France Culture, toujours à la pointe de la cinéphilie auteuriste, proposait le 30 avril dernier une émission de Julie Gacon intitulée : « Découvrez l’anti-macho improbable qui se cache derrière Clint Eastwood [1] »… Une petite piqûre de rappel est donc nécessaire : Civan Gürel, qui a fait partie du comité éditorial de la revue Tausend Augen [2], propose cette analyse qui remet les pendules à l’heure sur la construction genrée des films d’Eastwood.
Hissé au rang de chef d’œuvre dans la patrie de la cinéphilie avant même sa sortie française, Million Dollar Baby a été par ailleurs unanimement salué sur le plan international comme l’opus magnum de Clint Eastwood, récoltant quatre oscars ainsi qu’un succès public que ne laissaient présager ni l’austérité de sa mise en scène ni son final mélancolique.
Je m’intéresserai à la cristallisation par ce film d’un certain nombre de traits idéologiques de l’œuvre eastwoodien dont il est effectivement le point culminant (mais peut-être pas au sens où l’entend la critique auteuriste, ici comme ailleurs). Million Dollar Baby représente en effet la fusion parfaite entre certaines tendances lourdes de la filmographie d’Eastwood et une sensibilité middle class façonnant une vision de la cité loin de constituer une « critique de la société américaine », lieu commun de l’hagiographie eastwoodienne qui n’a pas manqué de resurgir lors des célébrations entourant Million Dollar Baby, jusque dans un bonus analytique du DVD collector – signé Jean Douchet, doyen de la cinéphilie savante française.
Le film permet à Eastwood de se livrer à un de ses exercices de prédilection, à savoir un autoportrait flatteur par alter ego (doublé d’une figure d’artiste) [3]. L’acteur-réalisateur campe Frankie Dunn, entraîneur de boxe septuagénaire qui n’a pas son pareil pour transformer des poulains prometteurs en champions couverts de gloire et demeure également le meilleur soigneur du circuit, sachant traiter en un clin d’œil et aux moments les plus critiques les blessures potentiellement handicapantes avant de relancer d’un mot acerbe ses boxeurs, leur permettant de sortir victorieux d’un combat compromis. La mise en abyme qu’implique cette fonction de « directeur d’acteurs » sachant guider ses comédiens d’une main experte est prolongée par la modeste salle de boxe dont Frankie est le propriétaire. Microcosme masculin multiracial présidé par un patriarche blanc et son acolyte noir (ce qui fait également de Million Dollar Baby un buddy movie interracial), le « Hit Pit » (Le trou aux coups) est, entre autres, une vision métaphorique idéalisée de Malpaso, maison de production fondée par Eastwood dans les années 70 et pierre angulaire de la mythologie critique le concernant [4].
La relation qui se noue entre Frankie et Maggie, boxeuse novice déjà trentenaire issue du lumpenprolétariat, qu’il refuse d’entraîner dans un premier temps avant de la prendre en charge, est à son tour symptomatique à plus d’un titre. Plus précisément, un enchevêtrement de scénarios (générés à la fois par l’inconscient des auteurs du film [5] et l’inconscient collectif dont ils participent) se dessine à travers la représentation du trio formé par Frankie, Maggie et Scrap, ancien boxeur noir borgne et homme à tout faire de Frankie. C’est celui-ci qui va mettre la trajectoire de la future championne sur les rails en lui prodiguant des conseils à l’insu de Frankie, telle une mère effacée qui encourage discrètement sa progéniture à suivre la voie de son cœur malgré l’interdiction paternelle, ce qui caractérise le personnage de Morgan Freeman comme la partie féminine du « couple » qu’il forme avec le protagoniste eastwoodien. Ainsi le subalterne noir sert-il d’intermédiaire à la réalisation d’un fantasme de Pygmalion qui rejoint le motif eastwoodien de la réconciliation père-fille, esquissé naguère dans Les Pleins Pouvoirs (1998) et pleinement orchestré dans Million Dollar Baby, film que l’on a pu interpréter à juste titre comme une lettre du cinéaste vieillissant à sa fille naturelle Kimber.
Le personnage de Frankie a en effet une fille qu’on ne verra jamais, à qui il écrit toutes les semaines, et qui, pour une raison jamais dévoilée, lui renvoie ses lettres sans les ouvrir. Or, la fin du film révèle que la narration, menée en voix off par Scrap, n’est autre que le texte d’une lettre adressée par celui-ci à la fille de Frankie, pour qu’elle sache quel homme formidable était son père. Le spectateur est à son tour invité à cosigner cette missive laudatrice faussement humble, qui fait de Frankie l’accoucheur magistral de Maggie, chrysalide féminine transformée en un magnifique papillon par les efforts conjugués d’un couple « homoparental », que le film oppose directement au duo féminin abject formé par la mère et la sœur de Maggie.
Emblématique du lumpenprolétariat blanc dit white trash, bête noire du cinéma d’auteur américain, la famille de Maggie est composée d’un frère voyou qui sort de prison et d’une sœur et une mère parasites vivant aux crochets de l’État-providence. Cible rêvée du plaidoyer conservateur anti-welfare, la mère de Maggie en particulier est définie comme une femme vulgaire, ingrate et insensible. Ce portrait grotesque atteint son paroxysme lorsque la famille de Maggie lui rend visite à la clinique de Los Angeles où l’installe Frankie après le match fatidique qui l’a laissée tétraplégique. A la tête d’un troupeau white trash dont l’abjection est assimilée à la culture de masse [6] (ils ont passé plusieurs jours à visiter Los Angeles, et notamment Disneyland, avant de se rendre au chevet de Maggie), la mère indigne essaie de faire signer un papier notarial à sa fille en lui insérant un stylo entre les dents, avant de se faire congédier avec les siens par l’ex-battante à coups d’invectives que sous-tend la haine de classe – en l’occurrence celle des auteurs du film dont elle est ici la porte-parole (« Emmenez vos gros culs de ploucs paresseux hors de ma vue »).
Cette dimension de classe vient à son tour renforcer la charpente symbolique du film, entreprise de réhabilitation narcissique d’une figure de patriarche blanc dont la rédemption mélancolique cache mal une soif de pouvoir absolu. C’est ainsi que Maggie déclare à Frankie qu’elle n’a que lui au monde, qu’il lui a donné une nouvelle identité de gagneuse couronnée par son surnom de pugiliste « Mo cuishle » [7] et qu’il n’a pas le moindre remords à avoir vis-à-vis d’elle, faisant écho à un tête-à-tête antérieur où Scrap lui confiait que Frankie culpabilisait à tort depuis vingt-trois ans de ne pas avoir interrompu l’ultime match disputé par l’ex-boxeur noir, qui lui coûta son œil droit.
L’instrumentalisation du personnage féminin, dont le zénith est atteint avec l’euthanasie à laquelle Frankie consent par amour pour Maggie [8], implique par ailleurs une transmutation à la fois raciale et sexuelle. Au début du film, Frankie est trahi, au profit d’un manager haut de gamme, par son poulain le plus prometteur, un poids lourd noir qui n’en peut plus d’attendre que son entraîneur blanc se décide à lui faire disputer un match de championnat – justifiée professionnellement, cette décision est implicitement dévalorisée par le film par l’accent mis sur l’empathie extrême de Frankie vis-à-vis de ses boxeurs ainsi que les sacrifices matériels qu’il consent pour eux, à commencer par le renégat afro-américain.
Après des débuts très prometteurs, Maggie est approchée par le même manager (le rendez-vous étant arrangé par Scrap à l’insu de la boxeuse), mais déclare ne vouloir jamais quitter « M. Dunn ». Ainsi, la masculinisation bien volontaire de Maggie fait d’elle simultanément le remplaçant du fils ingrat noir et le double – désirable parce que « tomboyisé [9].
Quant à l’instrumentalisation parallèle du personnage noir, elle favorise en outre le remplacement d’une scène de la nouvelle « Million Dollar Baby », où Frankie administre une vigoureuse correction à la famille de Maggie [10], par un épisode de la nouvelle « Frozen Water » d’où viennent les personnages de Scrap et de « Danger », apprenti boxeur simple d’esprit qui entretient des rêves de gloire pugilistique, le scénario étant issu pour l’essentiel de la fusion de cette nouvelle avec la nouvelle éponyme. Un jeune boxeur noir, arrogant et machiste, profite de l’absence de Frankie et, après avoir provoqué un débordement des toilettes de la salle (tout un programme !) pour éloigner Scrap, attire Danger sur le ring pour le passer sauvagement à tabac. Scrap s’interpose et dispute enfin le 110ème match dont il rêvait, en mettant KO la petite frappe issue du ghetto.
Il existe un rapport dialectique entre la correction infligée par Scrap à l’insolent voyou noir, castré symboliquement (à terre, on le voit cracher une dent) et la suppression de la scène de la nouvelle où Frankie terrasse le frère de Maggie et gifle sa mère. Cela permet en effet de faire d’une pierre (narrative) deux coups (idéologiques) : tout soupçon de discrimination de classe est levé, ce qui n’est pas le seul exemple d’autocensure qu’on retrouve dans l’adaptation des récits de Toole par Paul Haggis [11] ; Frankie est auréolé d’une gloire élégiaque sans tache, la violence étant assumée par un subalterne noir qui se charge de faire régner la loi de l’homme blanc, la salle de gym multiraciale, située dans un quartier pauvre, acquérant de ce fait également une dimension de parabole sociale. Violence dont se trouve définitivement expurgée la figure eastwoodienne, atteignant par là une manière de sérénité « zen » dans sa toute-puissance tranquille.
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