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Mrs America


>> Marion Hallet / lundi 15 juin 2020

(re)découvrir les luttes féministes par leurs adversaires


Série créée par Dhavi Waller, diffusée sur Hulu et Canal+


Mrs America , mini-série en neuf épisodes de Dahvi Waller (scénariste et productrice de Mad Men, entre autres), raconte l’histoire du Mouvement de libération des femmes sur le territoire états-unien pendant les années 1970, via des portraits de femmes dont le militantisme politique et social a contribué à façonner les visions, les objectifs et les succès du mouvement.

Chaque épisode (ou presque) porte d’ailleurs le nom de celle qui aura la place d’honneur au cours des quelque quarante minutes. Mais là où la série aurait pu aller dans le « sens du poil » du public cible en optant pour l’autocongratulation et le nombrilisme qui caractérisent la mouvance « post-féministe » actuelle (plutôt bourgeoise et blanche), elle décide de s’attaquer à ce qui fait mal, en se focalisant sur les femmes opposées au mouvement. En effet, la série raconte les luttes politiques entourant la (non) ratification de l’ERA (pour « Equal Rights Amendment », une proposition d’amendement de la Constitution des États-Unis visant à garantir l’égalité des droits juridiques à tous les citoyens américains, quel que soit leur sexe) entre 1971 et 1979, et l’émergence d’une adversaire inattendue en la personne d’une mère au foyer (et future avocate) de l’Illinois, Phyllis Schlafly (Cate Blanchett, également productrice exécutive), fondatrice d’une coalition populaire de militant.e.s. et représentante de la « majorité silencieuse » conservatrice [1] – « Mrs America » herself.

Le dernier épisode de la série intitulé « Reagan » (pour Ronald Reagan, 40e Président des États-Unis élu en 1980), montre que les femmes ont été les grandes perdantes de cette bataille – y compris Schlafly. L’ERA ne fut pas adopté, faute de la ratification nécessaire de 38 États avant 1982.

En s’intéressant aux déboires de l’ERA, Mrs America fait une proposition radicale en cet âge d’or de l’offre télévisuelle : pourquoi consacrer du temps (presque six heures et demie) à une entreprise féministe qui a avorté ? Afin d’y trouver certains moments d’inspiration (ils existent) et, surtout, un semblant de perspective pour l’avenir. Car la série partage de (trop) nombreux points communs avec la situation politique actuelle des États-Unis et il est toujours éclairant de comprendre d’où viennent les discours auxquels on veut s’opposer.

Quand elle a commencé à travailler sur sa série, Waller pensait qu’elle serait diffusée sous la présidence d’Hillary Clinton… Si les grandes lignes de l’histoire du féminisme de la seconde vague vous sont familières, c’est plutôt dans les tactiques et intrigues politiques que vous trouverez votre compte. Car en s’intéressant à Schlafly, une politicienne très habile, Mrs America examine la montée de la « nouvelle droite » (et plus particulièrement de la Second New Right, au ton populiste) et de la « majorité morale » (moral majority) aux États-Unis, un changement radical du paysage politique qui s’opéra dans les années 1970 et dont les effets se font plus que jamais sentir aujourd’hui. L’antiféminisme est alors devenu un élément crucial de la transformation du Parti Républicain en une tribune de l’intolérance et du sectarisme. En effet, Schlafly aida à inaugurer une politique néo-conservatrice, ce qui ouvrit la porte, entre autres, au mouvement évangélique (la série nous en donne un bref aperçu) et à l’élection de Donald Trump qui a, depuis lors, complètement phagocyté le Grand Old Party.

Féminismes, au pluriel

Cet enchevêtrement d’éléments fait de Mrs America une série complexe, et les personnalités politiques et privées des personnages qui l’habitent le sont tout autant. Si la bataille pour la ratification de l’ERA s’étend sur près d’un demi-siècle (la première version de l’amendement a été introduite au Congrès américain en décembre 1923), c’est en 1972 qu’il fut adopté par le Congrès et le Sénat ; mais trois-quarts des États devaient encore le ratifier pour qu’il devienne une loi, ce qui semblait acquis avec le soutien de militantes comme Gloria Steinem, Betty Friedan, Bella Abzug, Shirley Chisholm et Jill Ruckelshaus [2] (toutes membres fondatrices du National Women’s Political Caucus, une organisation multipartite qui se consacre au recrutement, à la formation et au soutien des femmes qui souhaitent accéder à des postes élus et nommés à tous les niveaux de gouvernement).

Ces femmes brillantes, infatigables, ambitieuses n’étaient pas parfaites. La série explore les divergences d’opinion entre féministes à propos de sujets petits et grands, et il existe encore aujourd’hui de profondes divisions entre les groupes et les individus autour des questions de race, de classe, d’âge, d’identité de genre, d’orientation sexuelle, et des stratégies politiques.

Alors que la campagne méthodique de Schlafly est une raison parmi beaucoup d’autres expliquant la non-ratification de l’ERA, certains choix et tactiques de ses partisan.es en sont également responsables – Steinem ne prit pas assez au sérieux la menace que constituait Schlafly [3], Abzug et d’autres élues avaient trop confiance dans le « système » politique américain, qui finira par se retourner contre elles. Presque tou.te.s les partisan.es de l’ERA ont commis des erreurs par arrogance. Par exemple, un thème central de Mrs America est la fracture entre les féministes blanches et noires dans les années 1970 et le rôle de la race dans la bataille pour l’ERA. Les visages les plus connus du Mouvement pour la libération des femmes sont encore blancs et Mrs America se fait fort de mettre en avant des femmes noires.

Le troisième épisode est dédié à Shirley Chisholm (Uzo Aduba) qui fut une extraordinaire leader du mouvement des droits civiques et la première femme noire élue au Congrès des États-Unis. Il était grand temps d’attirer l’attention sur son rôle dans la formation du Mouvement pour la libération des femmes et d’un espace pour les femmes racisées en son sein.Contrainte de renoncer à sa candidature à la présidentielle, Chisholm n’est pas présentée comme la martyre unidimensionnelle que l’histoire féministe décrit,

mais comme une ardente défenseuse de ses principes, qui souffre profondément de la détermination raciste et sexiste de ceux/celles qui l’entourent, la sous-estiment et négligent ses compétences. Sa candidature à la présidentielle et sa réticence à y mettre fin à l’approche de la Convention nationale du Parti Démocrate de 1972 provoquèrent un conflit dans le camp féministe entre pragmatisme et convictions, entre le rêve d’un monde libre avec des droits et la dignité pour toutes les femmes et la nécessité d’obtenir des résultats même modestes face à une domination masculine sans partage.

La série nous montre Abzug (Margo Martindale, l’actrice idéale pour ce rôle de battante) exhorter Chisholm à « donner ses délégué.es » [4] à George McGovern, qui, dans la série comme dans la réalité s’est avéré un allié inconstant pour le mouvement féministe, mais qu’elle pensait plus apte à maintenir l’unité du Parti afin de battre le Président sortant Richard Nixon (qui sera quand même réélu). Abzug adresse des mots très durs à Chisholm pendant que Steinem (Rose Byrne) reste assise et ne dit mot. Cette confrontation est sans doute fictive, mais elle est inspirée de faits réels : Chisholm fut en effet trahie par bon nombre de ses partisan.es féministes au cours de sa campagne parce que celles-ci ne pensaient pas qu’elle gagnerait [5]. Lorsqu’elle est forcée à l’abandon, la série nous montre Chisholm frénétique, frustrée, paranoïaque (la performance d’Aduba est superbe), sa déception est immense. Son idéalisme et sa droiture ne sont pas juste décrits en termes simplistes comme étant moralement justes, mais également tragiques et, finalement, très solitaires. La série traite Chisholm avec respect, prenant sa douleur au sérieux.

La série montre également Margaret Sloan-Hunter (Bria Henderson), une autre activiste noire, première présidente de la National Black Feminist Organization et l’une des premières collaboratrices du magazine Ms., quitter la rédaction pour déménager en Californie. Sloan-Hunter apparaît dans un épisode précédent, présentant lors d’une réunion de rédaction un papier sur le « tokenism  » dans le milieu professionnel [6], et ses collègues, toutes blanches, lui demandent si elle se sent elle-même un « token  », un symbole (ce qu’elle nie, sans grande conviction.) La scène correspond à ce que nous savons de la culture de Ms. à l’époque – la rédaction était majoritairement blanche et de nombreuses femmes racisées s’estimaient sous-représentées dans les pages du magazine. Bien que Sloan-Hunter donne à Steinem comme raison de départ de « meilleures écoles [en Californie] », la série suggère ce n’est qu’un prétexte. Cette scène évoque l’expérience de l’écrivaine et activiste Alice Walker qui, après avoir contribué à Ms. pendant plus d’une décennie, démissionna en 1986, mentionnant précisément les trop rares couvertures du magazine représentant des personnes racisées.

Mrs America aurait encore davantage gagné en crédibilité si le rôle de Florynce Kennedy, brillamment interprété par Niecy Nash, une avocate et activiste noire, avait été plus longuement exploré. L’activisme de Kennedy en fait une pionnière du féminisme intersectionnel – elle est l’une des premières femmes à parler de l’articulation du sexisme et du racisme, des liens entre le Black Power [7] et le mouvement féministe, et elle était aussi une fervente défenseuse des droits des gays et lesbiennes.

Si la série met en avant ces divergences entre féministes, certaines sont hélas traitées comme des faits d’ordre personnel plutôt que politique. Par exemple, au début de l’épisode 7, quand Abzug, alors présidente de la commission pour la National Women’s Conference (qui rassemblera 20.000 participantes à Houston en 1977, le sujet de l’épisode 8), suggère de nommer Friedan commissaire lors de cette conférence, plusieurs femmes, y compris Steinem, Jean O’Leary et Midge Constanza [8], expriment leurs doutes, évoquant le manque de soutien de Friedan à la communauté lesbienne. Si Friedan décide finalement de soutenir la résolution contre les discriminations à l’égard des homosexuelles proposée par O’Leary lors de la conférence, la série ne cherche pas à nous expliquer cette divergence d’opinions, alors qu’elle est annonciatrice de nombreux désaccords actuels. Friedan et Steinem étaient connues pour être « rivales », mais on est en droit de se demander pourquoi la série insiste sur ce point. C’est comme si, malgré un sujet aussi féministe que… le féminisme (!), les scénaristes ne pouvaient s’empêcher de montrer les femmes comme incapables de solidarité entre elles.

Le personnage de Schlafly : une représentation (trop) sympathique de l’antiféminisme de droite

Les femmes de Mrs America tentent donc de se faire une place dans un monde politique réservé aux hommes, y compris Schlafly. Mrs America la dépeint à juste titre comme une femme assurée, organisée, motivée, et déjà bien introduite dans les réseaux de pouvoir (elle était une figure connue dans les milieux conservateurs et anti-communistes). Elle commença à s’opposer à l’ERA [9] en créant la campagne STOP ERA (STOP pour « Stop Taking Our Privileges », j’y reviendrai) en grande partie parce que les puissants faiseurs de rois masculins de la politique conservatrice de son Parti lui avaient clairement fait comprendre que c’était sa seule façon de leur être utile (au début de la série, Schlafly tente vainement de prouver son expertise sur la défense nucléaire et la sécurité nationale). Schlafly est peut-être une antagoniste à nos yeux, mais elle est confrontée à la même structure de pouvoir sexiste que les féministes tentent de démanteler. Mrs America suggère qu’elle éprouve même un certain ressentiment face à l’arrogance des hommes auxquels elle est confrontée.

La série met donc un point d’honneur à montrer que, même si Schlafly s’opposait aux féministes libérales de gauche, les deux camps partageaient le même vœu de ne pas laisser leur sexe déterminer leur statut social et d’accéder aux mêmes chances de succès et de pouvoir que la moitié masculine de la population du pays : elles affrontaient le même ennemi, un système patriarcal et sexiste. Chaque épisode de Mrs America souligne intelligemment ces parallèles en revisitant notamment des événements historiques où les adversaires se sont retrouvées face à face.

A cet égard, Mrs America laisse à penser que l’échec des efforts politiques du mouvement féministe de la deuxième vague est le résultat de la détermination personnelle d’une seule femme. En réalité, Schlafly inspira de nombreuses femmes conservatrices à devenir activistes elles-mêmes, à participer au processus politique et à faire pression sur les législateurs. Hélas la série ne montre que peu d’entre elles, notamment Rosemary Thomson (Melanie Lynskey) et une certaine Alice (Sarah Paulson), un personnage fictionnel composite, amie de Schlafly. Les objections de Schlafly à l’ERA sont des projections de son imagination alimentées par la peur et Alice incarne cette peur et le sentiment de beaucoup de femmes conservatrices (blanches et privilégiées) d’être dévalorisées (ce que certaines ressentent toujours) : n’étant pas obligée de travailler en dehors de leur foyer, et souhaitant se consacrer à leurs enfants, elles ne se sentaient pas représentées dans les débats sociétaux d’alors. Alice trouve en Schlafly la femme qui parlera en son nom. Ensemble, elles imaginent les conséquences de l’amendement et les font passer pour des vérités : les femmes, comme les hommes, seraient forcées d’aller combattre au Vietnam, les mères perdraient la garde de leurs enfants en cas de divorce, le gouvernement financerait à la fois le droit à l’avortement et les crèches (un principe fondateur de la droite américaine est de limiter au maximum l’étendue des pouvoirs du gouvernement fédéral), le mariage homosexuel deviendrait légal, les représentations genrées traditionnelles seraient supprimées des manuels scolaires et les toilettes seraient unisexes. Elles voient le principe de « l’égalité des droits » comme une critique implicite de leur choix de vie (c’est là toute l’ironie : le féminisme ne condamne pas la femme au foyer, mais défend le principe que chaque femme puisse choisir la voie qu’elle souhaite). Schlafly et ses partisanes ne se battent donc pas contre des lois, mais pour des constructions sociales comme la « tradition chrétienne de respect pour les femmes qui date de la chevalerie [10] » et le foyer traditionnel, des notions pertinentes avant tout pour leurs consœurs blanches issues des classes moyenne et supérieure.

STOP ERA prit un tournant décisif quand, en 1975, Schlafly créa le Eagle Forum (toujours actif) qui offrait une vision plus large : au-delà de la question de l’amendement, Schlafly en fit un champ de bataille entre les femmes à propos des rôles genrés [11]. Elle ne défend plus seulement le « droit d’être protégée par l’homme », mais les valeurs traditionnelles de la famille. Pour Schlafly et ses partisanes, le Mouvement pour la libération des femmes représente une menace pour la famille américaine :

la mère « vertueuse » est la pierre angulaire de la société et le mouvement féministe (et l’ERA), en défendant entre autres l’accès des femmes au marché du travail et le droit à l’avortement, annonce l’effondrement de la société américaine (pour elles, une femme qui travaille renonce à un ordre « naturel » selon lequel la femme reste au foyer et s’occupe de sa famille, alors que l’homme est le pourvoyeur, le breadwinner [12] : cet ordre offrirait un statut privilégié aux femmes, d’où le nom de la campagne STOP ERA).

Ce qu’il y a sans doute de plus remarquable en la personne de Schlafly (et qui s’étend plus largement aux femmes de la classe privilégiée et conservatrice de droite et d’extrême-droite) est son hypocrisie, comme le montre la série. Schlafly incarne en fait ce à quoi aspire le féminisme blanc. Ses activités l’amènent à faire une brillante carrière : elle travaille (elle s’est présentée deux fois aux élections du Congrès, elle fait campagne, organise, mobilise, écrit, prend la parole), elle voyage à travers le pays (notamment pour la promotion de ses livres et pour donner des conférences), et pendant ce temps elle laisse ses six enfants aux bons soins de sa gouvernante noire (qui restera 26 ans à son service) et de sa sœur célibataire sans enfant. Et, défiant son époux (interprété par John Slattery), elle saisit l’opportunité de reprendre des études de droit et deviendra avocate.

Mais de (trop) nombreuses fois la série adoucit considérablement les angles afin de rendre Schlafly sympathique aux téléspectateurs modernes, en la montrant par exemple réticente (épisode 3) face à certaines nouvelles membres ouvertement racistes de STOP ERA. En réalité, Schlafly était elle-même raciste (bien que ses supporters le nient farouchement) et elle faisait partie de ceux qui s’opposèrent un plan du Parti Républicain lors de la Convention Nationale en 1960 pour une action déterminée contre la ségrégation [13]. Schlafly est également connue pour avoir placé l’activisme anti-gay au centre du mouvement conservateur moderne (son livre de 1977, The Power of the Positive Woman, expose ses idées homophobes). Fervente catholique, son opposition à l’homosexualité [14] et son idéologie pro-famille (i.e. parents chrétiens hétérosexuels), centrales dans sa campagne STOP ERA, lui permirent de rassembler une coalition multiconfessionnelle, géographiquement diversifiée et de portée nationale. On le voit notamment dans l’épisode 6, quand Schlafly s’associe à un groupe chrétien d’extrême-droite appelé Women Who Want To Be Women (ou WWWW), dirigée par Lottie Beth Hobbs (Cindy Drummond), une fondamentaliste devenue membre du « Conseil des valeurs familiales » du Président Reagan. Ce que la série nous montre moins, c’est que Schlafly a calqué ses discours alarmistes contre l’homosexualité (dans ses pamphlets et articles) sur sa propre rhétorique raciale issue d’une longue opposition à l’intégration raciale, au mariage interracial et aux familles métisses.

Dans l’épisode 7, la rumeur commence à circuler que Phyllis Schlafly et le mouvement anti-ERA obtiendraient le soutien de membres du Ku Klux Klan, ce qui s’ajoute aux références dans des épisodes précédents à la John Birch Society, un groupe d’extrême-droite dont le couple Schlafly fut membre. Dans les deux cas, Schlafly nie toute association, mais son désaveu manque de conviction et, malgré l’insistance d’Alice, elle semble hésiter à les dénoncer ouvertement. Il est vrai que le mouvement anti-ERA suscita l’intérêt de membres du KKK, en particulier dans le cadre de la Conférence nationale des femmes de Houston [15]) et Schlafly a toujours démenti toute implication, même si elle se disait « tolérante », et comme le montre l’épisode, laissait « les gens se prononcer contre l’ERA pour la raison de leur choix » [16].

De même, bien que sa vie publique et son style déterminé soient en contradiction flagrante avec ses « prescriptions » concernant le comportement des femmes, telles que la modestie, le dévouement domestique et l’obéissance, Schlafly était une misogyne impitoyable. Elle a écrit et témoigné que les femmes victimes de harcèlement sexuel provoquaient les hommes [17] et elle refusait le concept du viol conjugal [18]. Mrs America présente Schlafly de façon trop sympathique, notamment en la montrant elle-même victime de sexisme (entre autres dans l’épisode 1). Ces moments, vraisemblablement inventés (il est difficile de prouver qu’ils aient réellement eu lieu et les supporters de Schlafly ainsi que sa fille cadette Anne Schlafly Cori les démentent [19]) sont destinés à provoquer de l’empathie pour ce personnage, à l’humaniser en quelque sorte. La série semble vouloir rendre son personnage principal digne de l’actrice Cate Blanchett qui est, comme souvent, charismatique, mais aussi trop habile et nuancée pour interpréter le mépris simpliste qui caractérisait la vraie Schlafly. La série nous donne à voir le revers de la médaille d’un sujet qui mérite amplement la lumière (les luttes féministes), mais elle le fait en accordant trop de profondeur et de complexité à une figure historique qui en était dépourvue et dont les croyances racistes, sectaires, xénophobes et paranoïaques ont persisté jusqu’à sa mort en 2016 à l’âge de 92 ans [20].

Mrs America ne nous fait pas vivre une expérience télévisuelle cathartique, au contraire (même si l’on peut ressentir une ironie vengeresse à voir que de nombreuses causes auxquelles s’opposait Phyllis Schlafly – le mariage gay, la présence des femmes dans l’armée, le droit à l’avortement, le divorce par consentement mutuel – sont aujourd’hui gagnées). Se rendre compte que bon nombre de débats et de questions posées dans les années 1970 sont encore et toujours d’actualité et les voir ainsi exposer en termes clairs (voir simplifiés pour tenir sur neuf épisodes) est presque déprimant. L’utilité de Mrs America (si tant est qu’une série ait une utilité sociale, au-delà du plaisir qu’elle procure en tant que divertissement) est de fournir un tremplin vers la (re)découverte… y compris de nos adversaires.


Post-scriptum


Gloria Steinem et Eleanor Smeal (qui, malgré son rôle important au sein du mouvement féministe états-unien, notamment en sa qualité de présidente de la National Organization for Women pendant six ans au tournant des années 70-80, n’apparaît pas dans la série), ont écrit conjointement un article publié dans le Los Angles Times après la diffusion de Mrs America dans lequel elles exposent en détails leurs griefs à l’encontre de la série . Selon les deux grandes activistes, Mrs America pèche principalement par le crédit qu’elle accorde à Phyllis Schlafly et ses partisan·es pour avoir stoppé l’ERA quand c’est plutôt le lobbying des secteurs des assurances et d’autres intérêts économiques qui devrait être tenu responsable, car l’ERA obligerait les entreprises à payer les femmes autant que les hommes (aux Etats-Unis, même si des progrès ont été réalisés, l’écart salarial entre les sexes persiste : selon les chiffres du Bureau du recensement, une femme travaillant à temps plein gagnait 81,6 cents pour chaque dollar gagné en moyenne par un homme travaillant à temps plein en 2018 ; cette différence de rémunération varie considérablement en fonction du lieu, de la race et de plusieurs autres facteurs).

Smeal soutient que le secteur de l’assurance maladie à lui seul risquait de perdre des milliards de dollars car les femmes sont facturées de façon disproportionnée (ce secteur étant largement réglementé au niveau des Etats, des lobbyistes font pression dans chaque capitale). Smeal affirme que Schlafly n’était que de « la poudre aux yeux », une couverture pour les législateurs qui voteraient de toute façon contre l’ERA. Et Steinem réitère son argument exprimé dans The Guardian (voir note 3) que les femmes n’ont pas le pouvoir d’être leurs « pires ennemies », mais que l’Histoire se plaît à les dépeindre ainsi selon ce qu’elle nomme la « Catfight Theory » – des disputes triviales entre femmes, des « crêpages de chignons ». Steinem et Smeal n’ont évidemment pas tort : ce sont bel et bien les forces économiques qui oppriment encore aujourd’hui les femmes mais certaines se font manipulées, abusées par des arguments conservateurs et religieux, ce qui fait perdre énormément d’énergie dans des batailles idéologiques, alors que les dominé·es devraient s’unir pour vaincre la véritable oppression – le capitalisme patriarcal. A la fin de la série, des cartons informent des récents développements concernant l’ERA (la Virginie est ainsi devenu le 38e Etat à ratifier l’amendement en janvier 2020), mais Steinem et Smeal regrettent que Mrs America ne dise pas clairement que les Etats qui s’y opposent le font encore pour des raisons économiques, bien que des coalitions actives sur le terrain s’emploient à faire adopter des équivalents de l’ERA au niveau des Etats. Les résultats des élections américaines du mois de novembre 2020 laissent présager une lueur d’espoir pour l’adoption de l’ERA (Steinem et Smeal accusent au premier chef les législateurs républicains dont la politique accentue les inégalités aux USA).
Pour en savoir plus, consultez le site de l’ERA Coalition.


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[1Voir The Sweetheart of the Silent Majority : The Biography of Phyllis Schlafly de Carol Felsenthal, 1981, Knopf Doubleday, 337 p.

[2Jill Ruckelshaus était une Républicaine féministe pro-avortement. Avant son basculement conservateur et une droitisation plus dure vers le milieu des années 1970 (entamés avec la campagne présidentielle du Républicain Barry Goldwater en 1964, lui qui était pourtant pro-avortement et soutenu par Schlafly, et radicalisés dans les années 1980 sous la présidence de Reagan), le Parti Républicain soutenait l’avortement (voir Williams, Daniel K. (2011). The GOP’s abortion strategy : why pro-choice Republicans became pro-life in the 1970s, Journal of Policy History, 23 : 4, Octobre, pp. 513-539 (DOI : https://doi.org/10.1017/S0898030611...). Dans Mrs America, Elizabeth Banks interprète Ruckelshaus, un symbole de la mort imminente d’une politique bipartisane. Betty Ford, First Lady républicaine, a, elle aussi, œuvré tout au long de sa carrière pour une politique progressiste des droits des femmes.

[3Gloria Steinem, toujours militante active (elle publie son dixième livre The Truth will set you free, but first it will piss you off ! en 2019, Random House, 192 p.), a exprimé son désaccord avec Mrs America. La série montre que les féministes, Steinem en particulier, qui refuse de débattre avec elle, ont eu tort de sous-estimer le poids politique de Schlafly, ce que Steinem conteste largement : « [Mrs America] donne l’impression que [Schlafly] est la raison pour laquelle l’[ERA] ne fut pas ratifié. En réalité, je ne pense pas qu’elle changea le moindre vote. Personne n’a jamais découvert qu’elle changea même un vote.

Le secteur des assurances s’est opposé à l’amendement, car s’il cessait de séparer ses tables de mortalité en fonction du genre, cela lui coûterait des millions de dollars ». Les expert.e.s en histoire et sciences politiques s’accordent pourtant à dire que l’influence de Schlafly fut déterminante (voir Mansbridge, Jane J. (1986). Why We Lost The ERA, University of Chicago Press, 1986 ; Williams Joan (1999). Unbending Gender : Why Family and Work Conflict and What To Do About It, Oxford University Press ; Glazer-Raymo, Judith (2001). Shattering the Myths : Women in Academe, Johns Hopkins University Press). Dans le Guardian, Steinem affirme que Schlafly fut « introduite à la dernière minute » pour faire croire que les femmes s’opposaient à l’égalité des droits alors qu’une « grande majorité » a toujours soutenu l’ERA. Elle continue : « La série fait croire que les femmes sont nos pires ennemis, ce qui nous empêche de reconnaître qui sont nos pires ennemis. Non pas que nous ne soyons pas en conflit, oui nous sommes opposées, mais dans l’ensemble, nous n’avons pas le pouvoir d’être nos pires ennemis. » (ma traduction, https://www.theguardian.com/books/2..., dernière consultation le 13 juin 2020).

[4Le Parti Démocrate américain utilise le système des délégués et des super-délégués afin d’élire leur candidat à l’élection présidentielle, c’est-à-dire que les électeurs ne vote pas directement pour le candidat mais pour des délégués qui soutiendront ensuite tel ou telle candidat.e à la Convention Nationale Démocrate. Au fur et à mesure que la course à la nomination se resserre, des candidats abandonnent et font « don » de leurs délégué.es (de leurs votes) à l’un.e des candidat.es toujours en lice, pour qu’il/elle reçoive la nomination démocrate en remportant une majorité de ces votes combinés lors de la Convention.

[5La question du soutien des féministes blanches à Shirley Chisholm fait débat, encore aujourd’hui. En juillet 2019, un article du New York Times affirmait que Chisholm avait été « abandonnée par les féministes blanches » au début des années 1970, nommant spécifiquement Gloria Steinem (https://www.nytimes.com/2019/07/06/..., dernière consultation le 12 juin 2020). Steinem répondit par une lettre ouverte, également publiée dans le New York Times, réfutant ces déclarations et soulignant qu’elle avait fait campagne pour Chisholm en 1972 (https://www.nytimes.com/2019/07/08/..., dernière consultation le 12 juin 2020).

[6Le « tokenism » est la pratique de ne faire qu’un effort superficiel ou symbolique pour l’inclusion des personnes issues des minorités, notamment en recrutant un petit nombre de personnes dans les groupes sous-représentés afin de donner l’apparence d’une égalité raciale ou sexuelle au sein de l’entreprise. L’effort d’inclure un employé comme symbole dans un effectif vise généralement à créer une impression d’inclusion sociale et de diversité (raciale, religieuse, sexuelle, etc.) afin d’éviter les accusations de discrimination.

[7Le Black Power est un slogan politique et un nom donné à diverses idéologies associées qui visent à l’autodétermination des personnes d’ascendance africaine. Il est principalement, mais pas exclusivement, utilisé par les Afro-Américains aux États-Unis. Le mouvement Black Power était particulièrement actif à la fin des années 1960 et au début des années 1970, mettant l’accent sur la fierté raciale et la création d’institutions politiques et culturelles noires pour nourrir et promouvoir les intérêts collectifs noirs et faire avancer les valeurs noires (voir Ogbar, Jeffrey O. G. (2005). Black Power : radical politics and African American identity. Reconfiguring American political history, Johns Hopkins University Press, 258 p.).

[8O’Leary était une militante des droits des homosexuels, co-directrice-exécutive de la National Gay Task Force, et qui collabora à la création de la Journée nationale du coming out. Constanza était assistante haut placée au sein de l’administration du Président Jimmy Carter (et d’ailleurs la première femme à avoir le titre d’« assistante auprès du Président »), défenseuse des droits des homosexuels et l’une des premières politiciennes à plaider au nom de la National Gay Task Force au sein du Parti Démocrate. O’Leary, aidée de Constanza, était chargée de veiller à ce que la résolution sur l’orientation sexuelle soit incluse dans le large éventail des recommandations proposées lors de la Conférence nationale des femmes de 1977. La série montre également que les deux femmes entretenaient une relation longtemps restée secrète (Constanza n’a jamais fait son coming out), ce qui est vrai.

[9Après avoir adopté l’Equal Rights Amendment en 1972, le Sénat le remit aux États pour ratification. Les Partis Républicains et Démocrates approuvèrent l’amendement et, l’ERA fut ratifié par 28 États en douze mois.

[10“What’s Wrong with ’Equal Rights’ for Women ?” Phyllis Schlafly Report 5, n°7, février 1972.

[11Williams Joan (1999). Unbending Gender : Why Family and Work Conflict and What To Do About It, Oxford University Press, p. 147.

[12Schlafly et ses supporters.rices ont acquis une certaine notoriété pour leurs actions spectaculaires qui constituaient souvent à apporter des aliments faits maison (pain, confitures, tartes aux pommes, etc.) aux législateurs en scandant des slogans tels que « Je soutiens Maman et la tarte aux pommes » ou, comme vu dans l’épisode 2, « Aux breadwinners de la part des breadmakers  ».

[13Warner, Judith (2006). She changed America, The New York Times, 29 janvier (https://www.nytimes.com/2006/01/29/..., dernière consultation le 9 juin 2020).

[14Schlafly, dont le fils aîné John est pourtant gay (la série le montre), a fréquemment associé l’ERA aux dangers du « mariage homosexuel » et à la menace des « instituteurs d’école homosexuels ». Dès 1973, elle prédit que l’ERA « légaliserait les mariages homosexuels et ouvrirait la porte à l’adoption d’enfants par des couples homosexuels légalement mariés ». L’ERA permettrait ces droits des homosexuels car, disait-elle, toute « loi qui définit un mariage comme l’union d’un homme et d’une femme devrait être modifiée pour remplacer ces termes par le mot ‘personne’ » (voir Eisenstein, Zillah R. (1988). The Female Body and the Law, University of California Press, pp. 155-156).

[15Klemesrud, Judy (1977). Women’s Movement at Age 11 : Larger, More Diffuse, Still Battling, The New York Times, 15 Novembre, p. 63 (https://www.nytimes.com/1977/11/15/..., dernière consultation le 11 juin 2020).

[16Spruill, Marjorie J. (2017). Divided We Stand : The Battle Over Women’s Rights and Family Values That Polarized American Politics, Bloomsbury, 448 p. Cet ouvrage fait partie des nombreux travaux et sources utilisés par la créatrice de la série (Blake, Meredith (2020). Want to know more about the real ‘Mrs. America’ ? Here’s your reading list, Los Angeles Times, 22 avril, https://www.latimes.com/entertainme..., dernière consultation le 11 juin 2020).

[17Committee on Labor and Human Resources, Sex Discrimination in the Workplace, 1981 : Hearings Before the Committee on Labor and Human Resources (Washington : U.S. Government Printing Office, 1981), pp. 400-402 (https://archive.org/details/sexdisc..., dernière consultation le 9 juin 2020).

[18Leonard, J.T. (2007). Schlafly Cranks Up Agitation At Bates, Sun Journal, 29 mars.

[19Miller, Julie (2020). Mrs. America : What Phyllis Schlafly’s Daughter Thinks Cate Blanchett Got Wrong, Vanity Fair, 13 avril (https://www.vanityfair.com/hollywoo..., dernière consultation le 11 juin 2020).

[20Schlafly, depuis son opposition à l’ERA et au Mouvement de libération des femmes, est une icône dans l’Amérique conservatrice religieuse. Son dernier livre, publié un jour après sa mort, s’intitule The Conservative Case for Trump (avec Ed Martin et Brett M. Decker, Regnery Publishing, 272 p.), ce dernier pris d’ailleurs la parole à son enterrement, quelques mois avant son élection à la Présidence (il avait bien conscience qu’il était redevable à la stratégie de Schlafly).