En regardant le documentaire Jeffrey Epstein : pouvoir, argent et perversion (4 épisodes sur Netflix) réalisé par Lisa Bryant d’après le livre de James Patterson, je pensais à la théorie de Linda Williams qui voit dans le mélodrame la structure fondamentale de la culture populaire états-unienne.
En effet, cette série documentaire est structurée comme un mélodrame : les jeunes femmes victimes du prédateur milliardaire alors qu’elles étaient adolescentes, racontent la façon dont elles ont été abusées sexuellement, transformées en esclaves sexuelles puis en recruteuses par « Jeffrey » et sa complice Ghislaine Maxwell (la fille du magnat de la presse), dont le pouvoir semble sans limites : quand elles tentent de leur échapper, on leur fait comprendre que leur vie est en danger si elles osent parler, et les premières enquêtes (le documentaire suit la chronologie des plaintes contre Epstein à partir de 1996) semblent confirmer qu’il est intouchable.
Les premières plaintes (1996-1997) ne seront jamais instruites, et les victimes vivront dans la terreur. En 2005, suite à la plainte de la mère d’une fille de 14 ans, invitée contre 200 dollars à faire un « massage » au milliardaire, la police de Palm Beach entame une enquête et découvre alors que le prédateur choisit ses victimes parmi les très jeunes filles qui vivent de l’autre côté du pont, dans les quartiers pauvres,
de préférence des adolescentes déjà vulnérables parce que victimes de violences intrafamiliales, ou vivant en foyer. Il leur offre 200 dollars pour un « massage » qui se transforme en agression sexuelle, puis leur propose de recruter leurs amies, en payant 200 dollars chaque nouvelle recrue. Elles y voient un moyen de sortir de la précarité, ce qui n’arrivera pas, bien sûr.
À d’autres il promet de payer leurs études ou de faire le métier de leurs rêves, et chaque fois qu’il s’agit de les convaincre de se laisser abuser, Ghislaine Maxwell est là, comme présence rassurante et chaleureuse. Leur couple ressemble furieusement aux personnages maléfiques des contes de fées, mais il n’y a personne pour arracher les jeunes filles aux griffes de ces monstres.
Au fur et à mesure que les enquêtes avancent, c’est sur le fonctionnement de la justice américaine que le regard se focalise, avec l’accord secret conclu en 2008 entre le procureur de l’État de Floride et les avocats de Jeffrey Epstein : au grand dam des enquêteurs, et sans qu’ils en soient informés, ni les victimes, les charges les plus graves contre Epstein sont abandonnées (abus sexuels et trafic de mineures) et il est condamné à 18 mois de prison pour sollicitation de prostituées. Il ne fera que 13 mois, avec un régime qui lui permet d’être dehors 6 jours sur 7 ! Alors qu’il encourait 35 ans de prison, il a mobilisé les plus grands avocats du pays et a pu ainsi échapper à un procès (on reconnait les mêmes mécanismes que dans l’affaire DSK).
Alexandre Acosta, le procureur qui avait négocié cet accord en grand secret, sera nommé ministre du travail par Donald Trump en 2016 ! (il sera obligé de démissionner en 2019, quand Epstein est de nouveau arrêté).
En 2015 un autre juge, Kenneth Marra, rouvre le dossier à la suite d’une nouvelle plainte, celle de Virginia Roberts. Puis, dans la foulée du mouvement #MeToo, d’autres femmes osent porter plainte et les poursuites reprennent dans le plus grand secret :
le 7 juillet 2019, Jeffrey Epstein est arrêté à sa descente d’avion, inculpé de trafic sexuel sur mineures, et incarcéré cette fois-ci à New York. Le procureur Geoffrey Berman refuse sa mise en liberté malgré les centaines de millions de dollars que ses avocats mettent sur la table.
Mais Jeffrey Epstein est retrouvé mort dans sa cellule le 10 août 2019. La thèse officielle du suicide a donné lieu à l’ouverture d’une enquête…
La dernière partie du documentaire est consacrée à la réhabilitation des victimes dont le statut est enfin reconnu par la justice de leur pays, à travers l’inculpation et le maintien en détention de Jeffrey Epstein. Malgré le suicide de l’inculpé qui empêche la tenue du procès, le procureur leur offrira la possibilité de venir dire à la barre les sévices qu’elles ont subies.
Le documentaire se termine sur l’éloge de ces femmes qui forment désormais une communauté de « survivantes ». La peintre Maria Farmer, la première à avoir déposé plainte en 1996,
expose dans son atelier les portraits qu’elle a faits de ces femmes. Ainsi, comme dans un bon mélodrame, l’histoire se termine par la punition du prédateur et la réhabilitation de ses victimes.
Dans la réalité, c’est un peu plus compliqué : le « suicide » de Jeffrey Epstein vient opportunément empêcher que les turpitudes de ses nombreux « amis » soient étalées sur la place publique, de Bill Clinton au prince Andrew en passant par Alan Dershowitz (l’avocat qui a défendu Claus von Bülow, Myke Tyson et O.J. Simpson), pour n’évoquer que les plus célèbres. On peut d’ailleurs regretter que le documentaire ne creuse pas davantage le type de relations que Epstein entretenait avec ses amis (à la fin on évoque son hôtel particulier à New York, truffé de caméras…).
Enfin, Ghislaine Maxwell a été arrêtée en juillet 2020 et inculpée de trafic sexuel. Sa libération sous caution a été refusée. Son procès est prévu en juillet 2021.
En racontant l’histoire du point de vue des victimes, Lisa Bryant leur rend leur humanité mais renonce à explorer l’irrésistible ascension de Jeffrey Epstein, né en 1953 dans une famille juive modeste de Brooklyn et devenu milliardaire en un temps record ; sans diplôme, il parvient à se faire embaucher comme trader dans la finance où il fait carrière en multipliant les escroqueries sans jamais se faire prendre… mais c’est une autre histoire.