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En hommage à Suzy Delair (1917-2020)


>> Geneviève Sellier / jeudi 19 mars 2020


Avec Quai des Orfèvres, Suzy Delair trouve sans doute le meilleur rôle de sa carrière dans ce personnage de chanteuse de music-hall dont l’arrivisme sans frein amène son mari à commettre un meurtre (ou presque). Bernard Blier incarne « naturellement » ce mari amoureux et dupe, gentil et faible, petit-bourgeois déclassé par amour, pianiste dans le music-hall où se produit sa femme, réduit le plus souvent à assister impuissant à ses entreprises de séduction.

Incarnation d’une autorité patriarcale lucide, mais démonétisée, le commissaire Jouvet fait son enquête, pour découvrir la mort dans l’âme que le pauvre mari est sans doute le coupable, alors que sa « garce » de femme est la seule responsable ! Le spectateur éprouve un malaise tout au long du film, contraint qu’il est apparemment de choisir entre le mari victimisé et l’enquêteur consciencieux, à cause de ce meurtre que l’un semble avoir commis et que l’autre est chargé de découvrir. Et très vite, c’est la jeune femme qui apparaît en effet responsable de cet affrontement tragique entre deux « honnêtes hommes ». Mais pour qu’il ne soit pas dit que toutes les femmes sont des « garces », Simone Renant incarne une photographe lesbienne, secrètement amoureuse elle aussi de la belle Suzy Delair, et prête à se compromettre pour réparer ses imprudences (ou son crime), et que Jouvet qualifie avec sympathie de « type dans (son) genre ».

Ce personnage insolite dans le cinéma français mérite qu’on s’y arrête. L’avant-guerre nous avait habitués à des rôles secondaires de lesbiennes tragiques, mais peu sympathiques (voir Club des femmes ou Hélène). Clouzot fait interpréter ici une lesbienne qui s’assume avec sérénité par une actrice au sommet de sa carrière cinématographique, habituée à incarner des femmes séduisantes et adultes (cf. Voyage sans espoir, L’Ange qu’on m’a donné, La Tentation de Barbizon). Il valorise donc le personnage, mais en précisant bien que cela passe par un changement de sexe psychologique (cf. la remarque de Jouvet), confirmant ainsi la moindre valeur du féminin. Les hommes et les lesbiennes sont présentés comme les victimes de la séduction féminine et supportent courageusement leur condition malheureuse.

Par ailleurs, Bernard Blier et Louis Jouvet donnent chacun à leur façon une image fragile et sympathique de la masculinité : le jeune mari, sans défense face à l’arrivisme de sa femme, et le vieil inspecteur revenu des colonies avec le paludisme et un enfant métis qu’il couve comme une mère. Deux incarnations de la Loi patriarcale très efficacement camouflée que le cinéma de l’après-guerre s’attache à réhabiliter : si Suzy Delair avait obéi à son mari, ce cauchemar n’aurait pas eu lieu ; et seule la persévérance tatillonne de l’inspecteur finit par innocenter le mari, après avoir complètement détruit ses alibis. Charles Dullin, l’horrible vieillard libidineux, concession à l’idée d’un patriarcat abusif, est tout à fait dérisoire, se contentant de faire photographier ses conquêtes dans des poses lascives, parce qu’il n’a plus la force de les « posséder ». La découverte in extremis du « véritable assassin » en la personne d’un rôdeur parfaitement anonyme, indique bien que le véritable enjeu du récit est ailleurs.

En épargnant in extremis celle qui reste moralement la grande coupable, le film se paye le luxe de paraître magnanime… Jouvet, porte-parole des auteurs, vient donner son absolution au jeune couple, mais il est clair pour le spectateur que c’est la générosité du mari qui mérite d’être récompensée. Le choix de Bernard Blier, avec sa laideur banale de « Français moyen », renforce l’identification du spectateur, mais aussi de la spectatrice, qui a bien du mal en revanche à se trouver des points communs avec la chanteuse de cabaret provocante et irresponsable ou avec la lesbienne solitaire.

L’efficacité de Quai des Orfèvres, couronné au Festival de Venise en 1947, tient au caractère extrêmement brillant de la mise en scène, depuis la construction du récit jusqu’à la direction d’acteurs, dans un contraste fascinant avec la médiocrité des personnages et le caractère sordide du fait-divers, contraste qui deviendra la « signature » de Clouzot.

Extrait de La Drôle de guerre des sexes du cinéma français (1930-1956),
Noël Burch & Geneviève Sellier, [1996] L’Harmattan 2019

Bande-annonce du Quai des orfèvres


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