figuré du terme "couple incestueux", pour indiquer qu’il s’agit d’un fantasme masculin (tous les films sont alors écrits et réalisés par des hommes) et patriarcal (le pouvoir social, économique, culturel, sexuel, appartient aux hommes) : il s’agit de démontrer, face à l’émancipation économique des jeunes femmes qui progresse, qu’elles ont encore besoin d’un "protecteur". La saignée de la guerre de 14-18 a encore accentué le vieillissement de la classe des hommes, qui verra son apogée avec le régime de Vichy, dirigé par un homme de 85 ans qui fera guillotiner une femme coupable d’avortement...
    Cette valorisation d’une relation amoureuse entre un homme et une femme qui a la moitié de son âge, reste très présente dans tout le cinéma français, qu’il soit de genre ou d’auteur. Il s’agit bien sûr d’une forme de valorisation de la domination masculine, à la fois naturalisée et masquée par la différence d’âge.

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